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Fenêtres sur le passé
1911
Contre le sabotage d'Ouessant
Source : La Dépêche de Brest 8 juin 1911
Auteur : J. Joseph-Renaud
Le 15 avril dernier, je dénonçais ici l'extravagant abus de pouvoir qu'est l'envoi
à Ouessant des disciplinaires de l'île de Cézembre.
Je rappelais que ce roc admirable, là-bas, au large de Brest, abrite une population composée presque uniquement de vieillards, d'enfants et de femmes,
pour qui la présence des disciplinaires constitue une véritable calamité.
«Ouessant était la Tahiti de la France, disais-je.
En raison de son isolement parmi d'horribles récifs et la rage éternelle des flots,
cette dernière terre, à l'ouest du vieux monde, avait conservé une innocence biblique, amusante, spontanée, celle-là même des popinés que Loti célébra !...
Mais quand la France possède quelque chose d'admirable,
elle s'empresse de le détruire...
Le bureaucrate qui, d'une signature, a accompli cette besogne de vandale,
ignore certainement tout d'Ouessant.
J. Joseph-Renaud
Mes paroles n'ont pas ému l'ignorante « administration » ;
en effet elle vient de répondre à M. le sénateur Delobeau que, puisqu'il y a des disciplinaires à Oléron,
il peut bien y en avoir à Ouessant, comme si ces deux îles se ressemblaient !
On pourrait aussi bien, alors, déposer des gadoues aux Tuileries, sous prétexte qu'il y en a à Gennevilliers !
Mais je cède aujourd'hui la parole à d'illustres écrivains qui, instruits par mon article de ce qui se tramait
contre l'île admirable, m'ont fait l'honneur de m'écrire.
Écoutons d'abord le merveilleux évocateur de tant d'aspects de la Bretagne et de l'aime bretonne :
M. PIERRE LOTI
Cher monsieur, je m'associe à votre appel au secours.
Mais quelle erreur de croire que sera plus écouté mon cri d'alarme que le vôtre !
Dans notre pauvre France, livrée aujourd'hui à tous les sabotages,
qui voulez-vous qui se soucie de sauver la perle rare qu'était l'île d'Ouessant ?
Il est absurde, dites-vous, ce décret qui va y transporter des bataillons de disciplinaires.
Oh ! je vous l'accorde.
Évidemment, le bureaucrate qui s'imagine rendre ainsi la vie plus douce aux disciplinaires
ne se doute pas de ce qu'est un hiver passé dans l'île d'Épouvante.
Et puis, que ce soit un CRIME de lâcher ces malheureux dévoyés au milieu d'une population sans défense, composée seulement de femmes et d'enfants, je vous l'accorde encore plus.
Mais cela se fera quand même, allez, malgré l'angoisse et l'effroi des naïves Ouessantines, malgré les protestations des humbles maires et conseillers municipaux.
À notre époque, un pays comme Ouessant, où il n'y a pour ainsi dire pas d'hommes et,
par suite, pas d'électeurs, est-ce que cela mérite d'être compté, voyons !
Agréez, je vous prie, cher monsieur, etc.
PIERRE LOTI.
*
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Voici maintenant le cri de protestation d'un grand poète :
M. JEAN RICHEPIN
Mon cher confrère, de passage à Paris, je n'ai pas le loisir de me joindre
comme il conviendrait à votre appel en faveur d'Ouessant et des Ouessantines.
Je ne puis qu'unir mon cri de protestation au vôtre, et je le fais de tout cœur,
en vous priant d'agréer, mon cher confrère, etc.
JEAN RICHEPIN.
*
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M. André Antoine, directeur de l'Odéon, possède depuis vingt-cinq ans
une maison d'été à Camaret. Nul ne connaît et n'aime la Bretagne davantage que lui :
M. ANDRE ANTOINE
Cher monsieur,
Je suis bien de votre avis.
Déjà l'installation d'une garnison à Ouessant, a regrettablement modifié l'aspect patriarcal des populations de cet admirable coin que nous devrions garder pur de toute contamination, comme réserve d'équilibre et d'énergie.
Les mesures projetées vont achever le désastre, et tout le monde doit se joindre à vous
dans la généreuse campagne que vous entreprenez.
Bien à vous,
A. ANTOINE.
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Écoutons le maître romancier qui si souvent voulut bien consacrer son grand talent
à la défense de nobles causes :
M. PAUL MARGUERITTE
Mon cher J.-Joseph Renaud,
Je n’unis à vous et à ceux des écrivains, nos confrères, qui demandent
que l'on protège le paysage, la race et la grâce séculaire d'Ouessant.
Bien cordialement votre,
PAUL MARGUERITTE,
*
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J'étais certain de recevoir la protestation de ce rare artiste, de cet enthousiaste
et de ce grand brave homme qu'est :
M. FRANTZ JOURDAIN
Mon cher ami,
L'article que vous avez écrit sur Ouessant, dans un bel élan de colère, a sonné le tocsin
et réveillera, je l'espère, la veulerie et l'indifférence de la foule.
Les raisons que vous donnez pour empêcher la contamination matérielle et--morale
de cette île, d'un caractère unique, sont toutes excellentes.
Il n'existe pas d'argument pour y répondre, et j'espère que,
devant une protestation aussi énergique, le projet ne sera pas maintenu.
Ce serait pire qu'un crime, ce serait une bêtise.
