top of page

1911
Un drame de la jalousie,
rue de la République à Brest

 

1911_-_Drame_rue_de_la_République__01.j

 

Source : La Dépêche de Brest 19 février 1911

​

CINQ COUPS DE REVOLVER


Depuis de longs mois, les époux Fis ne vivaient plus en bonne intelligence.

​

La paix qui régnait autrefois au foyer disparut complètement le jour où Mme Fis crut s'apercevoir que son mari entretenait des relations avec une dame Rose Le Scanff, 29 ans.

​

Dès ce moment, les deux époux vécurent en continuel désaccord.

Mme Fis résolut alors de s'adresser à sa rivale, et lui fit savoir qu'elle se vengerait.

Tout dernièrement, les deux femmes se rencontrèrent rue de Siam, et une explication assez vive eut lieu; elle se termina par une crise de nerfs.

Mme Fis, qui est mère de quatre enfants, ne pensa plus désormais qu'à assouvir sa vengeance.

​

Hier après-midi, vers cinq heures, Rose Le Scanff passait rue de la République, en compagnie d'une amie, lorsqu'elles aperçurent Mme Fis.

Craignant une nouvelle scène, les deux femmes pénétrèrent dans l'entrée du numéro 21 et y restèrent un moment.

Mme Fis, de son côté, s'était dissimulée dans le couloir du numéro 19, attendant le passage de sa rivale.

Dans son manchon, elle dissimulait un revolver, dont nerveusement ses doigts serraient la crosse.

​

Soudain, Rose Le Scanff apparut dans l'encadrement de la porte et resta saisie de surprise.

​

Mme Fis, d'un geste brusque, sortit son arme et, la braquant vers celle qu'elle haïssait, fit feu; puis, se précipitant sur elle, la renversa dans l'entrée.

S'accroupissant sur son adversaire, par quatre fois encore elle pressa la détente.

​

Le drame fut rapide.

​

Cependant, l'amie de Rose Le Scanff s'était précipitée au milieu de la rue, en poussant des cris et appelant au secours.

Le bruit de la première détonation avait attiré Mme Cariou, habitant dans la cour de l'immeuble où se déroulait la scène tragique.

Quand elle vit le groupe formé par les deux femmes, elle devina ce qui se passait et bravement s'interposa.

Son intervention n'arrêta pas Mme Fis dans son œuvre de vengeance et les détonations sèches de l'arme se succédèrent,

au grand émoi des habitants du quartier.
 

Lorsque le barillet du revolver fut vide de balles, Mme Fis se releva et, en proie à la plus vive agitation, pria l'un des voisins accourus de la conduire au commissariat de police.

L'homme acquiesça à cette demande et, peu après, Mme Fis se constituait prisonnière au commissariat de police du 4e arrondissement.


La blessée


Rose Le Scanff était restée étendue à la place où elle avait été frappée.

Mme Cariou offrit alors de la conduire chez elle et, des voisins l'aidant, la transporta dans sa chambre, où on l'étendit sur un lit.

Immédiatement, on se mit en quête de médecins.

La blessée, pâle, n'avait pas perdu connaissance.

Doucement elle se plaignait tandis qu'un maigre filet de sang s'échappait de ses blessures.

​

Bientôt arrivèrent les docteurs Feillard et Yvinec, qui reconnurent que trois des projectiles avaient atteint Rose Le Scanff

L'un d'eux s'était logé dans le dos, un peu au-dessus des reins, et les deux autres dans le haut de la cuisse.

Après avoir donné les premiers soins, les praticiens décidèrent de faire transporter la blessée à l'hospice civil.

​

L’émotion dans le quartier

​

Le bruit des détonations avait attiré aux abords de la maison où venait de se dérouler le drame les habitants des immeubles voisins et un attroupement s'était formé devant l'entrée du n°19.

Dans le quartier la nouvelle s'était répandue rapidement et des rues adjacentes une véritable foule venait grossir le nombre déjà considérable des curieux.

Les conversations étaient, très animées, chacun expliquant à sa façon ce qu'il croyait être la cause exacte du drame

et les bruits les plus divers circulaient.

​

Le brigadier Cren et le sous-brigadier Mazé, avertis de ce qui venait de se passer, étaient accourus et avec peine avaient réussi à refouler quelque peu la foule qui s'était littéralement ruée vers la chambre où reposait la blessée.

