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Fenêtres sur le passé

1921

Entre le ciel et l'onde
par Charles Léger

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Source : La Dépêche de Brest 25 octobre 1921

 

Ainsi donc, bien mieux défendue contre toutes les tentatives venues de l'extérieur qu'un château-fort antique, Ouessant a su conserver intactes ses plus touchantes coutumes.

Mais aussi quels assauts surhumains eût-il fallu livrer, pour avoir raison de ces falaises plus hautes, plus inaccessibles que les plus formidables murailles ;

quelle science il eût fallu déployer pour éviter les embûches semées à l'entour de l'ouvrage naturel, comme les récifs innombrables plus acérés que des dagues, plus sournoisement dissimulés que des chausse-trapes ;

quel courage il eût fallu pour affronter les menaces de ces prodigieux fossés où roulent sans trêve des torrents comme le Fromveur, comme le Florus bien plus violent encore !

 

Devant tous ces dangers, en présence de toutes ces menaces, les Mouliguens ou gens du continent, n'ont pas osé tenter une invasion.

Et pourtant si l'agriculture n'est guère représentée que par des champs de pommes de terre et d'orge, l'île n'est pas sans richesses.

Le kaolin abonde à la pointe du Stiff, et sur l'îlot de Pen-ar-Roch on rencontre du graphite et même du minerai d'or.

Mais les difficultés d'exploitation sont vraiment de nature à décourager toutes les entreprises.

 

Et, paisiblement, Ouessant vit au pied de ses moulins tournoyant à toutes les brises.

 

En dépit de ce magnifique isolement que l'heure nouvelle et obligatoire n'a même pas atteint, les îliens ne sont pas demeurés insensibles i tout es qui se passait autour d'eux

 

Qu'un fait susceptible d'émouvoir un homme de cœur se produise et l'on voit immédiatement fondre la glace de leur attitude fière et digne.

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Un navire, quoiqu'il soit, est-il signalé en perdition dans les parages de l'île !

La plus vive émotion s'empare immédiatement de tous les habitants, et, tandis que M. Le Gall, président du comité local des stations de sauvetage, prend toutes dispositions utiles, le pilote Stephan réunit les seize rameurs du canot de Lampaul et le patron Caïn du canot du Stiff, rassembla également ses douze hommes pour se lancer, selon le lieu du naufrage, au secours des victimes.

 

Et cela se fait simplement, naturellement, malgré les risques inhérents  à de semblables tentatives.

Aussi que de beaux actes d'héroïsme n’a-t-on pas déjà enregistrés !

 

Pour soutenir l’effort des sauveteurs, la Société centrale de sauvetage des naufragés a décidé de doter le canot de la station de Lampaul d’un moteur.

 

D’autre part, un legs de M. Chevillotte, ancien conseiller général de l’île, va permettre d’installer bientôt une troisième station au port d’Arland, sous l’égide des Hospitaliers sauveteurs bretons.

 

Mais, fort heureusement, aujourd’hui les sinistres maritimes se sont faits bien plus rares en ces lieux, et lorsque seront achevés les formidables travaux entrepris, il sera permis d’espérer pouvoir les considérer comme d'extraordinaires exceptions.

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Le but poursuivi, en effet, est d'entourer Ouessant de feu et de bruit pour que le marin perdu dans la nuit ou dans la brume puisse s'en écarter.

 

Mais l'œuvre, qui compte déjà trois siècles n'est point encore près d'être terminée.

 

Elle fut commencée en 1680 alors qu'on allumait des feux sur la falaise du Stiff, point le plus élevé de l'île.

En 1695, le phare actuel fut construit par Vauban.

Il est composé de deux tours accolées contenant, l'une l'escalier, l'autre les chambres des gardiens.

Sur la plateforme qui les domine, on entretenait alors, la nuit, huit mois par an, un feu de charbon.

Ce n'est qu'en 1780 qu'on installa des lampes à réverbère, puis on y tira parti des découvertes de Fresnel en 1831.

 

À présent, le vieil édifice poursuit chaque nuit, sous la direction de M. Cozan, gardien-chef, sa tache bienfaisante.

 

Bien plus récent, puisqu'il date de 1863, est le phare du Créach, qui se dresse à la pointe opposée de l'île.

Pourvu des installations les plus modernes, ce maître des phares du groupement ouessantin, du haut de ses 43 mètres, projette ses lueurs tournoyantes jusqu'à cent kilomètres en mer.

 

Au pied de la tour, formant colonne creuse avec escalier en vis à jour, sont réunies toutes les machines servant à actionner l'appareil éclairant et l'appareil acoustique.

Et tout cela, grâce à l'activité déployée par M. Giboy, maître de phare, brille comme des pièces préparées pour une exposition, reluit de tout l'éclat des cuivres astiqués.

 

À l'ouest, se trouve Nividic qui doit comporter un feu électrique et un signalement sonore, mais dont les travaux ont été suspendus par suite des méfaits commis par la tempête.

 

Au nord-est, Kingy, dont la construction est seulement commencée.

