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Fenêtres sur le passé
1919
Réminiscences insulaires
- Ouessant -
Source: Le Journal Amusant 16 août 1919
Auteur : Léon Gaudivier, chroniqueur au « Journal Amusant »
... J'ai donc amené à l'île d'Ouessant cette adorable paire de mollets dont je vous entretenais la semaine dernière,
et je commence à craindre que cette fantaisie ne m'entraîne beaucoup plus loin.
Ma mie Jacqueline, à qui je ne cache rien de mes débordements, m'a même écrit à ce propos une lettre affectueuse mais sévère, dont je lui sais beaucoup de gré et dont je ne tiendrai, naturellement, aucun compte...
car j'ai passé l'âge d'écouler les conseils... même intéressés.
Et je me rappelle avec une agréable mélancolie la maxime de Dumas fils — que je vous ai peut-être déjà citée, puisqu'aussi bien ma coupable existence se consume à « l'illustrer » :
« Le châtiment de ceux qui ont trop aimé les femmes, c'est de les aimer toujours... », je continue, comme le nègre !
Cette dernière folie me forcera peut-être à congédier Baptiste et Mathurine, et à restreindre mon train de vie :
mais qu'importe !
Je me dis que j'ai peut-être accompli une bonne action en enlevant cette petite Ginette aux mains redoutables
de son appareilleuse comme on disait au XVIIIe siècle.
Il m'en a coûté cher, sans doute...
Mais peut-on trop payer la vision délicieuse de cette gamine qui gambade à travers les rochers, vêtue en moussaillon, son pantalon bleu troussé jusqu'à mi-cuisses, et qui, tandis que j'écris ces lignes me montre triomphalement de loin
je ne sais quelle hideuse bête qu'elle vient de pêcher...
Je vous demande un peu si toute la morale du monde ne consiste pas justement à mettre ses vices d'accord avec une charité bien ordonnée ?
Cette petite aura passé de bonnes vacances au grand air, je la garderai quelques mois après notre retour à Paris.
Après quoi, elle me trompera... « Parce que c'est l'usage »
(musique de Debussy).
Elle me quittera pour quelque nouveau riche...
Alors Jacqueline et Bichonnette sauront me prodiguer
d'aimables consolations.
Ainsi va le demi-monde, qui durera bien autant que nous.
Quelques lecteurs se sont peut-être demandé pourquoi je suis venu abriter mon bonheur provisoire dans cette île escarpée et sauvage...
« Par jalousie ! diront les sceptiques ».
Eh bien oui, je n'en disconviens pas, je tiens beaucoup pour le moment,
à ne pas partager la tendresse de Ginette avec certains
de ses jeunes amis — qu'elle ne semble point regretter d'ailleurs.
Et puis ces îles de la côte bretonne m'ont toujours paru le meilleur refuge contre les rageurs et les terribles plagiaires.
Nous sommes ici cinq Européens :
Ginette, votre serviteur et un certain M. Radinois, ami de Curnonsky et qui a amené son neveu et sa nièce.
Je rencontre presque chaque soir M. Radinois sur le quai de Lampaul :
C'est un ancien marchand de dentelles retiré des affaires après fortune faite ;
il m'a paru plein de bon sens et d'expérience et j'ai plaisir à causer avec lui.
Par un singulier hasard, Curnonsky l'a décidé tout comme moi à « faire de la littérature » !...
Et le bonhomme écrit des chroniques à l'Humour ! —je n'ai pas le droit de le trouver ridicule, d'autant plus
qu'il a une nièce de quinze ans absolument ravissante et un neveu de dix-huit ans qui fait de la peinture cubiste
et qui m'amuse follement par l'imprévu de ses aperçus artistiques.
... Mais j'ai été conduit à Ouessant par une autre raison plus profonde et
plus secrète, une de ces raisons sentimentales que la raison ne connaît pas :
C'est que j'ai aimé et un peu souffert ici, voilà quelque vingt ans et
qu'une étrange nostalgie nous ramène toujours aux endroits
où nous avons laissé on peu de notre cœur.
L'aventure qui m'advint alors, ne laisse pas que d'avoir un certain aspect ironique, sinon même tout simplement comique ;
et puisque, aussi bien, je n'ai rien de mieux à faire,
je ne sais pas pourquoi je me priverais du plaisir de vous la raconter.
Puissiez-vous trouver le même en la lisant !
C'était donc vers la fin du siècle dernier, en 98, si j'ai bonne mémoire ;
j'étais alors dans l'adultère, qui m'a toujours paru le meilleur correctif du mariage légal,
j'avais pour adultère ego une jolie angevine aux grands yeux noirs et aux cheveux blonds,
que ses parents avaient mariée contre son gré à un barbon millionnaire, de trente-cinq ans plus âgé qu'elle :
Elle avait alors vingt-trois ans, un torse de Vénus et des jambes de Diane, si ces deux divinités se peuvent accoupler.
Nous nous connaissions depuis notre enfance — et il nous était arrivé maintes fois de nous amuser à autre chose
qu'à des jeux innocents :
Elle avait une gouvernante très sévère... mais ceci est une autre histoire !