Bientôt une voiture de place fendit la masse des curieux et s'arrêta devant le couloir de la maison.

Peu après, enveloppée dans des couvertures, parut la blessée que portaient des voisins.

Une poussée se produisit, chacun voulant apercevoir le visage de celle qu'on disait morte.

Enfin la voiture partit vers l'hôpital et peu à peu les curieux se dispersèrent.

​

Au commissariat de police

​

Au commissariat de police de Saint-Martin, Mme Fis était en proie à la plus violente agitation.

En entrant, elle avait remis son arme, un revolver bull-dog neuf, et, à mots entrecoupés, avait raconté la scène.

M. Wargnier, commissaire central, aussitôt avisé, conduisit Mme Fis au parquet.

Dans l'interrogatoire qu'elle subit, elle déclara revendiquer les conséquences de son acte criminel.
 

— Ce que j'ai fait, dit-elle, je l'ai voulu.

Depuis trop longtemps déjà, je souffrais de l'indifférence de mon mari à mon égard et envers mes enfants.

Chaque jour, il se détachait de plus en plus de nous.

Cette situation ne pouvait durer.

J'ai employé tous les moyens pour le ramener à nous.

C'est en présence de l'inutilité de mes efforts que je résolus de commettre l'acte qui m'amène devant vous. »

​

Mme Fis a été mise en liberté provisoire.

​

À son arrivée à l'hospice, Rose Le Scanff fut placée salle Saint-Côme.

M. le docteur Civel procéda aussitôt à l'examen des blessures, mais, ne pouvant découvrir les balles, il résolut de se servir des rayons Rœntgen.

​

M. Bidard de la Noë, juge d'instruction, accompagné de M. Wargnier, commissaire central, s'est rendu à l'hospice pour recevoir la déposition de Rose Le Scanff, peu après son entrée dans l'établissement hospitalier.

L'état de la victime de ce drame déplorable ne semble pas, d'après les médecins, aussi grave qu'on aurait pu le supposer

en raison du nombre de projectiles qui l'ont atteinte.

Elle n'a perdu connaissance à aucun moment.

Il est certain qu'elle n'est pas en danger de mort.

 

1911_-_Drame_rue_de_la_République__03.j
1911_-_Drame_rue_de_la_République__04.j
1911_-_Drame_rue_de_la_République__05.j
1911_-_Drame_rue_de_la_République__06.j

Cours d’Assises du Finistère

Audience du 5 juillet.

Drame de la jalousie. 4e affaire.

Délaissée par son mari, Mme Fis, de Brest, fit feu sur sa rivale et la blessa.


Mme Fis, 29 ans, est inculpée d'avoir blessé à coups de revolver, la maîtresse de son mari Mme Anna Le Scanff, épicière à Brest, rue de Siam.

​

Nous rappelons les faits :
Le 17 février dernier, vers cinq heures du soir, Mme Anna Le Scanff passait rue de la République, à Brest,

en compagnie d'une amie, lorsqu'elles aperçurent Mme Fis.

​

Craignant une scène, les deux femmes pénétrèrent dans l'entrée du numéro 21 et y restèrent un moment
Mme Fis, de son côté, s'était dissimulée dans le couloir du numéro 19, attendant le passage de sa rivale.

Dans son manchon, elle dissimulait un revolver, dont elle serrait nerveusement la crosse.
Soudain Mme Le Scanff apparut dans l'encadrement de la porte et resta saisie de surprise.
Mme Fis, d'un geste brusque, sortit son arme et, la braquant vers celle qu'elle haïssait, fit feu par quatre fois.
Les quatre balles avaient atteint Mme Le Scanff dans le dos; mais, bien que déchargées à bout portant, ces coups de revolver n'occasionnèrent que des blessures assez rapidement guéries, grâce à cette circonstance que l'accusée tira de biais.


Mme Fis se constitua prisonnière.

​

Interrogée par M. Verron, commissaire de police du 4e arrondissement, elle déclara que, mariée depuis une douzaine d'années, elle avait vécu en très bonne intelligence avec son mari jusqu'au jour où — il y a 14 mois environ — celui-ci devint l'amant de Mme Le Scanff, avec laquelle il était en relations commerciales.


À partir de ce moment, des scènes éclatèrent dans le ménage.

