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Fenêtres sur le passé

1909

​

La crise de l'apprentissage

Source : Écho de Bretagne novembre 1909

 

La crise de l’apprentissage

 

Rapport présenté par M. Rivière, fondeur à Quimperlé, à la dernière séance du 13 octobre de la Chambre de Commerce de Quimper et transformé

en délibération à l'unanimité des Membres de cette Assemblée.

 

La question de l'apprentissage a pris depuis quelques années, en France, une importance considérable, en raison de la diminution continuelle

du nombre des apprentis, et bien que, dans notre région de Quimper

et Quimperlé, on ne ressente pas les atteintes de cette crise

au même degré que dans certaines autres régions plus industrielles,

on peut dire qu'à l'heure actuelle, cette question est une de celles

qui méritent le plus d'attention de la part de tous ceux

qui se préoccupent de l'avenir industriel de notre pays.

 

Cette crise ne date pas d'aujourd'hui ; 

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il y a bien longtemps que les industriels gémissent sur la diminution rapide du nombre des apprentis.

 

Les causes en sont nombreuses ;

il faut, cependant, voir parmi celles qui ont étendu, qui ont accentué cette crise, pour l'amener à l'état aigu actuel :

 

1° L'application de la loi du 30 mars 1900 sur

la limitation des heures de travail des femmes et des enfants au-dessous de 18 ans, dans les établissements industriels ;

 

L'extension du machinisme.

 

Le jour où les établissements industriels occupant 100 ou 1.000 ouvriers, ou plus, ou moins,

ont dû subir l'obligation de ne plus faire que 10 heures de travail,

parce que dans leurs ateliers ils occupaient des apprentis, ou même un seul apprenti,

alors que dans les établissements voisins où l'on n'employait pas d'apprentis, on pouvait faire 12 heures de travail, quand bon semblait, ce jour-là a marqué, pour bien des corporations, la suppression presque totale des apprentis.

 

C'était fatal.

 

C'est ce qu'a produit la loi du 30 mars 1900.

 

La journée de 10 heures est bien entrée dans les mœurs, un peu partout ;

mais si vous n'avez pas d'apprentis, vous avez la liberté, le jour où vous avez une commande pressée,

de faire, d'accord avec votre personnel adulte, 12 heures de travail.

​

Si vous avez un seul apprenti, vous n'avez pas cette liberté,

même si vos ouvriers adultes vous demandent eux-mêmes

à faire des heures supplémentaires.

 

Vous pouvez demander à l'Inspecteur du Travail de votre région

la permission de faire 2 heures supplémentaires ;

et il vous accordera généralement cette permission

pour une durée de 2 mois par an.

 

Ce n'est pas suffisant, car ce n'est là qu'une tolérance très limitée,

qui vous met à la merci de l'Administration.

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L'usine, occupant des apprentis ou des jeunes ouvriers au-dessous de 18 ans,

est placée dans des conditions d'infériorité notoire, en ce qui concerne sa production,

vis-à-vis de l'usine qui n'en occupe pas.

 

Et pourtant, en général, dans nos régions, notamment, où la plupart des industries sont saisonnières,

la faculté de faire des heures supplémentaires est la seule ressource que possèdent, d'une part,

les patrons d'augmenter leurs productions et, d'autre part, les ouvriers de récupérer les pertes de salaires

que leur font subir les périodes de morte-saison ou de chômage et, la plupart du temps,

les ouvriers sont les premiers à souhaiter et à demander même à faire des heures supplémentaires

lorsqu'ils sentent que le travail presse, d'autant plus que dans beaucoup d'usines,

les heures supplémentaires sont payées 1/3 et même quelquefois 50 % plus chères que le tarif normal.

 

Il faut encore considérer que cette loi du 30 mars 1900 a fait supprimer,

non seulement les apprentis dans bien des usines, mais en même temps les jeunes ouvriers au-dessous de 18 ans

et qu'elle crée, par conséquent, une situation très difficile au jeune homme de 16 à 17 ans,

muni de son certificat d'ouvrier.

 

Voici en effet, le sort qui l'attend bien souvent :

Ce jeune ouvrier, âgé de 10 à 17 ans, part pour son tour de France, il se dirige de suite vers la grande ville où, logiquement, il croit trouver plus facilement de l'embauche et où il trouvera aussi plus d'éléments

pour se perfectionner dans son métier.