À l'est, le Men-Corn, dont la tour a été démolie par la tempête.

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Dans le sud-ouest est le plus éloigné des phares dans l'Atlantique : La Jument.

Planté dans le courant, sur une roche isolée où l'on comptait à chaque marée neuf heures de flot et trois heures de jusant, sa construction fut des plus délicates.

 

Commencé en 1906 on ne put guère, la première année, y travailler plus de 70 heures.

Là aussi les vagues enlevaient les ouvriers et souvent, par surcroît, toute la maçonnerie qu'ils avaient pu faire.

Néanmoins, le 15 octobre 1911, La Jument rougeoyait aux cieux.

 

Le service y est assuré par quatre gardiens qui se relèvent tour à tour.

Après un séjour normal de 30 jours, ils doivent en principe, mais en principe seulement, bénéficier d'un repos de dix jours à terre.

Car en dépit de leur pénible existence entre le ciel et l'onde, les isolés ne peuvent, pas toujours être remplacés au jour fixé.

Qu'une tempête s'élève et il sera impossible de les aller chercher.

 

On ne peut, en effet, aborder le pied d'un phare comme La Jument, placé en pleine houle, en plein courant, même par beau temps sans courir le risque d'y voir briser sa barque.

C'est ainsi qu'il faut faire appel à la science d'un spécialiste comme le maître d'accostage Créach et de son aide Quéré, chargé de la conduite du moteur de la chaloupe automobile, pour effectuer cette opération délicate.

Depuis 20 ans qu'ils sont affectés à cette besogne, ils ont acquis une parfaite connaissance des lieux et des dispositions à prendre en toutes circonstances.

 

Cependant, pour atteindre la Jument, on est tout d'abord contraint d'attacher la chaloupe à une bouée mouillée a quelque distance, puis de se laisser hisser au bout d'une corde à l'aide d'un palan que manœuvrent les gardiens eux-mêmes.

Cette manœuvre, employée pour tous les phares en mer, devient impossible par gros temps.

 

Et les infortunés prisonniers des éléments doivent ainsi fréquemment se servir de leurs vivres de réserve en attendant, des jours meilleurs.

Cela n'est pas l'exception, particulièrement en hiver ; on cite même un de ces phares dont les abords furent absolument impraticables durant 78 jours.

 

Quelle est alors l'existence de ces braves gens privés de toute joie, de toute distraction même puisqu'ils ne possèdent guère qu'un vieil almanach lu et relu mille fois durant les nuits de veille, pendant les jours invariablement monotones ?

Ils rôdent de haut en bas, de bas en haut dans cette tour, où ils se heurtent constamment l'un à l'autre, où pour les plus simples choses, pour des futilités ils s'énervent, ils se fâchent, ils se boudent.

Et cette cohabitation devient alors parfois plus pénible même que l'isolement absolu.

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Un jour, en 1916, une tempête effroyable éclata soudain.

Il y avait précisément à ce moment à La Jument un spécialiste venu de Paris pour régler les appareils.

Le vent soufflait en furie.

Avec un fracas assourdissant, des vagues énormes s'écrasaient sur la tour.

Elles se firent bientôt plus hautes encore et se haussèrent jusqu'à la lanterne.

 

À Ouessant, on est habitué à ce déchaînement des éléments.

Cependant, ce jour-là, on s'était groupé nombreux sur la falaise en dépit des rafales.

Le phare disparaissait à chaque instant sous les assauts furieux de l'océan et, le cœur serré, on craignait de ne plus te voir reparaître.

 

Dans la tour, la situation était devenue des plus tragiques.

Sous chaque effort du flot, après avoir vibré, elle oscillait.

L'inquiétude avait fait place à la crainte, non seulement chez le spécialiste parisien, mais même chez les gardiens qui pourtant avaient supporté déjà plus d'une tempête.

 

Les oscillations devinrent si fortes que la cuve de giration de l'appareil de projection se vida de tout son mercure.

 

Lorsque la mer redevint calme, on put constater que le phare était lézardé en trois endroits.

Tous les matériaux qui consolidaient la roche sur laquelle il reposait avaient été enlevés.

 

Le danger avait été grand et nul, à Ouessant, ne songea même à sourire lorsque le Parisien, encore tout blême d'émotion, fit le serment de ne jamais remonter dans un phare.

 

Aujourd'hui les lézardes ont été solidement réparées et malgré les difficultés on finit de combler la cavité naturelle du rocher de base.

M. Masson, gardien-chef, ainsi que ses compagnons qui ont assisté aux travaux de réparation, continuent leur service en toute tranquillité.

 

Kéréon, qui complète, dans l'ouest, le système de signalisateur d'Ouessant, n'est certainement pas plus abordable que la Jument.

En raison de la violence du courant dans le From-weur, il a été impossible d'y mouiller une bouée pour faciliter la manœuvre, et l'on doit faire appel au concours de M. Sévéléder, gardien-chef, et de ses compagnons pour maintenir la chaloupe en ce lieu.