Croyez, mon cher ami, à mes meilleurs sentiments.
FRANTZ JOURDAIN.
*
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Enfin, un romancier dont le beau et classique talent fut inspiré
presque exclusivement par la Bretagne :
M. ANATOLE LE BRAZ
C'est de toute mon âme, mon cher confrère, que je me range sous votre fanion
dans la campagne trop légitime que vous entreprenez en faveur d'Ouessant.
En me solidarisant ainsi avec vous, je ne fais que combattre pro domo.
La grande île d'extrême-occident est, en effet, une des patries bretonnes les plus chères
à mon cœur, et je l’ai célébrée de mon mieux dans le Sang de la Sirène,
en un temps où elle n'avait pas encore d'existence littéraire.
C'était en 1896.
Deux ans plus tard, on la vouait aux « marsouins » de l'infanterie de marine,
et ces « coloniaux » — les Comptes rendus des assises de Quimper en font foi —
l'ont quelquefois traitée un peu en « colonie ».
L'émeraude des mers bretonnes s'est plus d'une fois teintée de sang.
Voici qu'elle est menacée de déchoir non plus au rang de « colonie » seulement,
mais au rang de « colonie pénitentiaire », de Biribi marin.
Et l'on parle de la sauvegarde des sites !
Ici, ce n'est pas seulement un des chefs-d’œuvre de la mer que l'on va déshonorer :
C'est toute une race magnifique et longtemps exemplaire que l'on se propose de contaminer, de flétrir à jamais.
C'est plus qu'un attentat contre la beauté française :
C'est un crime de lèse-humanité, tout simplement.
Ah ! la civilisation !
Quelle barbarie !
Croyez, je vous prie, à mes meilleurs sentiments.
ANATOLE LE BRAZ.
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Et voici la protestation véhémente du maître romancier qu'est le conservateur
de la Malmaison :
M. JEAN AJALBERT
Mon cher confrère,
Nous assistons à bien du vandalisme, depuis vingt ans, sans délimitation aucune !
Mais ce que signale votre émouvant article dépasse tout.
Pauvre Ouessant !...
On avait commencé par les soldats coloniaux.
Voici que maintenant on y envoie des disciplinaires!
Quelle horreur!
C'était « l'île d'Épouvante », avec ses écueils et sa mer terrible ;
mais quelle douceur au dedans !...
Et l'on va livrer cette population sans défense à toutes les brutalités, à tous les vices !....
J'ai traversé cinquante fois Ouessant, dont j'avais fini par connaître tous les voiliers.
L'attentat que vous dénoncez m'irrite, comme il enfiévrera tous ceux qui ont fréquenté
ces admirables parages et tous ceux que passionne le droit des gens.
Quel crime ont commis les Ouessantins pour qu'on livre leurs femmes et leurs enfants
à la baïonnette des disciplinaires ?
Protestons pour l'honneur... et la forme, car les protestations des artistes et des écrivains n'ont aucune chance d'être entendues.
Seuls, les intéressés peuvent obtenir justice par la force :
Qu'ils s'opposent au débarquement des disciplinaires ; c'est un cas de légitime défense.
Cordialement.
JEAN AJALBERT.
*
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Pour terminer, l'opinion du maître styliste qu'est :
M. LAURENT TAILHADE
Votre article du Matin est le plus, beau du monde ;
vous avez mille fois raison ; mais toutes les raisons que vous pourrez avoir
ne prévaudront pas contre le besoin inhérent aux pouvoirs publics de salir,
de déshonorer et d'enlaidir.
Les ingénieurs qui ont bâti la gare d'Orsay, les misérables qui les ont laissés faire,
les municipalités qui rognent les arbres avec une fureur de maniaques sont,
à coup sûr, des êtres malfaisants et ridicules ;
par surcroît, ils veulent mettre un pénitencier dans l'île d'Ouessant ;
réjouissons-nous qu'ils n'aient pas eu l'heureuse idée de l'installer entre Sèvres et Saint-Cloud, sinon d'abattre pour lui faire place les quelques baliveaux
qui restent encore dans le bois de Boulogne et dont l'emplacement n'a pas été loti.
De cœur et d'esprit avec vous.
LAURENT TAILHADE
*
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Louis Delobeau
Pierre Loti
Jean Richepin
André Antoine
Paul Margueritte
Frantz Jourdain
Anatole Le Braz
Jean Ajalbert
Laurent Tailhade
Je passe sous silence les lettres très nombreuses que m'écrivirent
des particuliers
— oh ! sans titres de gloire ! — mais qui, eux aussi,
ont sur ces messieurs du ministère la supériorité d'avoir été à Ouessant,
de parler en connaissance de cause.
Pour les bureaucrates, qu'est Enez-Heussa !
Non pas, ainsi que l'affirment de grands écrivains, un bijou rare,
qu'il faut conserver pieusement mais un vague point sur la carte,
comme Oléron, comme Ré, comme Noirmoutier !
Un citoyen français n'obtient licence d'édifier une usine, par exemple,
que si elle ne nuit à personne, et qu'après une stricte enquête
de commodo et incommodo.
L'administration peut-elle abuser de sa puissance pour imposer à une population si spéciale, et îlienne, un voisinage aussi nuisible ?
On le voit, Ouessant possède des amis.
Ceux-là et d'autres.
Et il y a des ligues pour la défense individuelle.
Et il y a le Conseil d'État !