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Fenêtres sur le passé

1918

À l'île de l'Épouvante par Robert Plé

 

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Source : La Revue hebdomadaire 5 octobre 1918

 

Comme une forteresse, placée par l'Europe en face de l'immensité de l'Ouest, forteresse contre laquelle viennent se briser les efforts titaniques des houles de l'Atlantique, Ouessant dresse ses falaises hautaines, éparpille ses récifs en barricades, les renforçant, de place en place d'îlots, et protège sur toute sa longueur, depuis la Manche jusqu'à la rade de Brest, l'extrémité de la Bretagne, tandis que l'île de Sein et la chaussée de Penmarch, postés de l'autre côté de l'Iroise, défendent le restant du Finistère.

 

Par les soirs d'été, lorsque le soleil s'ensevelit à l'horizon dans un nuage de poussière d'or, si l'on reste à rêver sur la pointe Saint-Matthieu au pied des ruines imposantes de l'abbaye, on voit une terre s'irradier dans les feux du couchant et prendre avec, ses récifs et ses îlots un aspect d'irréalité qui fait songer à une Atlantide féerique, c'est Ouessant, la Terre de l'Épouvante.

 

De tout temps cette île eut le don d'attirer la curiosité craintive des peuples.

On a dit que c'était là qu'il fallait placer le Ténare des Grecs, et certes, pour une entrée des Enfers, le lieu est bien choisi : au milieu de récifs lugubres sur lesquels se brise continuellement une mer en fureur sous un ciel de tempête, une île creusée de grottes et de cavernes a pu paraître aux navigateurs hellènes égarés en ces parages le lieu d'effroi par excellence.

 

D'ailleurs les Grecs n'auraient fait en cela qu'adopter un mythe druidique en plus de ceux qu'ils avaient déjà empruntés aux Celtes.

C’était là, en effet, dans ces grottes mugissantes de l'Enez Heussaf, que nos ancêtres plaçaient la demeure de leurs dieux et l'entrée de l'éternité pour les âmes des défunts qu'ils amenaient dans leurs barques de tous les points du littoral.

 

Pline nomme cette île Uxantos, l'itinéraire d'Antonin la cite sous le nom d'Uxantisena ;

au moyen-âge on l'appelait déjà Heussa, abréviation de Enez Heussaf (île de l'Épouvante), son nom véritable en celto-breton dont nous avons fait Ouessant.

 

Ouessant paraît avoir possédé un collège de druides renommé, comme les autres îles du littoral du monde celtique, Tombelaine, Sein, Mona ;

les îles de la Loire étaient le séjour de collèges de druidesses.

On n'y signale pourtant que de très rares monuments mégalithiques.

L'amiral Thévenard, dans ses « Mémoires relatifs à la Marine », dit y avoir vu les restes d'un temple païen à la pointe, occidentale ; ce temple aurait été démoli vers le XIIIe siècle pour fournir des matériaux à la construction sur le littoral du continent près de Landunvez du château de Tremazan, berceau de la famille célèbre des Tanguy du Chatel.

Il paraît même que des idoles provenant de ce temple d'Ouessant furent conservées longtemps dans le château.

Mais déjà, lorsque Cambry effectua sa mission en Bretagne en 1794, rien ne subsistait de ce sanctuaire et le château de Tremazan n'était plus lui-même qu'une ruine.

 

L'île resta longtemps païenne.

En 517, Pol, qui devint plus tard saint Pol, évêque de Léon, y aborda venant d'Irlande avec douze de ses moines.

Ils bâtirent au fond de l'anse où ils avaient pris terre une chapelle et treize cellules qui devinrent par la suite un monastère important autour duquel se groupa une agglomération qui est l'actuel Lampol. Six mois après leur arrivée, les habitants de l'île étant presque tous convertis, Pol et ses compagnons se rembarquèrent et allèrent aborder sur la côte voisine, du Léon, pays dépendant du comte Guithuruc  qui, d'accord avec le roi de Bretagne Juduval et le roi de France Childebert, nomma au bout de quelque temps Pol évêque de Léon, lui donnant entre autres dotations sa ville d'Occismor, aujourd'hui Saint-Pol de Léon, et l’île d'Ouessant.

