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Fenêtres sur le passé

1911

Le scandale des disciplinaires à Ouessant

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Source : Le matin 21 septembre 1911

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Auteur : J.-Joseph Renaud.

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Qui veut faire l'ange fait la bête.

Les professionnels de la philanthropie à grand spectacle et des réhabilitations douteuses ont tant bonimenté, gesticulé, sangloté, qu'on a fini par ramener en France les disciplinaires.

En Afrique, ils n'étaient pas si mal traités que le criaient les articles larmoyants loin de là, mais passons.

 

Aujourd'hui, on ne sait plus où et comment s'en débarrasser.

Leur présence à Ouessant, dans « l'île des femmes » est un scandale pire une infamie.

Et ce roc sinistre de Cézembre constitue une prison vraiment inhumaine.

 

Je viens de les étudier à Ouessant.

Certains sont de simples et très dangereux apaches.

D'autres ont un tel esprit de rébellion, qu'ils ne sont pas moins redoutables.

Les meilleurs, parfois sympathiques, ceux qu'un acte passager d'indiscipline a amenés là,

se gâtent vite au contact des autres.

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L'un d'eux décrivait bien leur état d'âme moyen en me disant :

« Quand on est au calme, on n'est pas plus v... que d'autres,

mais quand on a un coup de sirop ou qu'la colère vous monte, alors, tant pis, on n'connait plus personne. »

 

Prompts à la fureur, ne redoutant rien, incommandables,

pour la plupart alcooliques et avariés,

ils rachètent ces tares devant l'ennemi ce sont des soldats valeureux et débrouillards pour expéditions coloniales.

 

Mais lâcher ces, gens-là dans une île dont la population est presque exclusivement féminine - les hommes naviguent au loin - constitue,

je le répète, une véritable infamie.

 

Vous les croyez peut-être claustrés derrière de solides murailles ?

 

Or ils sont à peu près libres.

Le jour, sous prétexte de vagues corvées,

ils errent par tout Ouessant.

Le soir, en uniforme, ils traînent dans les débits.

La nuit, comme les baraquements qui les abritent - baraquements sis côte à côte avec les maisons d'habitation - ne sont entourés

que d'un treillage de basse-cour, en fil de fer, et déchiré en maint endroit rien de plus facile que d'aller faire ripaille dans les quatre coins de l'île où il n'y a même pas de gendarmes où les habitants n'osent plus sortir le soir !...

 

Les disciplinaires sont conduits de Brest à Ouessant,

les menottes aux mains, en êtres redoutables.

Dès l'arrivée on leur enlève les menottes et les voilà en liberté,

ou presque.

 

Leurs méfaits sont déjà sans nombre les uns ont voulu s'évader

de l'île, et pendant qu'on les recherchait, se sont fait nourrir

par des habitants terrorisés d'autres ont publiquement frappé

un de leurs sous-officiers qui avait osé pénétrer dans un cabaret

où ils faisaient scandale, etc., etc.

 

Qu'on se rappelle tout ce que nos faits-divers des départements

ont eu à relater !

Encore étions-nous au-dessous de la réalité.

Et combien de plaintes légitimes ne sont pas formulées parce que les habitants ont peur.

Ah j'en ai entendu de belles !

La porte fermée, on m'en racontait !...

 

Quand certains disciplinaires sont « sans l'rond », ils consomment princièrement, puis s'enfuient.

Deux autres m'ont été désignés comme se complaisant

à commettre des obscénités devant des enfants.

Une pauvre fille fut violentée et contaminée, le mois dernier,

la famille n'ose pas se plaindre et m'a supplié de ne nommer

ni la victime ni le coupable, parce que les amis de celui-ci

« viendraient la nuit avec des coutelas ».

 

En effet, ils ne portent pas la baïonnette,

mais ils ont « l'surin en poche ».

On m'a affirmé que le même crime avait eu lieu vis-à-vis

d'autres femmes, contraintes au silence par des menaces de mort.

Je passe sur les querelles, les coups et blessures, les insultes.

 

Les conseils de guerre et de discipline ont incessamment

à fonctionner.

Tout cela était inévitable et les disciplinaires sont bien moins à blâmer que les bureaucrates ignares qui les ont envoyés à Ouessant.

 

Une enquête s'impose, certes.

Mais elle ne donnera rien, parce que les sous-officiers chargés

de surveiller les disciplinaires en ont une peur bleue la nuit

ils n'osent guère pénétrer dans les chambrées ;

un sergent et un caporal ayant voulu réprimer un tapage nocturne ont été, l'autre mois, sérieusement passés à tabac.

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Quant aux officiers, ils sont si heureux d'être revenus d'Afrique,

ils craignent tant d'avoir à y retourner, qu'ils sont très por

tés à considérer comme des peccadilles les faits les plus graves.

Eux seuls ont gagné au change, car de novembre à mars,

les disciplinaires, dans leurs baraquements, trouveront

que l'île d'Épouvante mérite son nom.

Mais leurs supérieurs, bien installés avec leur famille au lieu d'en être séparés comme en Afrique et même comme à Cézembre,

ne souhaitent et ne souhaiteront que le maintien à tout prix

du statu quo.

 

Il y a à Ouessant un fort.

Le maire demanda récemment au commandant d'artillerie

s'il consentirait à ce qu'on y casernât les disciplinaires.

« Sous aucun prétexte, répondit avec force celui-ci,

car ils s'empresseraient de saboter mes tourelles et mes canons. »

Cette réponse, inscrite au registre des délibérations du conseil municipal, prouve en quelle estime les officiers indépendants tiennent les « sections spéciales »

 

Que faire avec des gars qui, lorsqu'ils ont envie de revoir le continent, aiguisent contre une pierre un côté de leur cuiller de fer,

se l'appuient sur le gros orteil et prient un camarade de frapper dessus un fort coup de talon ;

l'orteil saute ;

le mutilé est dirigé sur l'hôpital de Brest.

Féroces pour eux-mêmes, que ne sont ou ne seront-ils pas

pour autrui ?

   

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Une liste de protestations a été dressée.

Elle contient tous les noms des îliens et îliennes sachant signer.

Est-il admissible que l'on continue à imposer cette honte et ce danger à une population composée presque uniquement de femmes, d'enfants et de vieillards ?...

 

Notez que depuis des siècles tous les Ouessantins valides consacrent leur vie entière à notre marine de guerre.

Nulle contrée en France ne donna autant de son sang à la patrie.

Les registres de l'état civil, à jour depuis 1726, l'attestent, la majorité des hommes d'Ouessant meurent

au service de l'État, loin de leur foyer.

Il y a même dans l'île une coutume qui consiste à remplacer les cadavres des absents par des croix de cire, les proëllas dont on célèbre les obsèques solennelles et que l'on dépose ensuite au cimetière dans un monument spécial.

Pauvres braves Ouessantins, allez en Chine, au Tonkin, à Madagascar, vous faire tuer dans un combat

ou par les fièvres, ou d'accident pendant cela, malgré toutes les protestations,

l'État inflige à vos femmes, à vos filles, à vos vieux parents la présence dangereuse des disciplinaires.

 

Votre île que, par gratitude l'État devrait favoriser, il la transforme, en dépotoir !

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