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Fenêtres sur le passé

1919

L'île abandonnée

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Source : La Dépêche de Brest 25 novembre 1919

 

Auteur : Pierre Mocaër

Conseiller général d'Ouessant

 

À cinq lieues au large de la côte sauvage de l'Aber-Ildut, par-delà le Fromveur terrible, l'île d'Ouessant dresse

ses falaises déchiquetées au-dessus des flots tourmentés où se rencontrent la Manche et l'Océan.

C'est à l'Occident, aux portes du Nouveau-Monde, la sentinelle avancée de la France

vers les larges horizons atlantiques ;

et si le continent oublie l'île, elle, n'oublie pas son rôle de gardienne et de protectrice.

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C'est, en effet, Ouessant qui, par les temps de tempête et de brume, fait retentir sa sirène de danger.

C'est Ouessant qui tient de sa main vigoureuse le flambeau sauveur des innombrables navires qui sillonnent

ces grandes voies de la navigation maritime, car c'est sur ce morceau de terre jeté au beau milieu des courants

et des rochers qu'on a dressé quelques-uns des phares les plus beaux et les plus utiles du monde.

 

C'est Ouessant qui garde Brest.

 

Mais ce n'est point tout ;

dans le noir impénétrable des nuits de tempête et d'agonie, il arrive parfois souvent, hélas, qu'un navire se brise

sur les rochers couverts ou découverts, dont les plateaux sous-marins sont hérissés,

et c'est alors que les Ouessantins lancent dans la mer déchaînée leur bateau de sauvetage pour aller sauve

r des vies humaines — celles d'inconnus — au péril des leurs.

L'histoire des sauvetages en mer brille de ces pages de gloire, écrites par eux.

Charitable et courageuse, l’île, raidie contre les brutalités de la nature en folie, se penche au-dessus des flots

pour leur arracher leurs victimes épouvantées.

 

Et Ouessant veut dire courage et dévouement.

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C'est une population fière et laborieuse que celle de l'île ;

les femmes travaillent avec acharnement

leurs parcelles de terre ;

quant aux hommes, ils sont, hélas, contraints d'aller courir

le monde sur les longs courriers, puisqu'il faut bien vivre et que la pêche chez eux leur est impossible, leur est rendue impossible, pour tout dire.

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Les parages d'Ouessant sont très poissonneux, puisque les pêcheurs de la côte continentale y  viennent jeter

leurs filets et leurs lignes ; mais les pouvoirs publics s'obstinent à refuser la création de ports d'abri qui permettraient aux Ouessantins d'abriter par les temps de tempête des bateaux suffisamment grands pour pouvoir affronter

la mer mauvaise qui entoure l'île ;

mer mauvaise, mais riche.

 

Et personne ne daigne élever la voix pour Ouessant !

 

Il y a là-bas environ trois mille habitants ;

nous connaissons la dure vie de travail et de dévouement de ceux qui restent au pays, et nous savons aussi

que ces fins marins qui s'en vont aux quatre coins du monde y apportent un peu de la France avec eux

et sont une ressource précieuse pour le recrutement de notre marine nationale.

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Nous pouvons donc dire que les Ouessantins sont des gens méritants, s'il en est ;

c'est probablement pour cela qu’on ne se préoccupe pas de leur alléger les difficultés de l'existence

et que l’île est abandonnée comme la carcasse d’un bateau perdu sur un récif dangereux.

 

Les communications avec Ouessant ne sont pas faciles :

par suite de l'élévation continuelle du coût du charbon, l'armateur chargé d'assurer le service avec la côte ne montre qu'un enthousiasme très relatif à le continuer ;

les communications peuvent donc toujours être interrompues, ne serait-ce que par suite du mauvais temps ;

à l'heure actuelle, le bateau ne va à Ouessant que deux fois par semaine et, dans l'intervalle,

l'île est complètement isolée ;

elle doit vivre repliée sur elle-même et ne compter que sur elle-même,

et ses trois mille habitants n'ont pas de médecin !

 

Cet équipage n'a pas de service de santé.

​

Pas de médecin !

Si étonnant que cela puisse paraître, c'est pourtant vrai,

et cette anomalie appelle une explication qui, hélas,

n'excuse rien.

 

Il y avait autrefois un médecin de la marine détaché

à Ouessant ;

il y restait deux ans qui lui comptaient comme embarquement, et touchait une subvention.

Et puis, un beau jour, on se souvint en haut lieu de l'existence d'Ouessant pour y envoyer une garnison ;

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oh ! pas une garnison convenable, soyez tranquilles, mais des disciplinaires ;

la lamentable histoire de cette torture prolongée infligée à une île pauvre, mais honnête, est trop connue

pour que j'insiste ;

ce qu'il faut retenir pour le moment, c'est que, lorsque le médecin militaire de cette garnison de choix put aussi soigner les malades civils, celui de la marine disparut ;

il n'est jamais revenu !

 

La garnison d'Ouessant est, à l'heure actuelle, squelettique, quatre hommes seulement,

et le médecin militaire est parti aussi ;

celui qui s'occupe de ce corps d'occupation ne peut évidemment résider dans l’île, puisqu'il a sa clientèle à Brest

et ne peut l'abandonner :

il ne vient qu'entre deux bateaux et, avec la meilleure volonté du monde, il lui est impossible de soigner

tous les habitants, ce qui revient à dire que l'île est au fond sans médecin ;

s'il sévissait une épidémie, on frémit en pensant à la catastrophe qui en serait l'inévitable conséquence.

On commence à parler de la grippe, que va-t-il se passer ?

On s'est, du reste, déjà vu réduit dans certains cas urgents à envoyer les malades se faire soigner au Continent ;

la traversée —- quatre heures d'Ouessant à Brest — n'est pas faite pour les remonter, surtout en hiver.

Il est temps, vraiment, que l'on pense un peu aux îliens ;

ils sont toujours prêts à se dévouer pour sauver la vie des autres,

personne ne se trouvera-t-il donc pour défendre la leur ?

 

La mauvaise saison s'approche à grands pas et la situation actuelle ne peut durer :

il faut un médecin à Ouessant ;

puisque les visites payées ne peuvent suffire à lui assurer les avantages qu'il pourrait réclamer,

il semble que les pouvoirs publics pourraient se départir de leur silence exaspérant et, qu'en particulier,

le département pourrait bien voter une subvention raisonnable.

Il ne s'agit que d'un peu de cet argent, qu'on gaspille si sottement autrement, pour sauver des vies humaines.

Vraiment, pour arranger tout, il suffit d'un peu de cœur et d'un peu de bonne volonté :

les Ouessantins ont droit à ce que l'on s'occupe d'eux, et Ouessant ne doit plus être l'île abandonnée.

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