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Fenêtres sur le passé

1913

Adieux à la Bretagne
par Camille Vallaux

 

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Source : La Dépêche de Brest 28 septembre 1913

 

Je m’excuse de faire part d'impressions personnelles aux lecteurs de la Dépêche.

J'ai l'habitude d'écrire en laissant mon moi de côté — ou du moins j'y tâche.

Pourtant, après de si nombreuses années passées dans cette Bretagne devenue pour moi la petite patrie, puis-je la quitter sans un mot de gratitude ?

Je récris en l'adaptant à mon cas la phrase de La Bruyère :

« Je rends à ce pays ce qu'il m'a prêté. »

Et combien plus m'a-t-il prêté que je ne lui ai rendu, le vieux pays d'Ar-Mor !

Je lui dois quelques-unes des plus nobles jouissances de la recherche intellectuelle et de la création littéraire.

Je lui ai consacré, en retour, un travail dont je sens bien les insuffisances.

La Basse-Bretagne est un livre consciencieux ;

tout de même, les erreurs, les lacunes et les gaucheries n'y manquent pas.

Je tâcherai de mieux faire en le rééditant.

Camille Vallaux dans son jardin de Ty Dreo au Relecq-Kerhuon en 1912  Mme Lebour.jpg

Camille Vallaux dans son jardin de Ty Dreo

au Relecq-Kerhuon en 1912  

Collection Mme Lebour

Entre deux impressions presque identiques, s'encadrent mes dix-neuf années de Bretagne.

 

La première, c'est près de Pontivy, aux grandes landes de Malguénac, rougies par le couchant d'octobre.

J'aspire à pleins poumons l'acre et subtil parfum, si nouveau pour moi, de la lande et de la bruyère.

Au loin je regarde les brumes du soir où se noient peu à peu les vallées.

Et j'écoute le seul bruit qui rompe le grand silence, la mélopée monotone et traînante d'un berger qui réunit son troupeau pour la nuit.

 

La dernière, c'est aux landes de La Feuillée, éclairées par un doux soleil de septembre.

Un pays de lourdes croupes granitiques tapissées de fougères.

Dans l'échancrure d'un vallon se dessinent, comme fond de décor, les lignes sévères de la Montagne d'Arrée.

Je la regarde avec une attention aiguisée ;

je veux fixer dans ma mémoire ces paysages familiers, que je ne reverrai plus que de loin en loin.

Et de la lande voisine s'élève la même chanson de pâtre, un peu monotone, longuement modulée, entendue à Malguénac aux jours lointains de ma jeunesse.

 

Dirai-je que dans ma vie j'ai eu une seule fois la sensation du durable, même de l'éternel, et que je l'ai eue là ?

 

Le temps avait marché pour moi, hélas !

Il n'avait pas marché pour le pays breton, ou si peu.

Tel je l'avais trouvé, tel je le laissais.

Aux pays modernes ou modernisés, la nature tout entière utilisée et pétrie sans relâche semble prendre quelque chose de la mobilité humaine.

En Bretagne, l'immuable paysage, fixé depuis tant de millénaires, paraît plus immuable, parce que l'homme lui-même ne change pas beaucoup.

La Bretagne ne connaît point la vie trépidante et intensive.

On n'y a pas la sensation de la fuite , des heures.

On ignore ce que Maupassant appelle « le défilé infini des petites secondes pressées qui grignotent le corps et la vie des hommes ».

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Oui, la nature bretonne, pour qui sait la goûter, abolit presque la sensation du temps, et c'est un de ses grands charmes ; c'est une des raisons de son invincible attrait.

 

Je ne l'ai bien compris que sur le tard.

Je l'ai compris surtout en comparant à la Bretagne les pays de même famille qu'elle, tous ces pays du nord-ouest européen, vieilles terres, presque aussi vieilles que la première croûte du globe, démantelées, déchiquetées, à demi-noyées par les eaux de l'Atlantique, depuis les pointes de Brest jusqu'au Finmark de Norvège.

 

Si ma voix avait chance d’être écoutée des bons et brillants écrivains qui se sont fait une spécialité de la Bretagne, je leur dirais ceci :

 

« Vous vantez la nature bretonne.

Vous la célébrez de toutes les manières.

Vous avez raison, elle le mérite.

