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Fenêtres sur le passé
1911
Les disciplinaires à Ouessant
Source : La Dépêche de Brest 11 mai 1911
Dès que le bruit courut qu'une section de disciplinaires allait être envoyée dans l'île d'Ouessant pour y tenir garnison, nous avons respectueusement attiré l'attention des pouvoirs publics sur les inconvénients très graves
de cette mesure inattendue, imprudente et inutile.
Les conseils municipaux de Brest et d'Ouessant, émus à leur tour, votèrent des protestations.
La presse parisienne se joignit aux protestataires, et, tout récemment, notre vaillant confrère Joseph Renaud,
qui connaît bien la Bretagne, publiait, dans le Matin, un éloquent appel au bon sens du ministre de la Guerre
et des autorités compétentes.
Faut-il rappeler enfin que, la veille même du jour où le premier détachement de disciplinaires était dirigé sur Brest
et Ouessant, M. Delobeau, sénateur et maire, adressait à M. Berteaux un dernier avertissement.
De toutes ces interventions, de tous ces articles de presse, de toutes ces protestations,
l'autorité n'a tenu aucun compte.
Bien plus, dans sa réponse au cri d'alarme de M. Delobeau, réponse en date du 21 avril dernier,
le ministre de la Guerre semblait, comme on dit, le prendre à la blague :
« L'envoi et la présence à Ouessant, écrivait M. Berteaux avec une admirable insouciance, de deux sections spéciales, n'ont rien qui doivent inquiéter les habitants.
Les instructions les plus précises ont été données pour que les hommes dirigés sur Ouessant soient
l'objet
d'un choix tout particulier et soient uniquement des sujets très amendés et susceptibles d'être prochainement
réintégrés dans un corps de troupe ordinaire... »
Nous avions accueilli ces déclarations, éminemment optimistes,
avec le scepticisme que comportait une connaissance approfondie de la situation — connaissance dont, hélas ! M. le ministre de la Guerre a été jusqu'à ce jour complètement privé.
Ou le ministre a été très mal renseigné par ses agents,
ou ses ordres n'ont pas été exécutés.
Ce que nous avions prévu, ce que les conseils municipaux de Brest et d'Ouessant avaient annoncé, ce que M. le sénateur Delobeau redoutait
— eh bien ! tout cela vient de commencer.
Une semaine s'est à peine écoulée depuis l'installation des disciplinaires dans l'île, et voici la lettre qui nous est adressée d'Ouessant, à la date du 9 mai :
Maurice Berteaux
Ouessant-Stiff, le 9 mai 1911.
Dans la nuit de samedi à dimanche, quatre disciplinaires se sont évadés, évasion facile,
car il n'existe aucun mur de défense pour les maintenir.
Les quatre évadés sont allés dans une ferme demander du pain et du fromage, mais, ayant entendu une voix d'homme,
ils ont rebroussé chemin.
Ils se sont alors rendus chez un honorable vieillard, M. Bernard, qui fut greffier du juge de paix d'Ouessant
pendant une trentaine d'années.
Les disciplinaires ont brisé huit carreaux, et ont fait « un potin infernal ».
On les a retrouvés, le lendemain, à l'extrême pointe sud-est de Vile, cherchant un canot pour gagner le continent.
On a pu les ramener à la caserne.
Tandis que les marins d'Ouessant sont éloignés du pays, soit pour gagner leur vie, soit pour servir la patrie,
le gouvernement envoie des disciplinaires briser leurs maisons, insulter leurs femmes, leurs enfants et les vieillards.
Qu'arrivera-t-il encore ?
Personne ne le sait !
X …
Ce n'est là qu'un début, mais combien démonstratif ! …
Si, suivant l'expression du ministre de la Guerre, les disciplinaires envoyés à Ouessant ont été l'objet d'un choix spécial,
s'ils constituent une sorte d'élite
— qu'est-ce que ce serait, justes dieux, si de vrais disciplinaires,
ceux qui ne sont pas encore très amendés,
avaient été envoyés dans l'île !
La phrase finale de notre correspondant, fidèle traducteur de l'émotion légitime des insulaires, est à retenir :
—Qu'arrivera-t-il encore ? s'écrie-t-il.
Personne ne le sait !
La délibération du conseil municipal d'Ouessant en date du 1er mars dernier, va nous le dire :
« Dans la plupart des villages, est-il spécifié, il n'y a pas un seul homme dans la force de l'âge.
Presque partout, on ne trouve que des vieillards, des femmes et des enfants ».
C'est bien cela.
L'île est à la merci de ses hôtes nouveaux dont elle ne voulait pas, dont la présence lui a été imposée,
nous le répétons, sans aucune utilité, et au mépris complet de toute prudence.
Lorsque quelque crime aura été commis, l'administration de la Guerre reconnaîtra peut-être son erreur
— mais il sera trop tard.
Si les Ouessantins employaient, à leur tour, les grands moyens, comme les Limousins et les Champenois,
ils obtiendraient certainement satisfaction.
Trop bons Français, trop patriotes pour se livrer à de pareilles manifestations, ils n'en sont que plus dignes d'intérêt,
et nous déplorons qu'il soit si peu tenu compte, en haut lieu, de leurs droits à la sécurité.
Louis COUDURIER.