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Fenêtres sur le passé
1909
Un crime à Ouessant

Source : La Dépêche de Brest 24 janvier 1909
Nous avons parlé succinctement d'un crime commis à l’île d'Ouessant dans des circonstances
qui étaient mystérieuses, lorsqu'il en fut question.
Le seul magistrat de l'île, M. Louis Le Breton, juge de paix, vient, à la suite d'une longue et laborieuse enquête,
de percer à jour les circonstances obscures du drame.
Malgré la difficulté des communications avec l'île surtout dans cette saison,
nous avons tenu à nous rendre sur les lieux pour, obtenir des renseignements détaillés sur ce crime,
qui a causé une grosse émotion parmi la population d'Ouessant.
Ce matin, nous étions au nombre des passagers
du vapeur postal Louise, qui comptait également parmi
les voyageurs, les époux Bonnet, récemment acquittés
par la cour d'assises du Finistère.
Alors que le jour commençait à poindre, la Louise appareillait pour Molène ;
la mer était relativement belle après la tempête qui,
la semaine dernière, entrava le service régulier avec les îles.
La Louise relâcha à Molène pour débarquer les marchandises
et mit ensuite le cap sur Ouessant ;
le vapeur mouilla dans la baie de Lampaul à dix heures 45.

Sur le débarcadère se tenaient le juge de paix et plusieurs officiers du détachement,
tandis que de nombreux îliens et îliennes étaient échelonnés sur les rochers surplombant l'anse.
On s'attendait, en effet, à voir débarquer les gendarmes de la brigade du Conquet pour prendre les inculpés.
Ces représentants de la loi n'avaient pas encore reçu les mandats d'amener lancés par le juge d'instruction,
mandats qui ont dû parvenir ce matin seulement à la brigade.
Le transfert des inculpés se fera donc au prochain courrier, c'est-à-dire mercredi.

Depuis l'alerte de Fachoda, en 1898, on sait qu'un détachement d'infanterie coloniale stationne à l'île d'Ouessant, sentinelle avancée de notre grand port militaire.

Mathurin Méheut.
Femme regardant passer le Régiment cantonné de l’île d’Ouessant
Les soldats coloniaux occupent des casernements situés
au bourg de Lampaul, et le fort cuirassé de Saint-Michel.
Une section d'artilleurs y est également détachée.
Les troupes coloniales sont admirables de bravoure,
et de générosité.
Malheureusement il s'est faufilé quelques mauvais sujets, cause des incidents regrettables qui se produisent
d'un moment à l'autre.
C'est le cas qui nous occupe ici.

Vincent Croguennec, 41 ans, originaire du nord du Finistère, habite avec sa femme et sa fille Marie, âgée de 15 ans, une petite maison en pierres et couverte en chaume, au village de Kerginou, à proximité du bourg de Lampaul,
la plus importante agglomération de l'île.
Le mari, manœuvre, a la mauvaise habitude d'aimer le « tafia », et la femme n'est pas aussi sérieuse
qu'elle devrait l'être.
Le dimanche 17 courant, Vincent Croguennec, suivant son habitude, visita les débits de Lampaul et,
vers six heures du soir, gagna péniblement son domicile.
Il trouva sa femme et sa fille en compagnie de deux marsouins.
On mangeait et on buvait.
Les soldats ne s'inquiétèrent nullement de la présence du mari et continuèrent à faire la fête.
De son côté, le mari ne songea nullement à faire entendre des protestations.
Se raccrochant aux meubles, il parvint difficilement à tomber dans son lit clos, où il ne tarda pas à dormir.
Les militaires ne songeaient pas à partir ;
ils avaient le couvert et le gîte.
Ils quittèrent néanmoins la maison pour rentrer au quartier
et répondre à l'appel de leur nom.
L'escalade de l'insignifiant grillage qui entoure les casernements
ne fût pour eux qu'un jeu d'enfant.
Voici donc les deux amis de nouveau dans la maison hospitalière.
Les bouteilles vidées, ils songèrent à se reposer.
Le mari n'était point gênant, l'ivresse l'ayant plongé dans un profond sommeil.
Les deux marsouins s'abritèrent dans l'autre lit-clos.
Vers quatre heures du matin, les marsouins causèrent bruyamment,
ce qui provoqua le réveil du mari ;
ils ne s'en émurent point.

Dégrisé par le sommeil réparateur, Vincent Croguennec, qui avait déjà, à plusieurs reprises, réprimandé sa femme, cria, de sa couche :
« F... ces soldats à la porte ! »
« Nous sommes les maîtres ici, tu vas fermer ça », répondirent en chœur les deux marsouins.
Puis l'un d'eux se dirigea vers le mari, et, serrant fortement le nez avec une main, tandis que, de l'autre,
il tenait la bouche fermée, étouffa purement et simplement le gêneur.
Le coup fait, les deux marsouins s'empressèrent de réintégrer leur caserne,
tandis que la femme et la fille de la victime retournaient dans leur lit pour se concerter en vue de la tenue à avoir
et des déclarations à faire pour faire croire à une mort provoquée par une congestion.