Mais, si vous la considérez en elle-même, en refusant de rien voir au dehors, vous la rapetissez, vous laissez échapper une partie de sa force de séduction.

Replacez la Bretagne dans le vaste ensemble où elle s'enchâsse.

Rapprochez d'elle ces durs morceaux de roc qui s'égrènent, comme les perles d'un collier rompu, aux bords de l'Atlantique, sur le front du continent d'Europe : Cornwall, pays de Galles, Irlande, Ecosse et Norvège.

Vous y verrez, souvent plus grands, plus sévères et toujours plus sombres les paysages bretons.

Vous y rencontrez, jusqu'en Ecosse, et comme en Bretagne des rameaux de l'ancien peuple celtique.

On aime mieux la Bretagne, quand on a vu ces pays-là.

On comprend mieux ces pays-là, quand on a vu la Bretagne ».

 

J’ai devant moi, sur ma table, un morceau de granit du Dartmoor, en Devonshire, et un morceau de granit du Huelgoat.

Ils sont identiques.

Pour qui sait combien il y a de variétés complexes dans le granit, c'est là une chose frappante.

Et l'identité, ou l'analogie étroite, se poursuivent à travers toutes les manifestations de la nature minérale et de la nature organisée.

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J'ai revu les paysages bretons aux îles écossaises de Skye et de Mull, au-delà du rideau des basaltes.

Le Ben Lomond m'a paru un Menez-Hom un peu amplifié.

Les vallées de Voss et de Granvin, en Norvège, m'ont souvent rappelé (abstraction faite des trous creusés par les anciens glaciers norvégiens), les vallons et les bois de Quénécan, et les monts de Caurel.

Et tout dernièrement encore, les mornes solitudes du Dartmoor, en face de la Bretagne, de l'autre côté de la Manche, ont éveillé en moi, par leurs monotones ondulations, le souvenir du vaste horizon qui se déploie, dans les Côtes-du-Nord, à l'est et au nord de Maël-Pestivien, vers Bourbriac et Saint-Nicolas-du-Pélem.

 

Partout, dans ces pays déserts ou à demi-déserts, j'ai eu, comme en Bretagne, la sensation du temps ralenti et des heures plus longues, toutes pareilles les unes aux autres.

Sensation qui m'a fui quand j'ai passé de la vieille Europe démantelée et à demi-inculte à l'Europe active et fiévreuse des grandes villes et des grasses campagnes.

 

Eh bien ! Ces paysages de la vieille Europe atlantique ont beau être monotones et sévères, on ne s'en lasse pas.

C'est que, monotones dans l'ensemble, ils sont riches en détails où il y a toujours du nouveau à découvrir.

Et puis, la mer n'est pas loin, la mer dont la houle vivante pénètre dans tous les trous et dans toutes les fissures des anciens massifs, la mer dont les brumes pluvieuses endeuillent la Bretagne et les régions-sœurs, tout en les faisant tièdes, habitables et souvent même douces à la vie de l'homme.

 

La mer et la lande : elles contribuent également à la séduction de la Bretagne.

Comme de la Montagne d'Arrée et de la Montagne Noire, j'emporte un vif souvenir de la mer d'Ouessant et de Sein, l'Iroise aux courants tumultueux, avec ses rochers lourds, plaqués par les goémons de teintes chaudes de jaune et de roux.

Je reverrai toujours, zigzaguant dans les étroits chenaux de l'archipel de Molène, au-dessus de l'eau verte et transparente des petits fonds, le torpilleur où j'accompagnais mes camarades de l'École navale ;

toujours je suivrai par la pensée, l'amusante et capricieuse ligne de son sillage, au milieu des cailloux partout embusqués.

Et les impressions de nuit, sur la mer et sur la côte, comment les oublier jamais ?

Une au hasard : le puissant feu d'Eckmühl promenant autour de lui son faisceau lumineux, qui tantôt fouille le sombre horizon de mer, et tantôt fait brusquement scintiller, en une multitude d'étincelles, les fenêtres des nombreuses maisons du territoire de Penmarc'h, un instant après retombées à l'obscurité.

Vraiment, il faut que ce pays soit bien beau pour que tant de barbouilleurs et de rimailleurs, qui se sont abattus sur lui, n'aient réussi, ni à le déshonorer, ni à faire tomber sa beauté au rang des poncifs usés et rejetés par tout le monde.