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Antoine Jean Marie Thévenard

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Ouessant eut beaucoup à souffrir des déprédations des pirates northmans et danois qui désolèrent longtemps les côtes de Bretagne.

Puis à plusieurs reprises l'île fut ravagée par les Anglais, notamment en 1388.

 

Jusqu'en 1597 Ouessant était une simple seigneurie.

Érigée à cette date en marquisat en faveur de René de Rieux, gouverneur de Brest, elle fut vendue par un des descendants de ce seigneur au roi de France en 1764 pour la somme de 30.000 livres plus une rente viagère de 800 livres.

 

Au XVIIe siècle, l'île fut évangélisée à nouveau par le Père Maunoir et dom Michel le Nobletz et, d'après ce que l'on en sait, ce ne fut pas superflu, la religion des habitants de cette terre si écartée, s'étant fort altérée et n'étant plus, que fort vaguement orthodoxe.

 

Mais ce qui rend cette île surtout célèbre, ce sont les naufrages qui mirent en deuil presque toutes les marines de l'Europe et enrichirent ses habitants.

Car, si ceux-ci se portent maintenant avec une sorte de folie héroïque au secours des navires en péril, ils considèrent, et ma foi je ne sais jusqu'à quel point ils ont tort, que les épaves leur reviennent de droit.

Aussi comptent-ils plutôt par naufrages que par années.

Dire « l'année du Drummond Caste » ou « l'année du Vesper » est pour eux infiniment plus précis et plus évocateur qu'un banal millésime, l'une leur rappelant, à côté de l'horreur des quatre cents noyés, les bijoux recueillis que l'on voit encore maintenant aux mains des femmes, l'autre de pantagruéliques beuveries, le Vesper étant chargé de vins.

J'eus la bonne fortune d'assister, non au naufrage même, mais aux suites du naufrage d'un navire chargé de blé.

Le bâtiment, un anglais, trompé par la brume, s'était jeté à la côte sur les roches sud de l'ile et était resté empalé sur les récifs, ce qui le sauva.

Pour alléger, le capitaine fit jeter par-dessus bord pendant la nuit plusieurs tonnes de blé, puis le jour venu, se rendant compte qu'il n'y avait aucun danger, la mer étant calme, il vendit aux barques qui lui portaient secours, à raison de 0 fr. 50 par chargement, le grain qu'elles pourraient emporter.

C'était, m'a-t-on dit, pour éviter le pillage en règle.

 

Quand l'équipage fut mis à terre, et que l'on employa les hommes de l'île pour aveugler les voies d'eau, le capitaine dut fermer les yeux sur les soustractions que l'on faisait à sa cargaison.

Lorsque le navire put être renfloué et amené à Brest, il avait perdu la moitié de son chargement, et je vis, pendant plusieurs jours, des barques draguer avec des sacs le fond de la mer à l'endroit où l'on avait allégé le navire et rentrer au port chargées à couler bas.

Si bien que, dans toute l'île, il n'y avait pas une maison où l'on ne trouvât du blé séchant dans les cours ou dans les jardins sur des draps ou sur des prélarts.

Ce fut une bonne aubaine, surtout pour les bestiaux et la volaille, car ce grain mouillé par l'eau de mer ne donnait qu'un pain détestable.

L'année prendra le nom du navire et l'on dira « c'était l'année du... où nous avons eu du grain pour tout l'hiver ».

 

La traversée du Conquet à Lampol n'est pas la partie la moins intéressante du voyage.

Le petit vapeur emporte à chaque fois les provisions destinées à ravitailler les îles, souvent du bétail et des porcs.

Les passagers se réfugient d'ordinaire sur la passerelle près du capitaine :

on y est plus secoué par la mer, mais moins mouillé par les embruns.