Et, bien qu'à de nombreuses reprises, des tentatives fussent faites pour obtenir que M. Fis cessât ses rapports avec sa maîtresse, cette situation irrégulière n'en continua pas moins.
Dans les derniers temps, l'accusée acheta un revolver et résolut de s'en servir au cas où ses derniers efforts pour ramener

à elle son mari, deviendraient inutiles.

​

C'est alors qu'ayant trouvé celui-ci avec Mme Le Scanff et comprenant qu'elle avait définitivement échoué, elle prit la décision d'en finir et commit, le 17 février, le crime qu'elle reconnaît avoir prémédité.

​

L'accusée, tout habillée de noir, a une attitude qui plaide en sa faveur.

Pendant la lecture de l'acte d'accusation, elle agite nerveusement son mouchoir et un petit sac à main qu'elle tient sur ses genoux.

Elle pleure.

​

L'Interrogatoire

​

D. — Jusqu'en 1909 il n'y avait eu aucun nuage entre votre mari et vous ?
R. — Non.
D. — Comment votre mari est-il entré en relations avec Anna Le Scanff ?
R. — Je n'en sais rien.
M. Le Scanff, qui est dans la salle, interrompt en disant qu'en qualité de père de la victime il proteste en disant
que sa fille ne connaissait pas Fis en 1909.


M. le président indique dans quelles conditions ces relations se sont nouées.


L'accusée se décide alors à faire connaître qu'elle a été mise au courant par une lettre qu'elle a trouvée dans la poche de son mari.

Elle a su aussi que le couple avait fait un voyage à Paris.
Elle ajoute qu'elle a découvert également une photographie sur laquelle on lisait ces mots : « À ma tendre amie ».

​

M. le président parle également d'une lettre anonyme conçue en termes violents et adressée à M. le commissaire de police.

​

L'accusée. — Je vous jure, M. le président, que ce n'est pas moi qui l'ai écrite.

​

D. — Anna Le Scanff a été appelée au bureau de M. le commissaire central ?
R. — Oui, et elle a même dit qu'elle ne cesserait pas ses relations avec mon mari.

Elle y est retournée une deuxième fois, répétant les mêmes propos et ajoutant qu'elle ferait le sacrifice de sa vie.
D. — A partir de ce moment vous avez conçu le désir de vous venger ?
R. — Oui.
D. — Et vous avez acheté un revolver ?
R. — Oui, mais c'était pour faire peur à cette femme.


L'accusée ajoute qu'elle est allée plusieurs fois chez elle pour l'inviter à cesser ses relations.


D. — Elle prétend que vous lui avez adressé des lettres injurieuses,
R. — Oh ! Ça non.
D. — Eh bien, racontez-nous les faits.


L'accusée, qui cause avec une certaine volubilité, entre dans les détails de la scène.


D. — Vous avez d'abord tiré trois coups de revolver ?
R. — Oh ! Je n'en sais rien.
D. — Vous avez visé à la figure ?
R. — J'ai tiré n'importe où.
D. — Vous avez terrassé Anna Le Scanff ?
R. — Je ne l'ai même pas touchée du bout du doigt.


M. le président.

— Il résulte de tout ceci que si Anna Le Scanff avait des torts graves envers vous, vous n'aviez pas pour cela le droit

de disposer de sa vie et le châtiment que vous vouliez ainsi lui infliger n'était pas en rapport avec les torts qu'elle avait envers vous.


L'accusée.

 — J'avais fait toutes sortes de démarches auprès d'elle, de sa mère et de son père ; elle m'avait mise à la porte.


Le Scanff père interrompant à nouveau, M. le président menace de le faire expulser.


L'accusée déclare qu'elle a agi sous l'empire, du chagrin et de la neurasthénie.

 

L'audition des témoins

​

On entend ensuite les témoins.

​

À noter quelques incidents toujours provoqués par M. Le Scanff, qu'on menace à chaque instant de faire sortir.
Mme Le Scanff, 30 ans, avoue ses relations avec M. Fis.


D. — Mme Fis n'a-t-elle pas fait des démarches près de vous afin de mettre fin à ces relations ?
R. — Si, elle est même allé trouver mes parents, qui m'ont donné des conseils, mais je n'ai pas cru devoir les suivre.
Le témoin ajoute qu'elle a été appelée par M. le commissaire central et qu'elle lui a dit
qu'elle n'avait pas à suivre ses conseils.
D. — Vous êtes allée à Paris avec M. Fis ?
R — Oui, j'y suis restée trois jours.