Au passage, il lance une corde que les marins doivent saisir, puis se laisser entraîner à quelque distance avant de s'immobiliser.

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Large, solide, bien posé sur le Men-Tensel, Kéréon est un des phares les plus luxueusement aménagés.

Des Vénétiens sont venus parer ses parquets inférieurs d'une fine mosaïque ;

celui de la salle d'honneur est étoilé d'acajou et de poirier ;

des armoires en chêne de Hongrie garnissent toutes les chambres vastes, claires, disposées de la façon la plus moderne.

 

Cependant, l'existence n'y est guère moins monotone que dans les autres phares.

Ici aussi, les gardiens, durant les beaux jours, pêchent dans la courant fantastique qui roule à leurs pieds, entraînant irrésistiblement des poissons énormes.

Ils parviennent ainsi à capturer des lieus, qu'ils salent et font sécher à la façon des morues.

 

Mais, comme ailleurs également, ils ne possèdent pour toute bibliothèque qu'un vague almanach sali par l'usage.

Et, pourtant, ils nous confient combien il leur serait agréable de pouvoir lire surtout pendant l'hivernage.

 

Un roman, c'est de la vie pour eux, qui consentent à s'emprisonner pour éviter la mort des autres ;

un livre de voyages, c'est un peu de cet espace dont ils sont tellement privés.

Et nous songions que tant de ces pauvres bouquins qui les intéresseraient si fort demeurent sans utilité et sans attrait pour leurs propriétaires que nous avons cru pouvoir leur promettre, au nom de nos lecteurs, l'envoi d'un nombre assez important de livres.

Ainsi les gardiens de phares en mer pourront disposer d'une petite bibliothèque.

 

C'est pourquoi nous prions nos amis de bien vouloir faire parvenir à la Dépêche tous les livres, brochures ou illustrés qui ne leur sont plus utiles.

 

Participons modestement de cette façon au geste généreux de Mme Lebaudy, qui permit la construction de ce Kéréon, auquel tant de marins déjà doivent aujourd'hui la vie.

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On lit, en effet, en lettres d'or, sur une plaque de porphyre posée à l'entrée du phare, dans le vestibule :

 

Phare construit en vertu d'un don de Mme Jules Lebaudy,

en mémoire de son grand-oncle Charles-Marie Le Dall de Kéréon, enseigne de vaisseau, condamné à mort,

à l’âge de 19 ans, le 21 pluviôse an II (9 février 1794).

 

La descendance mâle des Le Dall de Kéréon est éteinte.

 

Lettre écrite par lui à gon père :

 

« Du courage, cher papa, et de la fermeté il en faut ; il en faut ;

il faut savoir prendre sur vous et vous conserver pour vos cinq autres enfants.

Cachez surtout votre chagrin à ma pauvre mère, car elle n'a pas le caractère assez ferme pour résister à de pareilles épreuves.

Quand vous recevrez ma lettre, l'infortuné Charles n'existera plus ;

mais consolez-vous, il a fait un retour sur lui-même et se repent bien amèrement des erreurs qu'une jeunesse trop fougueuse et des passions trop violentes lui ont fait commettre.

 

Priez pour lui ! Dieu est bon et miséricordieux.

Au moment qu'on m’a lu mon jugement, j'ai protesté de mon innocence et j’ai cré le premier :

« Vive la République ! »

On a admiré, a-t-on dit, mon courage, mais l'effet du témoignage de ma conscience et l'espoir de l'autre vie me soutenaient.

Quant à mon supplice, le crime fait la honte et non pas l'échafaud.

Je meurs innocent. »

 

À en juger par le livre des visiteurs, notre signature est la cinquième ;

le phare de Kéréon n'est pas un lieu très fréquenté.

Nous le regrettons, car l'exemple de Mme Lebaudy eût pu porter ses fruits.

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En effet, lorsqu'on a vu ce phare, quand on se rend compte de l'importance des services qu'il rend chaque jour de brume et chaque nuit, on admet difficilement que, pour honorer la mémoire des marins morts pour le pays,

on songe à construire un monument quelconque au milieu des terres, sur un mont, presque jamais visité.

N'est-il pas aisé, parmi ces rochers monstrueux devant lesquels défilent la plupart des navires du monde, de découvrir la base d'un phare qui, au nom des marins morts, permettrait de sauver les vivants?

 

*

**

 

L'Île d'Ouessant n'est pas venu l'autre jour, et les Ouessantins ont vainement attendu leur courrier.

Pas de lettres, pas de journaux !

Que se passe-t-il dans le monde ?

Tous l'ignorent ici.

 

On ne dispose même pas du téléphone qui, cependant, aurait tant d'utilité.

Pourquoi ?

L'île doit-elle être pour toujours une victime du monopole des P. T. T. ?

 

Au temps où le service d'Ouessant était assuré par un concessionnaire, celui-ci devait,

lorsque son vapeur était retenu, pour réparations, faire transporter le courrier par voilier.

 

Les îliens doivent-ils être, pour longtemps encore, lésés par le nouveau monopole départemental ?

 

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