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Fenêtres sur le passé

1907

Tragique promenade de Ouessantins
à l'île Keller

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Source : La Dépêche de Brest 24 juin 1907

 

Ouessant, 23 juin.

 

À cinq heures, ce soir, le pavillon noir a été hissé au haut du mât du sémaphore du Stiff.

Peu après, le tocsin a sonné dans la tour de Lampaul, annonçant un sinistre.

 

Deux canots, qui menaient à l'île de Keller des ouessantins, venaient d'être chavirés par la houle.

 

La plupart des habitants de l'île se sont immédiatement dirigés vers le port,

où ils ont assisté è la mise à l'eau du canot de sauvetage, monté par de courageux matelots.

 

Deux hommes et deux femmes ont péri.

Cinq autres personnes ont été recueillies par les barques qui s'étaient portées à leurs secours.

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Source : La Dépêche de Brest 25 juin 1907

 

Nous avons annoncé, hier, le naufrage, en face de l'île d'Ouessant, d'un canot qui fut chaviré par la houle.

 

Des détails supplémentaires nous sont parvenus sur ce terrible sinistre,

qui met en deuil plusieurs familles ouessantines.

 

Le bateau sinistré est le Paul Jan, n° 36, de l'île d'Ouessant.

Il se rendait à l'île Keller avec cinq passagers, quand il fut entraîné par le courant. Les passagers et l'équipage, composé de trois hommes, firent des signaux de détresse et attendirent anxieusement du secours.

 

Voyant le danger qu'ils courraient, et le bateau s'éloignant des récifs, deux matelots du bord et deux passagers

se jetèrent à la mer ; après bien des difficultés, les nageurs se hissèrent sur les rochers,

où ils furent recueillis par les bateaux sauveteurs.

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Le canot contenant les quatre autres personnes, terriblement ballotté par les lames, s'emplit progressivement d'eau et une vague furieuse l'engloutit.

 

Les naufragés luttèrent quelques instants, puis disparurent dans les flots.

 

Les victimes sont :

Paul-François Campion, 25 ans, inscrit au Conquet, patron du canot naufragé;

François Ticos, 15 ans;

Mme Jacques Le Sion, née Marie Le Guen, 29 ans;

Félicité Le Rouet, 17 ans, domestique.

Les trois dernières victimes, originaires d'Ouessant, étaient comme passagers à bord du Paul Jan.

 

Leurs cadavres, ainsi que celui du patron Campion, malgré les recherches faites dans le Fromveur,

sont demeurés introuvables.

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Source : La Dépêche de Brest 26 juin 1907

 

Voici dans quelles circonstances s'est produit le terrible accident dans lequel quatre personnes ont trouvé la mort :

 

Plusieurs habitants d'Ouessant avaient projeté de faire, dimanche dernier, une promenade à Keller.

L'île de Keller est séparée d'Ouessant par un chenal étroit.

La traversée dure, au plus, cinq minutes ;

mais les courants très forts, les vagues déferlantes rendent cette traversée des plus dangereuses

aussitôt qu'il y a un peu de mer.

 

L'îlot tel une borne de granit jetée au seuil de l'Atlantique, n'a pour toute végétation que de l'herbe et du « moudès », herbe menue, qui pousse en abondance et fait comme un tapis de mousse à la plus grande partie de l'îlot.

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L'été, le « moudès » se couvre de petites fleurs mauves qui donnent à l'île le plus riant des aspects.

Quelques chétives bruyères, des fougères et des genêts minuscules poussent dans les coins les plus abrités.

Les oiseaux de mer :

cormorans, mouettes, goélands, etc., se réfugient dans l'île en quantité innombrable

et leurs cris assourdissent les visiteurs.

À cette époque de l'année, on trouve les œufs de ces oiseaux et leurs petits dans toutes les anfractuosités

des rochers et du sol.

 

À la pointe septentrionale de l'îlot, une chaussée de galets relie Keller à une petite presqu'île :

Keller-Bian (petite Keller).

Cette anse, dans laquelle la mer se brise continuellement, sautant par-dessus l'isthme de galets,

est appelée « le cimetière des Anglais ».

 

L'île de Keller est une propriété privée.

Au point le plus élevé se trouve une construction ressemblant à un fort minuscule et comprenant une maison

sans étage et une tour de dix mètres environ de hauteur.

 

Le gardien, Bastien de Kerliviou, à qui l’on donne souvent le titre pompeux de « gouverneur », est,

avec sa petite chienne « Marquise », le seul habitant de l'île.

II va de temps en temps à Ouessant, où habite sa famille mais souvent, en hiver, il est prisonnier dans son domaine, par le mauvais temps.

 

Des lapins en grande quantité sont élevés en liberté dans l'île que, pour cette raison,

on a surnommée «  l’île aux lapins ».

 

On voit par cette description, qu'une excursion à Keller est toujours très intéressante ;

mais pour débarquer faut-il avoir l'autorisation du « gouverneur », autorisation qu'il accorde très rarement.

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Dimanche, donc, plusieurs Ouessantins et Ouessantines projetèrent de se rendre à « l’île aux lapins ».

Mais à Galgrac'h, où l'on s'embarque, la mer était si grosse que le patron Bon, qui conduit ordinairement les visiteurs, refusa de faire la traversée.