Je la retrouvai, par hasard, à Brest, où elle était venue recueillir l'héritage d'une vieille tante qu'on avait toujours crue dans la misère et qui lui laissait huit ou neuf cent mille francs.
Une crise de rhumatisme propice avait retenu son vieil époux à Paris, si bien qu'elle était toute seule à jouir
de sa nouvelle fortune.
Je n'oublierai jamais la nuit divine qui suivit notre rencontre.
Nous revécûmes tous nos souvenirs d'enfance — et autre chose itou, que je ne saurais dire.
Le lendemain, au réveil, Henriette me dit :
— Nous n'allons pas nous quitter comme ça, chéri !
Mon mari doit venir ici, dans quelques jours, pour toutes les formalités
et les histoires de notaire...
Et j'ai une envie folle d'aller à Ouessant.
Emmène-moi... nous passons trois ou quatre jours « seuls avec la nature » !
Vous pensez que je n'eus garde de refuser.
Un bateau partait justement du Conquet le matin même...
Nous fûmes rudement secoués, comme il sied, pendant la traversée
du Fromveur et il nous fallut débarquer au skiff...
c'est-à-dire transborder du bateau dans un canot.
Mais tous ces petits épisodes ne firent qu'amuser Henriette.
Le soir, nous étions installés chez la veuve Leguildec.
... Je ne vous parle point de ce que furent les trois jours suivants :
Henriette avait vingt-trois ans, j'en avais vingt-huit et vous n'ignorez point sans doute le dicton
qui attribue aux Angevines un tempérament... excessif.
... Mais le quatrième jour, le temps vint à se gâter.
Et le lendemain, une tempête effroyable se déchaînait sur la côte.
Il fallut rester au logis.
Nous nous en accommodâmes d'ailleurs le mieux du monde.
— C'est une vraie chance, nous dit notre bonne hôtesse, que vous vous trouviez bien chez moi,
car vous y voilà pour huit ou dix jours.
— Vous dites ? s'écria Henriette, épouvantée.
— Je dis, ma chère petite madame, que quand la mer est mauvaise autour de l'île, nous restons couramment
huit jours au moins sans qu'un bateau puisse venir de Brest.
Au bout d'une semaine, on envoie un torpilleur pour ravitailler Molène et Ouessant.
— Une semaine, grands dieux !... Et mon mari qui doit arriver à Brest dans quatre jours !
... Je ne sais pas s'il vous est arrivé de passer six jours, en état d'adultère, avec une jeune femme menacée de se voir irrémédiablement... et diablement compromise !
Je ne vous le souhaite pas !
Henriette passa par toutes les phases de l'exaspération, du désespoir, de la crainte, puis de l'agacement pur et simple.
Ah! je vous réponds qu'il n'était plus question de ces délicieuses promenades dans les rochers,
où elle m'accompagnait, chaussée de petites espadrilles, seulement vêtue d'une robe courte et d'un jersey que je m'amusais à lui remonter jusqu'aux aisselles pour lui découvrir ses jeunes seins, libres et fiers...
Fini, tout cela !
Un vent effroyable soulevait la mer démontée et blanchissante au loin.
Des sirènes hurlaient au large, sans discontinuer.
L'île était coupée de toute communication avec la côte.
Pour consoler et rassurer un peu ma pauvre amie, j'envoyai du sémaphore une dizaine de dépêches à une cousine de Nantes, en la chargeant d'écrire à l'époux lointain qu'Henriette était venue passer quelques jours chez elle.
Nous inventâmes toute une histoire invraisemblable,
pour détourner le barbon de venir rejoindre sa jeune femme.
Cinq jours entiers s'écoulèrent dans l'ennui et l'incertitude.
Enfin, le sixième jour, un torpilleur de la défense mobile
vient ravitailler Ouessant.
Il se trouva, par un hasard maritime et providentiel, qu'il était commandé par mon vieil ami, Yvon de Porspoder, qui voulut bien nous prendre à son bord.
Ah! mes amis, quelle traversée!... Sur ce cigare roulant entre deux eaux, Henriette prit un mal de mer dont elle me rendit naturellement responsable...
En débarquant à Brest, nous gagnâmes séparément notre hôtel,
ne sachant ce qui nous attendait.
Je n'étais pas installé depuis dix minutes dans ma chambre,
contiguë à celle de mon amie, quand des coups de poing ébranlèrent
la porte de communication...
Je m'attendais à tout !
Et voici qu'une voix joyeuse me cria :
— Ouvre-moi, grand chéri, la clef est de ton côté !
Dix secondes après, Henriette était dans mes bras.
— Tu ne sais pas ce qu'il m'arrive, me dit-elle.
Je viens de trouver, dans le courrier arrivé pendant mon absence, une lettre de ma sœur aînée qui m'annonce,
avec ménagement, que mon mari est parti pour l'Algérie avec une chanteuse de café-concert !
Si bien que me voilà libre, seule et riche !
Qu'eussiez-vous fait à ma place :
J'offris à Henriette de l'épouser.
Elle préféra son indépendance... dont, elle usa, aussitôt divorcée, pour me tromper avec un consul étranger
qui la battait comme plâtre.
C'est égal... je passai avec elle cinq ou six mois bien agréables avant son départ pour je ne sais quelles Antilles !