Le vapeur, dès qu'il sort du port du Conquet abrité par la presqu'île de Kermorvan, pénètre dans le chenal du Four, étroit passage entre la terre et les îles dans lequel la Manche et l'Océan se précipitent tour à tour avec violence, y produisant des courants terribles, et la danse commence.

 

Les Îliennes, habituées à la traversée, s'apprêtent stoïquement à avoir le mal de mer, sortent leurs vastes mouchoirs, se calent entre leurs paniers, les pieds sur un petit baquet et, les yeux fixés au large, attendent les premières affres du mal.

Au contraire, les hommes, dès que le vapeur commence à « danser », se retrouvent chez eux, bombent leur torse puissant et debout sur leurs jambes, que l'on dirait vissées au pont, participent comme les mâts et la cheminée au mouvement du navire et fument leur brûle-gueule avec béatitude.

 

Les vaches attachées par les cornes au cabestan regardent d'un œil hébété les paquets de mer qui filent entre leurs pattes pour s'engouffrer dans les dalots.

Les porcs, après quelques protestations véhémentes, se taisent, complètement ahuris par les embruns qui leur cinglent le dos et par le roulis qui les bouscule.

 

On dépasse l'île Béniguet.

Ce nom de Béniguet ou île Bénie doit être le dernier souvenir, du culte druidique qui s'y pratiquait autrefois.

Ce banc de sable et de rochers est continuellement empanaché de fumée, l'île appartenant à un particulier qui y fait brûler des goémons.

 

Nous sommes sortis du Four et le roulis s'est apaisé.

Autour de nous apparaissent des récifs sur lesquels la mer, pourtant calme, brise en écumant ; d'autres roches n'affleurent même pas la surface de l'eau et ne trahissent leur sournoise embûche que par un remous.

Nous passons ainsi devant Morgol, Lytiry, Quéménès, Trielen.

Au loin dans le Sud, au-delà de Béniguet, on distingue les Pierres Noires, chaussée sous-marine dont on aperçoit trois ou quatre énormes récifs sombres pointant vers le ciel comme des tours ; sur l'un deux est édifié un phare, le phare du Diamant, signalant leur présence.

 

Du côté de la grande terre, le panorama se déroule splendide, dans la lumière ambrée du matin.

La pointe Saint-Matthieu, surmontée des ruines austères de son abbaye, de son phare et de son sémaphore, se dresse dans le Sud-Est ;

puis la côte s'estompe dans les fumées de goémons qui répandent une brume opaline sur tous les détails, approfondissant les anses, émoussant les promontoires.

Ici c'est la pointe du Renard, puis la pointe de Kermorvan, toutes deux enserrant l'entrée du port du Comquet dont on voit, les maisons s'étager en arrière autour du clocher.

Puis la baie des Blancs Sablons, l’énorme pointe de Corsen, la partie de l'Europe continentale la plus avancée dans l'Ouest, l'échancrure profonde de l'Aber Ildut et le pays de Saint-Renan : Porspoder,  Argenton, puis la côte s'infléchit vers, le Nord-Est et se perd dans la brume.

 

Mais c'est surtout vers l'avant que le spectacle est merveilleux !

Un fourmillement de roches aiguës entre lesquelles on ne voit pas de chenal que le navire puisse suivre, rien que des récifs à perte de vue, de toutes formes, de toutes couleurs, les uns au ras de l'eau, recouverts de temps à autre par les lames, d'autres se dressant comme de gigantesques tours, d'autres se groupant en îlots.

Vers bâbord, Molène, duquel on s'approche en faisant de nombreux détours dans le chenal de la Helle entre les rochers, masse ses maisons basses autour de son clocher.

Enfin on pénètre dans le port que forme l'île avec l'îlot voisin de Ladénès.

Des barques environnent aussitôt le vapeur, venant chercher les passagers et les provisions.

Le débarquement des bestiaux et des porcs est plutôt mouvementé ;

enfin à grand renfort de cris et de bourrades, parmi les lazzis des spectateurs, l'embarquement se termine et les barques à force de rames regagnent la cale, tandis que le vapeur recommence à cheminer à travers les récifs.