Il est bon de dire que les courants atteignent, à cet endroit, jusqu’à dix nœud de vitesse.

Dans l'après-midi cependant, vers trois heures, la mer s'étant un peu calmée, le patron Paul Campion, 23 ans,

du village de Kernic, consentit à prendre les promeneurs.

 

Au nombre de 13, ils prirent place dans le canot et, quelques minutes après, Campion aidé du caporal Ménajour, réussit à « accoster » et à déposer, sans trop de peine, ses passagers sur le rocher de Keller.

 

Quand le canot revint à Galgrac'h, il trouva huit autres personnes qui, ayant vu comment s'était accomplie

la première traversée, demandaient aussi à se rendre à Keller.

 

Elles embarquèrent, après avoir débattu d'un prix pour le voyage.

Au moment où le canot allait atterrir à Keller, une lame plus forte le jeta sur le rocher.

 

Deux personnes, M. Griffon, employé de la maison Caïfa, et Mlle Bernadette Le Guen, purent sauter à terre ;

quant au canot, il fut immédiatement rempli d'eau et entraîné par le courant.

 

Deux personnes étaient restées dans la barque :

Campion et Mlle Félicité Le Louët ;

les autres essayaient de lutter contre les lames.

M. Bouton, maçon, réussit, après bien des efforts, à gagner la terre avec sa femme.

Sa belle-sœur, Mme Le Saint, qui se soutenait encore sur l'eau, appelait au secours ;

mais, se jeter à la mer, c'était courir à une mort certaine, et il fallait assister à ce terrible spectacle sans pouvoir porter secours aux malheureux que le courant entraînait sans cesse.

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M. Bastien Kerliviou, prévenu, monta dans la tour et arbora un pavillon noir, puis il sonna du cor.

Aussitôt, le sémaphore du Siff arbora le même drapeau, et on tira le canon de détresse.

 

On apercevait toujours Campion et Mlle Le Louët sur l'épave.

Par trois fois, le courageux jeune homme réussit à replacer dans le canot Mlle Le Louët, qui, sans doute,

avait perdu connaissance.

 

Trois canots, montés, le premier par Jean-Marie Cozan et Casimir Miniou, le second par Martin Le Gall, Thomas Le Gall et Auguste Dauvin, le troisième par Pierre Madec et Pierre Rolland, arrivèrent quelque temps après sur les lieux,

et se mirent à la poursuite de l'épave qui s'en allait dans le S.-O., entraînée par le courant.

 

Pendant ce temps, le tocsin sonnait à Lampaul.

 

Le canot de sauvetage du Stiff, puis celui de Lampaul arrivèrent dans la baie de Galgrac'h.

Jusqu'à onze heures du soir, ils firent des recherches, qui demeurèrent infructueuses.

Le lendemain, à six heures du matin, ils recommencèrent encore, mais ne trouvèrent rien.

 

Le « grand cimetière » (ar wered braz) possède désormais quatre cadavres de plus.

 

Voici les noms des victimes :

François Ticos, 15 ans, fils du forgeron du village de Lanvian ;

Paul Campion, 25 ans, pêcheur, de Kernic ;

Félicité Le Louët, 19 ans, bonne chez le juge de paix de Penarlan ;

Mme Le Saint, 29 ans, de Poulbrac, mère de deux enfants, dont le mari, matelot chauffeur, se trouve en campagne.

 

Les 17 personnes se trouvant à Keller purent regagner Ouessant dans la soirée et furent ramenées chez elles

par la voiture de M. Gentil, conseiller d'arrondissement.

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Toute la nuit, les amis des défunts parcoururent l'île, annonçant la triste nouvelle,

et le glas de Lampaul sonna « broëlla » pour les quatre victimes.

 

Broëlla !

Personne ne connaît la signification de ce mot, ni l'origine de la coutume, qui est particulière à Ouessant.

 

Quand un îlien se perd en mer, on fait la veillée des morts et les obsèques comme si le cadavre était retrouvé,

mais c'est une croix de cire que l'on veille et que l'on conduit à l'église.

 

Hier matin, les quatre cortèges quittèrent la maison des défunts.

Trois se réunirent près de la croix de Poulbrac.

Le quatrième, celui de Félicité Le Louët, de Penarlan, se trouvant du côté opposé, se rendit séparément à l'église.

 

À huit heures, les cortèges arrivent à Lampaul.

Le clergé vient en tête, puis les croix de cire portées par des membres de la famille.

Les parents, dont les femmes ont pris le manteau de deuil ;

le maire, M. Malgorn ;

M. Gentil, conseiller d'arrondissement ;

Richard, juge de paix ;

le conseil municipal, etc., puis les amis viennent ensuite.

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Bientôt, il n'y a plus une place de vide dans l'église.

L'office des morts a lieu, puis l'abbé Salaun, curé d'Ouessant, donne l'absoute.

La famille reste encore pour prier, pendant que tous les îliens défilent et jettent de l'eau bénite sur le catafalque entouré de cierges, où reposent les quatre croix de cire.

 

Quelque temps après on se rend au cimetière,

où l'on dépose dans une urne de granit les « broëlla » de ceux disparus en mer...

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