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Fenêtres sur le passé
1913
La coutume de la Proella de Ouessant
Source : L’homme préhistorique janvier 1913
Auteur : Dr Marcel Baudouin
Edmond Fidèle Marcelin Baudouin
est né le 15 novembre 1860
à Croix-de-Vie en Vendée
et y est mort le 15 novembre 1941.
C'est un archéologue, ethnographe
et homme politique français.
La coutume de la Proella de Ouessant
DÉFINITION.
Ces temps derniers, à propos d'une récompense littéraire, accordée à un romancier d'une réelle valeur
(Prix Goncourt), l'Ile d'Ouessant s'est trouvée subitement dans la presse à l'ordre du jour :
non plus à cause d'un naufrage célèbre comme jadis, mais en raison des mœurs un peu particulières
de ses habitantes, les Ouessantines, dites Les Filles de la Pluie, parce que la pluie, si fréquente à Brest,
semble, en effet, venir de ce morceau de granite, perdu à la fin de notre terre française
Les échos des journaux ont alors rappelé à ma mémoire l'existence d'une Coutume, très spéciale à Ouessant,
qui n'a jamais, à ce que je crois, attiré, comme il convient, l'attention des milieux scientifiques, et surtout qui n'a jamais été rattachée à d'autres habitudes continentales,
qui l'éclairent d'un jour très lumineux.
Je veux parler de La Proella.
Je voudrais aujourd'hui insister un peu sur cette fameuse tradition, pour montrer surtout qu'elle n'est pas aussi isolée qu'on s'est plu à le croire clans le Folklore de notre pays.
HISTORIQUE.
1° Voici d'abord une ancienne description de la Proella, due à Levot (1), citée par le Guide-Joanne (2).
« Un marin d'Ouessant vient-il à mourir en mer, ses parents et ses amis portent dans sa maison une petite croix de Bois (3), figurant la dépouille du défunt, et lui rendent, avec l'assistance du clergé, tous les honneurs funèbres
que l'on eût rendus au corps, s'il eût été retrouvé.
Pendant ce convoi, nommé Proella, la petite croix occupe la place du cercueil, et, l'office de Proella terminé,
le porteur, qui est autant que possible le parrain (4) du naufragé, va, suivi de la foule entière, déposer, dans un coffret,
aux pieds d'une statue de Saint-Pol (5), ce triste et glorieux symbole de la douleur et de l'espérance ».
2° Un autre auteur est plus explicite.
En effet, d'après Luzel (6), il y a au Cimetière d'Ouessant un petit monument en pierre, avec cette inscription
sur une plaque de marbre blanc :
« Ici nous déposons les Croix de Proella, en mémoire de nos marins qui meurent loin de leur pays... »,
Le fossoyeur, interrogé sur cette coutume par M. Luzel en 1874, répondit :
« Autrefois, et il n'y a pas encore bien longtemps de cela, quand on avait connaissance de la mort d'un Ouessantin hors de l'île (7),
on faisait une petite croix d'Osier (8); et on l'apportait dans la maison du défunt.
Ses parents étaient ainsi avertis de sa mort.
Les voisins passaient toute la nuit en prières dans la maison (9) ;
le lendemain, le clergé venait prendre la croix, avec les cérémonies funèbres accoutumées ; et l'on faisait l'inhumation, après l'avoir déposée
dans un CERCUEIL, comme si c'eut été le corps du défunt lui-même.
Aujourd'hui, on ne porte plus les croix dans les maisons des parents.
On les dépose sur un AUTEL de l'église (10), réservé à cette destination (11), devant la Statue de Saint-Pol.
Quand il y en a un certain nombre, on les réunit dans ce monument [celui du Cimetière]
et tous les habitants de l’île assistent à la Cérémonie ».
Point important à noter. — Jadis, c'était LE BOIS, qui était utilisé pour la fabrication des Proellas. —
Pour la thèse que je soutiendrai plus loin, cela est capital.
ETYMOLOGIE.
M. Luzel a ajouté : « Le mot Proella n'est pas breton.
Ne viendrait-il pas du latin Procella, qui signifie orage, tempête, par suppression de c devant e »,
phénomène linguistique fréquent en breton d'Ouessant.
Il n'y a rien d'étonnant à ce que le mot Proella ne soit pas breton.
En effet, la coutume qu'il représente est préchrétienne et même préhistorique.
Or la langue bretonne n'a été introduite en Bretagne qu'après le Ve siècle après J. C.