Parfois la passe est si étroite que de chaque bord avec des gaffes l'on pourrait toucher les roches.

Peu après avoir quitté Molène, on contourne les îles Bannec et Balanec tout ennuagées de fumées de goémons.

Ces îles ont ainsi un aspect étrange ;

on distingue sur les roches des silhouettes humaines s'agitant dans cette nuée épaisse, semblant accomplir des mystères redoutables, avec leurs longs ringards dont ils remuent les cendres dans leurs fours en plein vent.

Et si l'on reste à rêver quelque peu devant ce spectacle grandiose, devant ces roches sauvages qui empruntent à cette atmosphère opaque un aspect fantastique, on ne sait si, brusquement, on n'est pas reporté de nombreux siècles en arrière, et si l'on n'assiste pas à la célébration des rites mystérieux des cultes abolis.

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Cambry

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Après avoir contourné ces deux îles de Bannec et de Balanec, le vapeur pénètre dans le Fromveur, passage terrible, le rival du Four.

Le courant y est d'une puissance inouïe, et lorsque la mer au dehors est simplement forte, elle est là démontée.

Aussi ce chenal est-il redouté des navigateurs et, malgré toutes les précautions prises, il demeure tristement célèbre par les naufrages qui s'y produisent.

C'est là que le Drummond Castlc, dont on se rappelle l'horrible naufrage, vint s'engloutir, après s'être éventré sur les Pierres Vertes, un groupe de récifs à fleur d'eau qu'on distingue à bâbord.

J'ai retrouvé dans l'île des témoins, du naufrage, qui eut lieu par une nuit de brume et dont on ne s'aperçut que vers le matin, en voyant la mer parsemée de cadavres et de débris, témoins qui me racontèrent l'horreur de cette catastrophe, des cadavres venant à la côte par centaines, et des scènes atroces qui eurent lieu.

 

On approche d'Ouessant qui se présente comme un immense radeau, ayant comme mâts les deux hauts pylônes de télégraphie sans fil.

Le vapeur longe les hautes falaises profondément découpées de la côte sud, et l'on me montre l'endroit où le navire de blé s'est mis à la côte, puis doublant la pointe de Pors Coret et passant en dedans de la Jument, rocher tristement célèbre que surmonte maintenant un phare, nous pénétrons dans le havre de Lampaul, où se dresse, juste au milieu, le Corce, gigantesque masse de granit de 34 mètres de hauteur.

L'ancre est mouillée en face du petit port, et l'on se rend à terre dans des barques.

L'arrivée du vapeur étant un grand événement pour l'île, la population de Lampaul est là, éparpillée sur les rochers pour assister au débarquement.

Le coup d'œil est joli au possible : on dirait à voir les coiffes blanches des îliennes ainsi disséminées autour du débarcadère, un vol de mouettes posé sur les roches et regardant des navigateurs aborder une île inconnue.

Aussitôt à terre, nous nous rendons au traditionnel hôtel des voyageurs où Mélanie nous accueille avec sa bonne grâce coutumière et nous montre nos chambres meublées en grande partie d'épaves.

 

Lampaul, édifié comme nous l'avons dit sur l'emplacement où Pol et ses compagnons établirent leur « lann », est un petit bourg entièrement moderne groupé autour d'une église également moderne, mais construite avec goût dans le style général du Léon.

 

L'île affecte la forme d'un plateau s'abaissant de l'Est à l'Ouest où elle se termine par deux pointes enserrant la baie du Corce.

Dans l'axe Est-Ouest court une dépression qui, partant du Stiff, vient aboutir à Lampaul et où se trouvent les rares arbres de l'île, quelques peupliers étêtés.

Le reste du terrain est nu, et même inculte sur le bord de la mer où les falaises sont couvertes d'une herbe épaisse et courte, pâturage des moutons, des célèbres petits moutons d'Ouessant semblables à des jouets d'enfant.