​

À la plupart des portes où il frappera, on commencera

par lui demander son âge ;

et lorsqu'il dira 17 ans, on lui répondra presque invariablement : regrets, nous ne pouvons pas vous employer,

nous n'occupons pas de jeunes gens au-dessous de 18 ans.

 

Et le voilà, allant de porte en porte sans succès,

épuisant vite ses modestes ressources,

et condamné à revenir découragé au pays,

vivre misérablement jusqu'à l'âge de 18 ans,

en faisant toutes espèces de travaux,

qui seront loin de l'améliorer dans son métier.

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L'argument principal qui a fait établir une législation spéciale aux établissements industriels occupant des apprentis,

a été que le contrôle des Inspecteurs du travail serait très difficile,

si l'on permettait de faire des heures supplémentaires au personnel adulte des établissements occupant

des apprentis et travaillant dans les mêmes locaux.

 

Il ne parait pas prouvé du tout, que le contrôle des Inspecteurs eut été rendu plus difficultueux en permettant

aux établissements qui emploient des apprentis, la faculté de faire faire des heures supplémentaires,

à leur personnel adulte.

 

En effet, sous le régime actuel, on accorde facilement la faculté de faire pendant 2 mois, 2 heures supplémentaires

au personnel adulte et le contrôle se fait tout aussi bien, pendant ces 2 mois, que pendant les autres.

 

Il ne semble pas qu'il y ait inconvénient à généraliser cette mesure, à la condition d'édicter des règlements précis, pour rendre le contrôle des plus facile.

​

Le projet de loi Doumergue établit d'ailleurs ce principe, en même temps

que le principe de la journée de 10 heures, pour tous les établissements industriels, avec des dérogations de droit et des dérogations facultatives qui seront les mêmes pour tous les adultes, qu'ils travaillent dans des établissements protégés ou non.

 

Le projet prévoit aussi des dérogations pour les jeunes gens de 16 à 18 ans.

 

Ce projet apporterait, je crois, une atténuation à la crise de l'apprentissage ;

mais le remède pourrait bien être pire que le mal, si le projet était adopté tel quel.

 

Outre que ce projet porte une grave atteinte à la liberté du travail,

il placerait l'industrie française, dans des conditions d'infériorité notoire

vis-à-vis de l'étranger; il est bien dangereux, d'obliger toute l'industrie française,

déjà si surchargée, à ne faire que 10 heures de travail, alors qu'au-delà des frontières on peut en faire 12.

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Gaston Doumergue

Ministre de l'Instruction publique

et des Beaux-arts

04/01/1908 – 03 11/1910

Et puis, il ne faut pas perdre de vue que la vie devient de plus en plus chère, et que, par conséquent,

l'ouvrier a besoin de gagner de plus en plus d'argent.

 

Si d'une part, il lui faut supporter les périodes de chômage et de morte-saison ;

laissez-lui par contre, le droit de travailler 2 heures en supplément, quand bon lui semblera,

lorsque cela lui sera possible.

 

L'adoption de ce projet de loi, qui institue la journée de 10 heures, serait parfaite à la condition de prévoir,

en même temps, le droit de faire 2 heures supplémentaires en tout temps pour le personnel adulte.

 

Il est bien entendu que ces heures supplémentaires ne seraient jamais obligatoires, et on pourrait admettre

qu'elles devraient être payées plus chères que le tarif normal, 25 ou 30 % au minimum par exemple.

 

S'il était adopté, tel qu'il se présente, il constituerait, à notre avis, un danger pour l'industrie Nationale,

et un très grand mal pour la classe ouvrière.

 

Et puis en définitive, au point de vue du travail, il nous parait dangereux de légiférer à outrance,

et il serait préférable de laisser un peu plus aux deux parties en cause :

Patrons et Ouvriers, le soin et la liberté de s'entendre.

​

2° L'extension du machinisme.

 

En ce qui concerne ce 2° motif, je m'empresse de dire

qu'il n'y a aucun remède possible à y apporter ;

c'est là la loi du progrès, loi de concurrence à outrance,

concurrence Nationale et concurrence Étrangère.

 

Les machines modernes de plus en plus perfectionnées ont pour but non pas seulement de développer la production,

mais aussi d'apporter aux produits industriels,

le fini que la main-d'œuvre manuelle ne peut leur donner.

 

L'industriel qui ne voudrait pas se soumettre à cette exigence

et mettre son matériel en harmonie avec le progrès industriel

courrait à la ruine à brève échéance.