On a dû, par suite, parler latin en Bretagne, sinon à Ouessant même, pendant quatre siècles.
L'hypothèse de M. Luzel est donc soutenable.
Mais il ne faut pas oublier qu'avant l'arrivée des Romains, à Ouessant, on devait parler gaulois,
quoique la séparation de l’île soit antérieure à Père chrétienne, mais postérieure à l'époque néolithique.
DESCRIPTION.
Récemment enfin, le romancier auquel j'ai fait fait allusion plus haut,
M. Alfred Savignon, a intercalé dans un chapitre de son remarquable ouvrage (12), une description de la Proella, qui semble prise sur le vif,
l'auteur ayant habité l'île et ayant fréquenté intimement les autochtones.
Il a écrit ce qui suit :
« Ce sont de petites croix de CIRE (13), larges comme la main, et qui symbolisent
les restes mortels de ceux que la mer a pris, sans vouloir rendre leurs cadavres.
Quand arrive la nouvelle de la mort d'un Ouessantin, une Proella est censée
revenir au pays, en place de l'absent.
Petite croix, de couleur blanche,
composée d'un croisement de deux mèches, trempées dans la cire.
hauteur 9.7 cm, largeur 6.7 cm,
Diamètre en mm4
Collection musée de Bretagne
Elle est reçue dans la maison du défunt et couchée sur une table.
Autour d'elle, parents et amis passent la nuit en prières (14).
Le lendemain, s'accomplit un simulacre de funérailles.
Mais, au lieu d'aller ensuite au cimetière, on dépose la Proella au pied de la statue de Saint-Joseph, voisine
de l'Autel des Défunts, dans un coffre spécial, qui est toujours trop vite empli (15).
Lors de certaines fêtes de l'Église a lieu une procession, à laquelle assistent tous les habitants et l'on vide le coffre aux Proellas dans une fosse (16), que couronne un petit édifice, haut de 1m50,le seul du Cimetière, et qui porte cette inscription : Hélas ! »
« Quand une mort est annoncée, ajoute l'auteur (16), selon les rites, deux voisins, porteurs de la croix d'argent
qui précède les processions (17) et de la Proella, qu'ils avaient été chercher à la cure (18), viennent, sans mot dire,
placer la croix près de la fenêtre, de telle sorte qu'on puisse, en passant, l'apercevoir de l'extérieur (19)
et la proella sur la table ! »
Voici la description de la veillée et de la cérémonie de la Proella :
«Deux cierges éclairaient la chambre mortuaire; un petit rameau trempait dans une assiette,
et les nouveaux arrivants tour à tour aspergeaient la Proella.
« Les hommes ne manquent jamais d'assister à la cérémonie, qui a toujours lieu le matin, les vraies funérailles ayant lieu le soir.
Le plus vieux parent du défunt porte la ligure symbolique, couchée sur DEUX COIFFES (20), posées l'une sur l'autre,
en forme de Croix (21) ! »
L'auteur a ajouté un renseignement intéressant :
« C'est l’habitude de porter tous les cinq ans à l'Ossuaire ceux qui reposaient dans leurs tombes ;
seuls les noyés qu'on a pu ensevelir demeurent toujours dans leurs tombes. »
Ainsi donc, à Ouessant, persiste la Sépulture à deux degrés, coutume qui remonte à l'époque néolithique
comme on sait, et qui est très connue en Ethnographie moderne (Andamans, etc.).
On pourrait peut-être expliquer cette persistance par ce fait que nous sommes dans une île où la terre est rare,
où le cimetière est petit, et où il faut le rendre libre petit à petit !
Mais il est plus probable que c'est là tout simplement de l'Atavisme.
Le point intéressant à signaler est qu'on ne déplace pas les noyés !
Ceux-là, morts au champ d'honneur, face à l'Océan, doivent dormir éternellement à l'endroit
où l'on a déposé leur cadavre.
C'est une marque spéciale d'estime qu'on leur donne de ne pas déranger leurs os ;
mais cette idée doit être récente et peut-être chrétienne.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
Ce qu'il faut surtout signaler dans cette coutume de la Proella,
c'est ce qui est spécial à Ouessant, c'est-à-dire :
1° Le transport d'une petite Croix symbole, au domicile du mort;
2° Et surtout, le fait, très curieux, que la CROIX REPRÉSENTE le DÉCÉDÉ : le Cadavre !