 

Du haut du phare du Créac'h, qui s'élève zébré de larges bandes noires et blanches à l'extrémité ouest de l'île, sur la pointe de Pern, la vue est certainement unique au monde.

Vers l'Est, à l'horizon, le continent se devine avec ses hautes falaises surmontées de phares et de sémaphores ; puis, plus près, le passage du Fromveur qui déferle sur les récifs formant un semis de points noirs sur le bleu glauque de la mer.

Bannec, Balanec et Molène se distinguent dans la fumée des goémons.

À l'Ouest, c'est l'immensité, l'Océan radieux net de toute terre, de tout rocher, et sillonné de navires qui enchevêtrent leur fumée, car là est la grande route maritime de l'Europe du Nord.

Tous les navires sans exception viennent reconnaître Ouessant avant de « démancher », c'est-à-dire avant de sortir de la Manche et de quitter toute terre de vue, comme c'est la première terre qu'ils doivent apercevoir en rentrant en Europe.

 

L'île qui mesure 8 kilomètres de long sur 4 kilomètres de large en ses dimensions extrêmes apparaît du haut du phare du Créac'h dans son ensemble.

Elle est littéralement couverte de maisons, habitations sans étage toutes orientées Est-Ouest, groupées par deux ou trois au plus en bordure et en dedans de la bande de lande qui ceint le pourtour de l'île.

Dans cette sorte de zone réservée sont édifiés d'innombrables moulins à vent, véritables jouets de Nuremberg : ils semblent des guérites de soldats montées sur des socles en maçonnerie ;

une échelle sert au meunier à y verser le grain ; tout le long de la côte on voit ces petits moulins tendre leurs petites ailes.

On se croirait à Lilliput, les animaux étant de taille proportionnée aux moulins, notamment les moutons et les chevaux ; ces derniers étaient autrefois renommés, par l'exiguïté de leur taille et la qualité de leur race, aujourd'hui presque disparue.

 

Dans cette zone on remarque également des murs bas en pierre ou en mottes de terre, disposés en croix.

Ce sont des refuges pour les moutons qui, attachés deux par deux à une longue corde fixée à un piquet voisin, viennent s'y réfugier lorsque le vent souffle trop fort.

Ces moutons, les habitants les plus nombreux de l'île (ils sont environ 8.000 contre 2.700 humains), sont d'une race spéciale très petite à laine frisée noire ou blanche ;

les agneaux surtout sont d'une grâce et d'une joliesse adorables.

On pourra se faire une idée de la taille de ces moutons, quand on saura qu'ils ne coûtent guère que 6 francs pièce, et qu'on peut en expédier un adulte en colis postal de 10 kilogs !

Lorsqu'à l'automne les récoltes sont rentrées, chaque propriétaire marque ses moutons, puis les laisse aller en toute liberté, pendant tout l'hiver.

Ils se réunissent alors en grands troupeaux qui parcourent l'île à l'état sauvage.

Au printemps chacun reprend son bien reconnaissable à la marque faite, les nouveau-nés suivent la mère et ceux qui se trouvent être sans possesseur sont vendus aux enchères le dimanche suivant sur la grande place de Lampaul.

 

Mais ce qui est surtout saisissant dans cet aspect de l'île, ce sont les rochers qui bordent la côte nord et ouest.

Nulle- part peut-être ne se rencontre un rivage aussi hérissé de pointes rocheuses, aussi hargneux et désolé.

Cet aspect unique est dû surtout à la disposition verticale des bancs de roches qui ont été découpés en longues aiguilles par la mer et les intempéries.

L'ensemble en est fantastique, et vous fait rêver aux paysages de l'Enfer du Dante ou de certains tableaux de Primitifs.

L'impression est encore plus forte lorsque, descendu du phare après avoir jeté un coup d'œil au sémaphore et à la cloche sous-marine, on erre au milieu de ce chaos d'une horreur sublime. Inconsciemment on cherche l'inscription fatale : Lasciate ogni speranza voi ch'entrate ! (*)

(*) Tout est à craindre

 

Ici ce sont de hauts monolithes, que l'on dirait dégrossi comme des obélisques.

