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Fenêtres sur le passé
1911
Le sabotage d'une île
Source : Le Matin 8 octobre 1911
Auteur : J. Joseph-Renaud.
Le 7 août dernier, le préfet du Finistère recevait la lettre suivante :
« Le ministre de la guerre
à M. le préfet du Finistère.
J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre du 24 juillet 1911, par laquelle vous avez bien voulu me transmettre la copie d'une délibération du conseil municipal d'Ouessant, protestant contre l'envoi de disciplinaires dans cette île.
J. Joseph-Renaud
Je vous serais obligé de faire connaître à cette assemblée qu'il ne m'est pas possible de revenir sur la décision
qui a été prise, concernant l'envoi à Ouessant de deux sections spéciales en remplacement
des deux compagnies d'infanterie coloniale appelées à tenir garnison à Crozon.
Je suis d'ailleurs fermement convaincu que la sécurité des habitants d'Ouessant ne sera nullement compromise
par le voisinage des disciplinaires, « qui ont été intentionnellement choisis parmi les sujets déjà amendés et susceptibles d'être prochainement réintégrés dans un corps de troupe ordinaire… »
Je sais bien que ni M. Messimy, ni le général Deligny, directeur de l'infanterie,
n'ont eu sous les yeux ce document fabriqué dans les bureaux.
Il n'en est pas moins regrettable de voir leur signature appuyer des affirmations
aussi inexactes.
Le conseil municipal d'Ouessant, en sa séance du 27 août dernier,
a répondu spirituellement par la simple constatation que voici :
« Le 5 août, à quatre heures du matin, un détachement de cinq matelots,
qui venaient d'être condamnés, quittait Brest et arrivait à Ouessant par le courrier
du même jour.
Pouvons-nous croire que le trajet de Brest au Conquet et la traversée du Conquet
à Ouessant ait amélioré le caractère de ces hommes au point de pouvoir les classer
parmi ces sujets « intentionnellement choisis, déjà amendés et susceptibles d'être réintégrés dans un corps de troupe ordinaire » dont il est question dans la lettre ministérielle ? »
(Registre des délibérations.)
Adolphe Messimy
Et puis cette lettre méconnaît le caractère tout spécial de l'ile d'Ouessant où, d'ailleurs,
on n'aurait jamais dû envoyer de troupe.
Elle dit habitants, alors qu'il faudrait dire habitantes.
Lourdement, elle confond Ouessant avec des iles comme Ré, comme Oléron, où la population mixte peut se défendre, et qui n'eurent jamais l'admirable caractère social et artistique d'Enez-Heussa.
On a pu lire ici même les fortes protestations de MM. Pierre Loti, Jean Richepin, André Antoine, Paul Margueritte, Frantz Jourdain, Anatole Le Uraz, Jean Ajalbert, Laurent Tailhade.
Des voix aussi hautes ne méritent-elles pas qu'on les écoute ?
Mais les Vandales de la rue Saint-Dominique ignorent tout d'Ouessant.
Ils n'ont même pas lu les belles œuvres, quasi classiques, écrites à la gloire de l'île d'Épouvante, par Vedel,
Anatole Le Braz, Claude Anet, Louis Alibert, pour ne citer que ceux-là.
La vérité est :
1° qu'on ne sait où se débarrasser des disciplinaires que tous les départements repoussent
par l'intermédiaire de leurs députés ;
2° qu'Ouessant, habité presque exclusivement par des femmes, est sans importance électorale.
À Southampton, le service de la navigation s'est inquiété officiellement ;
les journaux anglais ont relaté, à plusieurs reprises, ces inquiétudes.
De l'autre côté, de la Manche, on redoute que, quelque nuit d'ivresse,
les disciplinaires ne sabotent un des deux phares d'Ouessant, le Créach ou le Stiff.
Ces guides lumineux jalonnent précieusement la route maritime
la plus fréquentée du monde.
Que l'un d'eux s'éteigne une demi-heure et dix naufrages de transatlantiques
peuvent avoir lieu
Et je crois savoir qu'au grand poste de télégraphie sans fil installé à Ouessant,
on est très étonné de la mesure ministérielle
et que des craintes graves ont été exprimées.
*
**
Général Deligny
À Cézembre, les disciplinaires ne gênent aucune population, mais les placer dans pareil enfer fut purement inhumain.
Cette île est un roc abrupt, sans végétation, en pleine fureur des vents et des courants ;
mon distingué confrère Gerville-Réache vous en a décrit jadis l'abomination.
Pourrir dans des casemates, élevées tant bien que mal et voir chaque nuit, là-bas, à l'horizon, étinceler les casinos
et les grands hôtels de Dinard, Saint-Enogat, Saint-Malo, quel supplice d'Inquisition.
En aucun temps on ne laissa sous les yeux des forçats ce dont leur condamnation les privait.
Déjouant la surveillance de sergents farouches, j'ai pu causer avec des disciplinaires de Cézembre
et même les photographier.
Tous ceux d'entre eux qui ont été en Afrique demandent instamment à y retourner.
À ce sujet, il n'y a qu'une voix.
Plutôt la chaleur torride, la réverbération aveuglante des sables, la fatigue des longues marches,
que la solitude affreuse de ce roc, que les mugissements incessants du vent lugubre, avec, là-bas, vous narguant, toutes les élégances, toutes les joies de la vie.
Et pourtant, ceux qui parlent ainsi n'ont pas encore passé l'hiver à Cézembre !
Quel sera leur sort durant les nuits interminables et les tempêtes de décembre ?
C'est alors que les mutilations séviront !...
Et que les malheureux, affolés, s'évaderont au hasard et périront dans les flots !
Elle ne peut réussir que par mer plate, la fantaisie de ces deux disciplinaires peu timorés qui, le mois dernier, franchirent huit kilomètres en barque avec deux balais comme avirons et abordèrent près de Dinard
(on les recherche toujours !)
Mais on l'essayera par les temps les plus dangereux…
*
**
C'est ainsi que pour avoir écouté les criailleries d'altruistes intéressés de Don Quichotte à tant par mois,
de révisionnistes amateurs qui innovent dans l'impudence, on a ou aggravé sans raison le sort des disciplinaires,
ou empoissonné des populations
Que faire ?
Renvoyer en Afrique les « sections spéciales ».
Là-bas seulement, elles peuvent avoir et l'espace nécessaire et l'isolement.
Il est indigne de les laisser, ou terroriser Ouessant, ou souffrir atrocement à Cézembre.
Les déchets de l'armée ne doivent pas être en contact avec la population civile.
Ils ne doivent pas non plus être soumis à la torture.
Dans la nouvelle France, ils ne gêneront personne et seront plus heureux.