Le reste, comme nous nous sommes efforcés de le montrer, chemin faisant,
au cours des citations et descriptions, se rattachent à des traditions funéraires connues, sur lesquelles il n'y a pas lieu d'insister ici.
Avant de souligner les deux faits cités, rappelons l'usage chrétien d'apporter
dans la maison du mort une Croix, venant de l'Eglise.
C'est déjà là un processus très perfectionné, car on en connaît de plus simple.
Petite croix, de couleur blanche,
composée d'un croisement de deux mèches, trempées dans la cire.
hauteur 9.7 cm, largeur 6.7 cm,
Diamètre en mm4
Collection musée de Bretagne
Et, pour comprendre le transport d'une Croix au domicile du mort, il suffit de connaître le cérémonial
des Enterrements actuels des Paysans de la Vendée (Bocage) par exemple.
Il faut savoir qu'une Croix de Bois assez grande est utilisée pour toutes les funérailles (22)
et que cette croix, peinte en noir, est portée, à chaque enterrement, en tête du cortège, de la MAISON DU MORT
1° CROIX REPRÉSENTANT UN CADAVRE.
Pourquoi est-ce une Croix qui représente le cadavre du marin, étant donné surtout que la coutume est pré-chrétienne.
Le rituel de la cérémonie d'Ouessant ne permet pas de le soupçonner.
Il est évident que ce n'est pas parce que Jésus-Christ est mort sur une croix qu'un Chrétien d'Ouessant
a dû d'être représenté symboliquement par ladite croix, d'autant plus qu'il meurt, lui, en mer, en la circonstance.
Si, d'autre part, cette explication était la bonne, la coutume ne pourrait être que post-chrétienne.
Or, c'est ce que le nom même de Proella contredit!
Il y a donc autre chose à trouver.
Le problème ne peut être élucidé que si l'on fait intervenir la coutume des Croix de bois ou Croix des Morts
des Croisées de Chemins, bien connue dans l'Ouest de la France en particulier ; et surtout une observation,
que j'ai faite relativement à cette tradition populaire dans le Département de la Vendée.
Là, en effet, — mais très rarement il est vrai, — on remplace parfois la Croix de bois par une Planchette de Bois.
L'idée croix disparue, pour trouver la signification de cette planchette, il m'a fallu penser au Cercueil, DE BOIS, contenant le cadavre.
Et, en effet, cette planchette, rectangulaire d'ordinaire, paraît bien correspondre à cette idée.
Le cadavre a donc été représenté d'abord par son Cercueil en Bois ; puis celui-ci a été symbolisé
par une Planchette de Bois, qui, ensuite, a été christianisée par l'addition d'une Croix gravée
(ces planchettes portent toujours, en effet, des gravures cruciformes au trait).
Plus tard, on a simplifié encore, en remplaçant les deux opérations ci-dessus par une seule,
c'est-à-dire en ne faisant qu'une Croix en bois, au lieu d'une « Planchette avec Croix ».
Il faut donc conclure que ce que représente la Proella d'Ouessant ce n'est pas autre chose que le Cercueil (23)
du Paysan vendéen, avant qu'il aille des champs au cimetière du bourg.
Dès lors, tout devient clair dans la cérémonie elle-même.
C'est la simulation des Funérailles.
2° TRANSPORT DE LA CROIX.
Cette hypothèse explique aussi très bien le transport de la dite croix au domicile du mort.
C'est le Cercueil « supposé » qui, ramené des pays lointains, est remis d'abord aux Autorités,
représentées ici par le Curé.
Puis il est apporté dans la maison de famille par les parents ou les amis.
A partir de cet instant, tout se passe, au demeurant, comme si la Proella était bien un Cercueil.
Le coffre à Proella représente la sépulture au premier degré ; la Fosse aux Proella, l'Ossuaire breton
ou sépulture au second degré.
Envisagé de cette façon, la coutume Ouessantine (24) rentre dans la règle.
Nous nous étonnons seulement qu'il n'y ait pas eu encore un folkloriste pour signaler le rapprochement obligatoire sur lequel cette note s'appuie.
-0-0-0-0-0-0-0-
(1) P. Levot. — Histoire de la Ville et du Port de Brest. — Brest, in 8°, i vol.
(2) Guide de Bretagne. — Edition de 1890. — Voir p. 280.
(3) Autre détail à retenir.