Là ils sont groupés comme des ruines d'un temple colossal plongent dans la mer ses assises inébranlables.

Plus loin un cap ressemble à une scie d'espadon et, jusqu'à une centaine de mètres en mer, des roches émergent droites, comme des monuments d'une ville submergée.

Et entre, ces récifs, autour de ces caps, dans ces baies, se glisse, ondule une mer transparente comme du cristal, chantante comme une sirène, sournoise et enjôleuse comme elle...

 

On se croirait là dans une contrée hantée.

Parfois en passant près d'un petit abri à moutons, on voit surgir au-dessus du muretin la tête démoniaque d'un bélier noir, aux yeux d'or, aux courtes cornes recourbées en arrière, qui vous regarde fixement en grommelant.

L'effet est saisissant dans ce paysage d'hallucination, et les inoffensifs et paisibles petits moutons si jolis, qui paissent si gentiment deux par deux au bout de leur corde, sont bien près de paraître des êtres quelque peu diaboliques dont il convient de se méfier.

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En s'avançant vers l'Est, la côte s'élève, et bientôt au lieu d'être plate et déchiquetée, elle prend la forme d'une falaise abrupte, profondément découpée d'anses étroites.

D'énormes masses de rochers sont reliées à l'île par de sveltes ponts naturels que l'on croirait devoir être emportés au moindre gros temps.

Bordant la côte nord, s'allonge entourée de courants d'une violence inouïe, l'îlot de Keller, ou île aux Lapins, les seuls habitants de cette terre qui ne possède comme habitation que les ruines d'une maison que quelque misanthrope fit un jour bâtir en ce lieu.

 

La falaise atteint son maximum d'élévation à l'Est, au Stiff ; elle est alors véritablement grandiose se dressant, toute droite élans les bouillonnements élu Fromveur, dominant l'immense champ des récifs qui saupoudrent la mer au Sud-Ouest et à l'Ouest.

Profondément dentelée de baies étroites et de grands promontoires hautains, elle est le refuge de bandes innombrables d'oiseaux de mer de toutes espèces.

Mais ce qui fait surtout son caractère, c'est la quantité prodigieuse de grottes et de « trous d'enfer » dont elle est percée.

À voir de loin cette puissante falaise criblée de ces grottes inaccessibles où la mer se précipite avec un bruit formidable qui résonne longuement dans leurs profondeurs insondables, grottes qui tantôt s'élèvent en voûtes majestueuses largement ouvertes, et tantôt s'entrebâillent au ras des flots, on croirait se trouver devant un temple cyclopéen aux ouvertures informes et mystérieuses, digne des dieux d'autrefois et des âmes des morts qu'on leur amenait.

 

Dans une des anses de la côte, non loin du phare du Stiff, ancienne tour à feu construite par Vauban, aujourd'hui aménagée en phare de premier ordre, le vapeur vient vous débarquer lorsque, le gros temps de l'Ouest empêche de traverser le Fromveur et de doubler la Jument.

Il faut alors escalader la falaise à l'aide d'une échelle de fer qui y est scellée.

De là une charrette vous conduit à Lampaul... lorsque les bagages que l'on charge les premiers vous laissent de la place, ou que la conductrice, car c'est une femme, n'a pas laissé toute aménité dans les nombreux cabarets de la route, ce qui lui arrive assez souvent, disent, les mauvaises langues...

 

L'île est soigneusement cultivée par les femmes, car les hommes, marins au long cours pour la plupart, sont absents ou dédaignent le travail des champs.

Les pommes de terre et l'orge sont les cultures qui réussissent le mieux, mais la grande ressource est la pêche, surtout la pêche des homards et des langoustes, très fructueuse.

Au contraire de ce qui a lieu dans les autres îles de l'archipel et de toute la côte du Finistère, on ne brûle pas de goémons à Ouessant, c'est une source de richesse de moins.