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Il faut aujourd'hui choisir entre ces deux solutions ;

ou cesser d'être industriel et, par conséquent cesser, d'avoir des ouvriers et des apprentis,

ou acheter des machines modernes qui permettent de travailler en soutenant la concurrence.

 

Et il ne faut pas se faire d'illusion, le machinisme n'a pas dit son dernier mot, il est indispensable à l'industrie moderne, et de même que la science fait tous les jours des progrès nouveaux, de même le machinisme qui en découle,

est appelé à progresser de plus en plus.

 

Il faut donc s'en accommoder et vivre avec lui.

 

Une cause accessoire de la crise de l'apprentissage doit être recherchée dans la Loi de Mars 1898,

sur les accidents du travail, en ce qui concerne l'obligation de payer une prime d'assurances pour l'apprenti,

en basant son salaire sur le salaire minimum de l'ouvrier de sa corporation.

 

C'est une faible charge dira-t-on ;

c'en est une qui a son importance, si l'on considère que bon nombre de petits ateliers et ce sont ceux-là

surtout qui forment des apprentis aujourd'hui, ont souvent autant d'apprentis que d'ouvriers.

 

Cette loi que j'approuve d'ailleurs dans son esprit et dans ses dispositions générales,

et qui oblige à payer une prime d'assurances sur un salaire de 2 fr. 50 par jour, par exemple,

pour un apprenti qui n'est pas payé du tout, ou en tout cas très peu cher,

n'a pas été sans jouer un rôle plutôt néfaste dans la crise de l'apprentissage.

​

Parmi les solutions préconisées de toutes parts, nous allons nous attacher

à examiner celle proposée comme conclusion à un projet de loi déposé,

il y a quelques années déjà, par M. Henri Michel, député :

 

1° Obligation de faire un contrat écrit pour l'apprentissage

et d'en déposer un exemplaire au Conseil des Prud'hommes.

 

Nous ne pouvons qu'approuver cette obligation.

 

Elle donnera au patron et à l'apprenti, les garanties

qui lui manquent aujourd'hui.

 

En effet, combien d'apprentis au bout d'un an ou 15 mois, par exemple,

pour des motifs quelconques, s'en vont d'eux-mêmes

ou sont renvoyés de l'atelier. 

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Henri Michel

Né le 27 janvier 1857

à Lambesc

(Bouches-du-Rhône)

Décédé le 19 juin 1930

à Charenton-le-pont (Val-de-Marne)

Tous les efforts faits sont perdus pour le patron et souvent aussi pour l'apprenti,

car il se trouve obligé de recommencer un apprentissage dans un autre métier.

 

Le contrat écrit donnerait aux deux parties les garanties qui leur manquent actuellement.

 

Bien entendu ce contrat devrait prévoir une période d'essai de 3 mois, par exemple, pendant laquelle,

chacune des deux parties aurait le droit de rompre le contrat.

 

Car il faut éviter de faire apprendre à un jeune homme, un métier qui ne lui plait pas,

ou pour lequel il n'a aucune aptitude, et ce n'est souvent qu'au bout de 2 ou 3 mois que l'on peut,

de part et d'autre être bien fixé à ce sujet.

​

Il y aurait à prévoir aussi que l'exemplaire du contrat devrait être déposé au greffe de la Justice de Paix,

pour les localités où il n'y a pas de Conseils de Prud'hommes.

 

2° Organisation de la surveillance des apprentis par les Conseils de Prud'hommes, et à leur défaut,

par des Commissions locales composées mi-partie de patrons, mi-partie d'ouvriers.

 

Tout en reconnaissant l'utilité de la surveillance les apprentis, nous ne croyons pas sans inconvénients de confier

cette surveillance aux Prud'hommes ou à des Commissions mixtes.

 

Ces deux organismes sont, en effet, composés de la même manière,

c'est-à-dire qu'ils contiennent tous deux des patrons et des ouvriers.

 

Or, certains patrons possèdent des secrets de fabrication ou des procédés spéciaux,

et ils ne verront pas, avec plaisir, l'entrée de leur usine livrée à d'autres patrons qui seront forcément choisis

parmi ceux exerçant une industrie similaire.

​

De là à supprimer les apprentis pour se soustraire

à ces visites, il n'y a qu'un pas.