(4) Luzel (F. M.). — Voyage à l’île- d'Ouessant
(5) Saint Pol est le chrétien qui évangélisa l'île, à la fin de l'Epoque romaine.
(6) Luzel (F. M.). — Voyage à l’île d'Ouessant. — Revue de France, Paris, 1874, 31 mars, p. 771 — 78i, etc. [Voir p. 781].
(7) Point capital de la coutume ; par conséquent celle-ci remonte au moins à l'époque où Ouessant était devenue une ile.
C'est donc une coutume purement maritime [Les Romains connaissaient cette Île].
(8) Sans doute, en Osier [et non plus en Bois (châtaignier, etc.), comme sur le continent], parce qu'il n'y a pas d'arbres ni de bois, à Ouessant.
Encore un point en rapport avec une coutume d'origine INSULAIRE.
On a donc changé, depuis Levot, de matériel.
Nous avons dit ailleurs que, sur le littoral, en Vendée, les paysans des Marais du Nord [Maraichins] font des jouets pour enfants
[sortes de chariots à bœufs] avec des Joncs très petits, qui ressemblent à de l'Osier [parce que le bois manque].
(9) Ces faits semblent bien indiquer une coutume antérieure au Christianisme; mais ce n'est pas certain.
(10) Christianisation très moderne.
(11) Ici, l'autel représente, en somme, la Croix des Croisés aux Carrefours des Chemins du Continent, comme on le verra plus loin.
(12) André Savignon. — Les Filles de la Pluie. — Paris, Grasset, 1912, in-12°, 13» édit. [Voir p. 24].
(13) On a vu plus haut qu'autrefois il s'agissait de croix de Bois, puis de croix d'Osier, sans doute parce que le bois est rare dans l'île.
Actuellement, la mode s'en est mêlée ; on a choisi la cire, qui sert à fabriquer nombre d'amulettes ou d'ex-voto chrétiens du Continent.
Il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'un jour ou l'autre on réutilise la Cire, en vidant la fosse aux Proellas
(14) Comme si c'était un Cercueil, contenant un Cadavre.
(15) Le Coffre à Proellas représente la première sépulture ou sépulture temporaire, car, à Ouessant, la sépulture à deux degrés y existe encore, sauf pour les noyés.
(16) La Fosse aux Proellas du Cimetière représente l'Ossuaire breton, qu'on retrouve encore en certains autres points de Bretagne.
La Procession à Proellas est la représentation de la translation des os, lors de l'apport à l'Ossuaire [Sépulture ou sépulture définitive],
l'autre étant temporaire.
(18) Et les enterrements, bien entendu.7
(18) C'est donc le Curé qui est le dépositaire de la Proella. —C'est assez logique.
(19) Idée ingénieuse et pratique, pour annoncer une mort.
(20) On ne saisit pas bien la raison de ce choix.
Peut-être est-ce un hommage à la compagne du défunt?
(21) Toujours l'idée : Croix !
(22) Cette croix de bois est ensuite placée sur la tombe au Cimetière.
(23) J'ai, en 1908, photographié, à Aize.nay (Vendée), un enterrement, ayant ainsi cette croix en tête, avant son arrivée a l'entrée du bourg.
Le Cercueil était, comme d'usage, placé sur de la paille, dans un chariot, traîné par deux bœufs.
Les fermiers riches mettent quatre bœufs (Marais de Mont, 1910).
On connaît des Cercueils en bois dès l'Age du BRONZE, au moins pour la Suède (0. Monteluis. Les temps préhist., 1895, p. 77, Fig. 86).
Ils étaient creusés dans un tronc de chêne.
On connaît, en Vendée, des Cercueils analogues de l'Époque Gallo-romaine ; ils proviennent des Puits funéraires (F. Baudry).
(24) Il faut rapprocher de la Coutume d'Ouessant la saisissante cérémonie de la mise à la mer d'un décédé au cours d'un long voyage maritime, et surtout l'anecdote suivante, rapportée par le Dr Bernard, médecin de la Marine :
« Nous vîmes un jour une jeune matelotte boulonaise lancer du haut de la jetée de Boulogne-sur-Mer, une petite CROIX DE BOIS quelle elle avait attaché une minuscule médaille de la madone vénérée, en disant : La mer, c'est la terre du marin. Faites, bonne Vierge, que les flots portent ce souvenir du côté de mon pauvre Pierre.... »
[F. Nicolay. Hisl. des Croy., t. II, p. 154].