Et ce n'est pas un des moindres caractères de ce paysage, que de le voir peuplé uniquement de femmes dont le sévère costume s'harmonise si bien avec l'aspect désolé du pays.

 

Le costume des Ouessantines est caractéristique et d'une grande allure :

Une jupe noire à hanches, un corselet noir bordé de velours avec un dépassant de couleurs vives les jours de fête, un châle noir dont la pointe descend dans le dos jusqu'à la taille et dont le reste est pris dans le corselet.

Sur la tête un bonnet carré à trois pièces recouvert d'un autre en étoffe blanche, laisse les cheveux flotter librement, sur le cou et les épaules.

Le vrai costume exige que les cheveux soient coupés courts au ras des épaules ; quelques jeunes filles, fières de leurs tresses, les laissent, volontiers tomber jusqu'au milieu du dos, mais il paraît que cette dernière coiffure est plutôt mal portée.

 

Cet usage de laisser la chevelure flottante a été pour beaucoup, sans doute, dans la mauvaise réputation faite à cette île que l'on a été jusqu'à appeler la Tahiti européenne.

Des femmes avec les cheveux dans le dos ne pouvaient, être, pour certains moralistes à lunettes, que des femmes perdues.

Puis des voyageurs, des écrivains, ont vu là matière à d'originales descriptions et ont achevé la légende.

Je crois pouvoir affirmer qu'à Ouessant les mœurs ne sont pas plus dissolues qu'ailleurs, et le seraient-elles, ce ne serait certainement pas au point que l'on a bien voulu dire.

 

Quant aux coutumes originales, on n'en retrouve plus guère de trace.

Autrefois c'était l'usage que la jeune fille fît les démarches pour son mariage, allant demander elle-même le jeune gars g aux parents ; si elle était agréée, elle restait un certain temps dans la maison de ses futurs beaux-parents et, après cet essai, le mariage était célébré si l'on se convenait.

D'autres fois, la jeune fille offrait à l'élu de son cœur un friand morceau ;

s'il acceptait d'y goûter, c'était bon signe ;

s'il refusait, il indiquait par-là que la tendresse de la jeune fille n'était pas partagée.

Cette chasse au mari doit être particulièrement ardente dans cette île où les hommes sont si rares d'après ce que dit le proverbe :

Krog pag avi, nhor bezo ket o hini !

« Prends quand tu trouveras, nous n'aurons pas chacune le nôtre ! »

 

Une autre coutume a subsisté plus longtemps.

Lorsqu'un marin était « péri » en mer, on fabriquait une croix de bois ou de cire appelée proella qui prenait la place du disparu.

Après la veillée funèbre, la proella était menée à l'église avec le cérémonial ordinaire aux convois mortuaires et après la messe, déposée aux pieds de la statue de saint Pol, auprès de l'autel.

Puis à la Toussaint, elle était portée au cimetière dans l'édifice destiné à les recueillir.

 

Je fus témoin, pendant mon séjour, d’une cérémonie religieuse qui rassembla dans l'église de Lampaul toute la population de l'île, et qui fut d’une solennité émouvante par sa simplicité et par les souvenirs évoqués.

Ce fut la Confirmation des enfants par l’évêque de Quimper, cérémonie qui n'a lieu que tous les quatre ans dans ce coin de terre aux confins du diocèse.

 

L'évêque était attendu pour la grand'messe ; mais dès le matin le petit port était en fête.

Malgré le temps pluvieux les alentours étaient couverts d’îliens longtemps avant l'heure ; femmes aux blanches coiffes, marins en vareuse et en béret, essayaient de percer de leurs regards exercés la fine bruine qui masquait le large.

Puis vers neuf heures un remous se produisit dans la foule qui se porta en avant sur le bord extrême des falaises et sur la cale d'accostage.

Là-bas, doublant le Corce, un vapeur pavoisé se distinguait dans la brume.

Il approchait rapidement et peu après jetait l'ancre en face du port.