Sur invitation de M. le président, Mme Le Scanff raconte la scène des coups de revolver.


Me Feillard lit une lettre très suggestive adressée par Mme Le Scanff à M. Fis.

M. Fis, le mari de l'accusée, introduit à son tour, fait une courte déposition; son air embarrassé n'échappe à personne.

Il avoue, lui aussi, ses relations avec Mme Le Scanff.


D. — Quels étaient les griefs que vous aviez à reprocher à votre femme ?
R. — Oh ! Presque nuls.
D. — Enfin, aviez-vous des reproches à lui faire sur sa conduite ?
n. — Non.
D. — Votre femme ne vous a-t-elle pas engagé à cesser vos relations avec Mme Le Scanff ?
R — Si, mais je n'ai pas cru devoir rompre, d'ailleurs elle n'a pas su s'y prendre.


L'accusée fond en larmes et dit :

« Si je n'avais pas tant aimé mon mari, je n’aurais pas tant souffert. »

​

Me Feillard.

 — Quelles sont les intentions de M. Fis à l'égard de sa femme ?


M. Fis. — De rester neutre pendant quelque temps.

​

L'accusée. — De rester encore avec elle.


M. G..., grand-père de Mme Fis, dit qu'il avait beaucoup d'affection pour son petit-fils ;

qu'il a essayé par tous les moyens de le ramener à son ménage, mais qu'il n'a pas pu réussir.


Mme Desperrier fait les plus grands éloges de l'accusée.


M. le procureur Mazeaud.

— Mme Fis ne disait-elle pas à son mari qu'elle tuerait Anna Le Scanff ?
R. — Si, mais je l'engageais à ne pas faire cela.

​

Enfin, M. le docteur Mahéo, avec sa précision habituelle et sa compétence bien connue, indique les constatations qu'il a relevées sur le corps de la victime.

​

« Si les balles, dit-il, n'avaient pas été tirées de biais, les conséquences eussent pu être mortelles. »


Le réquisitoire

​

« Ce n'est pas, dit M. le procureur Mazeaud, un verdict implacable que je viens vous demander.

Mais, si, à côté de la justice, il y a place pour la miséricorde, j'estime que crime longuement, ardemment médité,

ne doit pas rester impuni.

Ah ! Je crois que cette femme, blessée dans sa dignité de mère et d'épouse a gravi le plus douloureux des calvaires.

Mais il s'agit de savoir si la jalousie, si justifiée qu'elle soit peut excuser un assassinat; en un mot, une femme délaissée, abandonnée, trahie, a-t-elle le droit de tuer sa rivale ?

Tout est là. »

L'honorable organe de l'accusation s'élève contre la théorie du crime passionnel et met les jurés un garde contre ce qu’elle a de faux et de dangereux.

« Les faits dit-il, sont certains, l'intention d’homicide est avouée. »

​

M. le procureur se livre à la discussion ; il le fait avec un grand dialectique et dit en terminant :

« Je vous répète ce que je vous disais en commençant je ne vous  demande pas un verdict implacable;

cette femme a eu le cœur meurtri, elle a beaucoup souffert; atténuez pour elle les rigueurs de la loi,

vous pouvez le faire sans faillir à votre mission; en un mot jugez consciencieusement et humainement et rendez un verdict qui ne soit pas la glorification du revolver, mais un verdict de miséricorde et de justice. »

​

La défense

​

Me Feillard, du barreau de Brest, défend très éloquemment l'accusée.

« Je ne viens pas, dit-il, excuser ici un crime mais solliciter le pardon d'une femme malheureuse qui a agi dans un moment d'affolement, sous l'empire de son bonheur perdu, de son honneur indignement outragé. »
Après avoir quelque peu malmené la victime l’honorable défenseur ne dira rien du mari, dont on a pu apprécier la singulière attitude, car sa cliente a pardonné.

Après avoir dépeint les tortures physiques et morales de sa cliente, son énervement, sa douleur, Me Feillard,

dans une brillante péroraison, fait appel à la pitié du jury et sollicite l'acquittement.

​

Lorsque Me Feillard s'assoit, Mme Fis sanglote :

« J'ai voulu venger mon honneur, dit-elle... »

​

1911_-_Drame_rue_de_la_République__07.j

 

Le verdict

​

Après une courte délibération, le jury rapporte un verdict négatif.

Des applaudissements nourris éclatent dans la salle.
Mme Fis est acquittée.

​

bottom of page