Vers six heures du matin, la femme Croguennec, échevelée et pleurant à chaudes larmes,
frappait à coups redoublés sur la porte du débit Thirion pour demander du secours.
« Je remue mon mari, disait-elle, et il ne répond pas. »
Les voisins constatèrent le décès de Vincent Croguennec
et prévinrent les autorités.
La mort subite du manœuvre ne laissa pas d'étonner les îliens,
surtout lorsque l'on apprit, au cours de la matinée, la fête qui s'était passée durant la nuit dans la maison du crime.
Les langues se délièrent et l'on ne tarda pas à prononcer les mots
de meurtre et assassinat.
M, Le Breton, juge de paix, procéda aux constatations et requit
M. le médecin-major Guyomarch, du 2e colonial, pour visiter le cadavre.
Le docteur Guyomarch, après avoir relevé des empreintes de doigts
sur la face de la victime, déclara qu'une autopsie était nécessaire
pour se prononcer définitivement sur la mort de Croguennec.
Le juge de paix avisa immédiatement le parquet de Brest,
qui lui envoya des instructions pour mener l'affaire.


Mardi matin, après une nuit de veille, l'autopsie eut lieu en plein air.
Cette opération provoqua une grande stupeur chez la majeure partie des îliens et îliennes,
qui ne comprenaient rien à cette mesure.
Une table fut placée derrière la maison du crime, et des soldats furent échelonnés pour maintenir au loin les curieux.
L'autopsie confirma les premières constatations du docteur Guyomarch, qui conclut à un étouffement.

M. Le Breton mena activement l'enquête.
La femme Croguennec et sa fille nièrent tout d'abord avoir reçu les soldats,
mais ceux-ci avaient été vus par les voisins et par le maire de l'île.
Le juge de paix obtint, après bien des réticences, des aveux de Marie Gourvennec, âgée seulement de 15 ans.
Elle déclara que les soldats Jean Fontaine et Jean Héry, dit Petit-Jean, avaient passé la nuit à la maison,
et que c'était Fontaine qui avait fait le coup.
M. Le Breton se fit donner de plus amples renseignements et se rendit au casernement pour interroger les soldats désignés par Marie Gourvennec
Fontaine et Héry, qui s'étaient concertés sur la conduite à suivre, se contentèrent de nier énergiquement
avoir couché chez les époux Croguennec ;
au cours de plusieurs interrogatoires, ils conservèrent la même attitude.

Le juge de paix procéda alors à la reconstitution du crime.
La scène fut des plus émouvantes.
Les soldats soupçonnés d'être les auteurs du crime furent amenés dans la chambre, où la femme Croguennec,
à l'invitation du magistrat, mima la scène tragique, en pleurant abondamment.
Le soldat Fontaine était agité par un tremblement nerveux
et évitait de se trouver en face du cadavre.
Invité à placer ses doigts sur les empreintes relevées près du nez
de sa victime, Fontaine abandonna sa main tremblante au magistrat, qui, ainsi que les témoins, constata que les doigts s'adaptaient
très bien aux empreintes.
À l'issue de l'enquête, les soldats Fontaine et Héry
furent mis au secret ;
ils s'inquiètent fort de savoir si leurs parents, qui habitent Brest, sont au courant de l'affaire.
En effet, les parents des deux marsouins habitent la rue Saint-Marc.
La mairie d'Ouessant ne possédant pas de locaux disciplinaires,
M. Le Breton, qui a fait preuve d'une réelle habileté professionnelle, fait garder à vue la femme Croguennec et sa fille,
qui seront transférées sur Brest, jeudi, avec les deux soldats.
Les inculpés, qui ont de bonnes notes, ne sont à Ouessant
que depuis environ quinze jours.
Fontaine est ancien artilleur.


Mercredi eurent lieu les obsèques de la victime, auxquelles assistaient MM. Le Noan,
commandant le détachement d'Ouessant ;
Le Breton, juge de paix; son greffier, M. Le Goaster ;
Gourvennec, chef du poste de T. S. F., etc.

Depuis 35 ans, il n'y a pas eu de crime à Ouessant.
Mais depuis quelque temps, des incidents multiples seraient évités,
si l'on avait dans l'île deux ou trois gendarmes en permanence.
M. Le Breton a déjà fait respecter l'arrêté préfectoral pour la fermeture des débits de boisson,
mais il est facile de tourner la difficulté.
À noter que si la brigade du Conquet était renforcée, de une ou deux unités, les gendarmes ne seraient pas fâchés
de faire à Ouessant un séjour de deux à trois mois, par roulement.
Les habitants d'Ouessant demandent des gendarmes !
Qu'on leur en donne.
L. G.