Aussitôt deux barques blanches, armées de pavillons blancs et bleus, se dirigèrent à force de rames vers le navire pour mener à terre l’évêque et sa suite.

Aussitôt que les embarcations pénétrèrent dans le port, toutes les têtes se découvrirent et s'inclinèrent, tandis que de la petite barque blanche, l'évêque debout traçait lentement le geste de la bénédiction épiscopale.

Puis un cortège se forma pour le conduire à la cure, où il devait se préparer à célébrer la messe.

Sur son passage, la foule se portait recueillie, courbant le front sous le signe auguste.

 

Et je ne pouvais m'empêcher de me reporter par la pensée à plusieurs siècles en arrière, à l'arrivée de Pol, venant d’Hybernie.

Vêtu de peaux de chèvre ainsi que ses compagnons, il avait traversé la mer sur sa barque recouverte de cuir, et, contournant le Corce, abordé sur la grève, où peut-être les féroces habitants s'étaient rassemblés pour voir les nouveaux venus.

À quelle hostilité ne s'était-il pas alors trouvé en butte !

Quelle puissance de parole, quel enthousiasme dans la foi ne lui fallut-il pas pour convertir ces sauvages païens, tandis que son successeur, venant ainsi que lui en mission apostolique, suivant dans son vapeur pavoisé à peu près la même route que la barque de cuir, prenant terre au même endroit, ne rencontrait sur son chemin que des fronts pieusement baissés sous sa bénédiction tant attendue !

 

Dans l'église la messe fut dite pontificalement ; puis les enfants ayant fait leur première communion les quatre années précédentes furent confirmés au milieu des cantiques enthousiasmes.

Vers deux heures l'évêque se rembarqua pour aller à Molène accomplir la même cérémonie.

Et après une bénédiction dernière, le vapeur s'éloigna, accompagné des cris mille fois répétés de « Vive Monseigneur » !

Ainsi Pol dut quitter l'île parmi les regrets et les acclamations des nouveaux convertis.

 

Après le départ du navire, les îliens et surtout les îliennes se rendirent aux Vêpres, parmi l'animation joyeuse du petit bourg d'ordinaire si calme.

Les enfants nouvellement confirmés, tout fiers de cette consécration, se dirigeaient vers l'église dans leurs habits de fête, n'osant se permettre de courir et de jouer avec leurs camarades.

Après les Vêpres, le cimetière se peupla de silhouettes noires agenouillées au pied des tombes, car surtout dans ce pays, les morts sont associés aux solennités et l'on ne perd aucune occasion de prier pour eux.

 

Hélas! dans le petit cimetière de l'île — le grand est là-bas parmi les récifs — les croix ne portent guère comme inscriptions que des noms de femmes ou des âges d'enfants.

Dans l'église, le dimanche, il y a peu d'hommes, mais en revanche, innombrables sont les veuves et les mères qui, sous les capes de deuil, se prosternent et prient pour leurs chers disparus !

 

Oui, cette île est bien toujours l'Enez Heussaf, l'île de l'Épouvante druidique ;

ces malheureuses femmes l'éprouvent bien.

Elles ne peuvent que rarement donner la tendresse que la nature a mise dans leur cœur, et lorsqu'elles ont réussi, après une jeunesse de travail écrasant dans les champs, à épouser l'homme de leur choix, elles n'ont que quelques jours, quelques semaines au plus, de bonheur ; l'homme retourne à ses anciennes amours : la Mer, et trop souvent la femme qui vient à peine de quitter ses vêtements de fête de mariage doit endosser la sévère cape des veuves.

Refoulant ses larmes, courageusement elle se remet à la culture des petits lopins de terre qu'elle possède, pour élever sa graine de matelot, souvenir de l'aimé disparu, que la mer lui prendra quelque jour, l'endeuillant à nouveau.

Et si elle a une fille, elle éprouvera cette autre douleur de prévoir pour elle la même vie de misère qu'elle-même a vécue !

 

Robert Plé.

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