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Cette infinie séduction du paysage breton, si captivante qu'elle soit, elle ne m'a pas suffi.

J'ai voulu faire plus.

Non seulement sentir la Bretagne, mais la comprendre.

Et comprendre la Bretagne, cela veut dire comprendre le peuple breton.

Il m'a semblé qu'en faisant effort de ce côté, je serais utile à quelque chose.

Dans l'exclusive contemplation de la beauté, il y a une part d'égoïsme... de l'égoïsme très raffine, mais de l'égoïsme tout de même.

Au contraire, dessiner une image sincère de la vie du peuple, c'est le servir ;

c'est se donner une chance de laisser derrière soi une œuvre et un acte.

 

Je n'ai point voulu voir le peuple breton à travers une poésie toujours suspecte de faux idéalisme.

J'ai regardé la Bretagne au travail, au travail de tous les jours, aux champs, à l'usine et sur la barque.

Plus je l'ai regardée, plus j'ai estimé les sérieuses qualités de ce peuple patient et obstiné dans son effort.

J'ai haussé les épaules aux pitreries des flagorneurs qui voient chez le Breton une sorte de paladin moderne, descendant direct de la chevalerie, telle que nous la représentent de mensongères légendes.

Le Breton est autre chose que cela ; il est mieux que cela.

Il est l'homme qui, par son effort continu et tenace, dompte peu à peu la nature, si âpre et si rebelle sur cette vieille terre infertile et sur cette côte sauvage.

Les titres de noblesse de la Bretagne, les voilà !

Ils sont tous dans le labeur héroïque de ses paysans et de ses marins.

 

Pour le passé des six derniers siècles, le titres de la Bretagne lui ont été restitués par les beaux travaux de mon collègue et ami Henri Sée, professeur à la Faculté de Rennes.

J'ai voulu faire pour le présent ce que Sée a fait pour le passé.

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Et c'est ainsi que j'ai appris à avoir foi dans l'avenir de la Bretagne rurale et maritime, de la Bretagne rurale surtout.

Que de pas déjà faits depuis un siècle !

Les landes incultes et infinies qui désolaient les yeux d'Arthur Young et de Cambry, elles sont de toutes parts divisées cultivées et appropriées.

Au lieu d'immenses étendues continues, elles ne sont plus que des îlots.

Là où existent encore, elles sont intelligemment utilisées, car, en Bretagne, la lande n'est point nécessairement l'ennemie de l'homme : il suffit de savoir s'en servir.

La tanière humaine décrite en termes si vivants, en l'an III, par l'intelligent et enthousiaste Cambry, délégué de la Convention nationale, — cette tanière n'a point tout à fait disparu ;

cependant, d'année en année, on pourrait dire de jour en jour, le Breton apprend à mieux se loger, comme à mieux se nourrir et à élargir, en toutes choses, son existence matérielle et morale.

De la pauvreté, il passe peu à peu à l'aisance, à cette aisance active qui, par un effort continu, recrée sans cesse le capital.

Ce n'est pas cette lourde richesse, acquise et oisive, que possède par exemple la Normandie.

La Bretagne n'en est pas là, heureusement pour elle.

Elle n'est pas arrivée et n'arrivera pas de longtemps à la pléthore où se meurt la Normandie agricole, riche en argent et pauvre en hommes.

La Bretagne a l'avenir pour elle.

Elle travaille.

 

Et ce travail, malgré tout ce qu'il a de spécialement pénible, est-il morne et douloureux ?

Oui, parfois, dans certaines régions, il faut bien le dire.

Mais pas partout.

La vie du peuple breton n'est pas nécessairement austère et triste.

Combien de villages, au Tréguier et en Cornouaille, où l'on connaît le travail dans la joie, et où l'image du Breton, courbé sous le faix d'une dure existence, paraît aussi fausse que celle du Breton paladin du moyen âge !

 

Je m'aperçois que j'ai bien dépassé les limites d'un article.

J'aurais tant de choses à dire encore.

Je pose la plume, à regret.

Je me console en pensant que je ne dis pas un adieu éternel à la Bretagne.

La Bretagne n'est pas de ces pays que l'on quitte sans émotion et sans esprit de retour.

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