 

Nous croyons qu'il serait plus sage d'étendre les pouvoirs des inspecteurs du travail en ce qui concerne les apprentis.

 

3° Institution d'un examen à la fin de l'apprentissage et délivrance d'un certificat en cas de succès.

 

Cet examen ne peut que faire naître l'émulation

chez les apprentis et développer chez eux

le désir de s'instruire.

 

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Cet examen ne pourrait être évidemment subi qu'en présence de patrons et d'ouvriers.

 

Pour éviter l’entrée de cette Commission d'examen dans les ateliers et ménager toutes les susceptibilités,

les apprentis pourraient être examinés en dehors de l'atelier, dans une école professionnelle,

pour les métiers où cela serait possible.

 

4° Droit donné au Conseil de Prud'hommes de limiter le nombre des apprentis,

ou même d'interdire l'apprentissage dans certains cas spéciaux.

 

À ce point de vue, nous ne pouvons que protester contre cette prétention de vouloir limiter

le nombre des apprentis d'une manière générale.

 

Ce serait évidemment là une disposition qui loin d'atténuer la crise de l'apprentissage serait au contraire

le coup mortel donné à ce qui reste l'apprentissage en France.

 

Il y a tant d'usines qui ont supprimé les apprentis, qu'il apparaît du plus élémentaire bon sens,

de laisser aux Maisons qui veulent bien encore en occuper le soin d'en avoir le plus possible

et il serait compréhensible même qu'on les encourageât au moyen de primes, à en avoir d'avantage ;

mais, il n'est pas admissible, que dans la situation actuelle de la crise subie en France,

il soit question d'en limiter le nombre par une loi.

 

On a beaucoup parlé d'écoles d'apprentissage et un projet du Gouvernement en établit le principe ;

mais outre que ce moyen ne peut guère être appliqué que dans les grandes villes ou les centres industriels,

il nous paraît peu probable qu'il augmentera le nombre des apprentis ;

il en augmentera certainement la qualité.

​

Il en serait de même de la modification de l'enseignement primaire,

dans lequel il est demandé de faire une part beaucoup

plus importante à l’enseignement professionnel.

 

Ce sont évidemment là des mesures qu'il faut approuver ;

mais à mon avis, l'apprenti n'acquerra véritablement

la connaissance approfondie de son métier,

que dans l'atelier même où il sera en contact permanent avec l'ouvrier.

 

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Il faut donc lui faciliter l'accès de l'atelier par tous les moyens possibles, et le meilleur est de placer

au point de vue de la loi sur la réglementation des heures de travail, tous les ateliers sur le même pied d'égalité.

 

Comme conclusion à ces diverses considérations, je propose l'adoption des vœux suivants :

 

1° Adoption du projet de la loi Doumergue, déposé le 10 juillet 1906, instituant le principe de la loi de 10 heures

pour tous les travailleurs, mais sous réserves des modifications suivantes à y apporter :

Liberté pour le patron de faire faire 2 heures supplémentaires au personnel adulte quand il le jugera nécessaire,

qu'il occupe ou non des apprentis ou des femmes, aux seules conditions suivantes :

Obligation de prévenir l'Inspecteur du travail de sa région, de son intention de faire des heures supplémentaires

de telle date à telle date, et lui envoyer en même temps un duplicata du tableau d'horaire ou des horaires

qui sera adopté et affiché dans les ateliers.

 

Obligation pour le patron de payer les heures supplémentaires au minimum 25 % plus cher que le tarif normal.

 

Les heures supplémentaires ne pourront, en aucun cas, être imposées aux ouvriers ;

elles resteront toujours facultatives.

 

Qu'il soit constitué un contrat d'apprentissage écrit, sous la réserve que dans les 3 premiers mois,

chacune des parties aura le droit de résilier le contrat.

 

Qu'aucune loi ne vienne réglementer le nombre des apprentis.

 

Qu'il soit institué autant que possible des écoles d'apprentissage et que l'enseignement primaire soit modifié,

en accordant une part beaucoup plus importante à l'enseignement professionnel.

 

Que les apprentis subissent un examen de capacité à la fin de leur apprentissage,

et qu'il leur en soit délivré un certificat.

 

Que la loi sur les accidents de travail soit modifiée, notamment, en ce qui concerne les dispositions relatives

à l'évaluation du salaire des apprentis servant de base au paiement des primes d'assurances.

 

L. RIVIÈRE.

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