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Fenêtres sur le passé

1907

Enez Eussa par le Magazine l'Auto

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Source : L’Auto 4 septembre 1907

 

Auteur : J. JOSEPH-RENAUD

 

L'île d'Épouvante !... Ouessant !...

Ce voyage devrait tenter les sportsmen, il est rude et extraordinaire.

Assez rude pour déconcerter un excursionniste timoré ou trop épris de ses aises.

Assez extraordinaire pour que tous ceux qui l'accomplirent en aient gardé

un souvenir inouï...

 

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Joseph-Renaud

1910

Cette île sauvage, longue de huit kilomètres, large de trois, est la dernière terre du vieux continent ;

elle vit un nombre inouï de naufrages, double intérêt déjà !

Derrière elle c'est toute l'Europe, toute l'Asie ;

devant elle c'est l'étendue énorme de l'Atlantique où la pensée ne rencontre, au loin, vaguement que les rivages américains ou « le crépuscule muet des pôles et le jet d'eau des baleines qui soufflent ».

Et malgré phares, sémaphores, sirènes, les parages d'Ouessant comptent parmi les plus dangereux du monde ;

par le temps le plus bleu, par la mer la plus lumineuse, on n'aborde que difficilement à Enez Heussa,

qu'isole un réseau d'affreux rocs sous-marins et de courants irrésistibles...

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Fortuné Car

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On va à Ouessant par Brest et le Conquet.

 

D'ordinaire, l'arrivée matinale à Brest est lugubre ;

une immense pluie tranquille voile les remparts verts, la cité grisâtre, et crible, devant la marquise de la gare,

un lac de boue.

L'eau dégringole des gargouilles.

La boue clapote autour des pas.

D'indécis clochers se répondent, glas à glas.

Aucune voiture ; n'ayez qu'une valise et transportez-la vous-même à ce tramway électrique du Conquet

qui fait du dix à l'heure et à tout propos s'arrête.

Voici enfin l'étendue agitée, glauque, de l'Atlantique.

La bonne dure brise !...

La Louise, un vieux petit bateau à vapeur, part les mardis, jeudis et samedis, vous annonce-t-on,

sous la direction d'un marin merveilleux qui se nomme Miniou.

 

Attendez-vous à une rude traversée !

L'an dernier, je quittai Le Conquet par un temps parfait, et d'abord ce fut adorable.

Sur une mer de soie verte, nous glissions ;

nous contournions des îlots de granit pareils à de noirs monstres antédiluviens.

Nous étions en route pour une idéale Thulé, certainement.

Ce fut d'abord Molène, l'île chauve où n'ont jamais poussé que deux arbres, l'un de pierre, l'autre de fer,

le clocher et le sémaphore.

Derrière un voile de brumes brillantes, Ouessant se profila, à peine perceptible, poétique, et comme ,

suspendue entre ciel et terre.

Puis nous entrâmes dans le terrible courant du « Fromveur ».

Nous n'attendions de lui qu'un fort roulis, mais le vent, soudain, changea et le rebroussa ;

d'où, en une minute, une violence formidable de vagues.

Accroupi, cramponné, je heurtais pourtant de la tête les bordages, les bancs, le mât, à chaque secousse,

d'où mi-évanouissement.

Je me rappelle le vacarme des montagnes glauques, baveuses, soudain offertes à l'ascension perpendiculaire

du menu vapeur vieillot, les gouffres horribles et obscurs où nous tombions ensuite la tête la première,

les paquets d'eau qui m'assommaient, les visages contractés des vieux matelots...

Impossible de gagner le port :

Nous n'eussions pas franchi un autre courant aussi dangereux, la Jument.

Tout aise fut-on d'aborder en un fjord sinistre et désert nommé « Penna' roc », un énorme puits, dont l'ombre tombante et le fracas assourdissant des flots augmentaient l'horreur...

 

Sans doute aurez-vous une traversée meilleure ;

néanmoins, attendez-vous pourtant à ce qu'elle soit redoutable pendant une bonne demi-heure,

soit à un endroit, soit à un autre.

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Fortuné Car

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L'intérieur d'Ouessant ?

Un paysage assez hollandais, plat, vert, dépourvu d'arbres, monotone, où des moulins à vent tournent,

où d'innombrables moutons agitent la crécelle de leur douce plainte.

Les côtes sont extraordinaires de désolation.

Elles expriment clairement le désespoir...

On dirait que peu à peu les tailla le dernier regard des innombrables qui périrent par la mer en les contemplant...

Nulle côte n'offre un aspect aussi effroyable.

Chaque roc collabore par sa forme à l'horrible impression.

Sur la pointe du sud-est, là où les nuages les plus fantastiques s'échevellent sur le ciel le plus sombre,

où la mer tonne avec le plus de rage, où le vent est le plus frénétique, les falaises semblent une assemblée de géants pétrifiés par Neptune, tandis qu'ils gesticulaient d'horreur...

 

Vous admirerez donc tout d'abord à Ouessant, outre cet aspect terrible, les effets marins

et atmosphériques les plus inouïs...

 

La brume d'Ouessant, par exemple, est un élément inconnu sur la côte.

Par un matin bien tiède...

Tiens ! On brûle donc des varechs là-bas ?...

De la vapeur blanchâtre, cotonneuse, pointe entre deux falaises.

Elle s'avance, s'étend.

En quelques minutes l'Océan frissonnant et bleu, où les voiles étaient des papillons délicieux, a disparu ;

la côte aussi ;

et aussi une moitié d'Ouessant, mais l'autre moitié resplendit de soleil et de gaieté ;

rien ne ternit la splendeur et la transparence de sa lumière ;

là où le lourd brouillard n'a pas atteint, c'est, sans la moindre transition, un beau paysage d'été.

Ailleurs, le brouillard naît sur place et a des limites très imprécises.

Il est à Ouessant aussi précis qu'une marée.

 

Un beuglement formidable, grave, éclate.

Quel animal antédiluvien ?

C'est la sirène du phare, invisible maintenant, de Créach, qui jette aux bateaux perdus dans l'ombre blanche

une vague indication...

Il ne se passe guère de jour, ni de nuit, qu'elle ne mugisse.

Comme si ce n'était pas assez des rocs sous-marins et des courants frénétiques auxquels le meilleur navire

ne résiste pas, la nature développe ici cette nuit artificielle que les phares ne trouent pas.

Ah ! Les marins enlisés dans la brume, et qu'un courant — lequel ? — entraîne où ?

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Fortuné Car

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Ainsi isolée, la population d'Ouessant a un type physique et moral très d'autrefois.

Ces pilleurs d'épaves célèbres ne font plus errer sur les falaises, des bœufs portant une torche aux cornes,

mais la mer leur fournit incessamment des richesses que, malgré les garde-côtes, ils accueillent volontiers.

Toute maison d'Ouessant est un fouillis hétéroclite des objets et des meubles les plus divers,

acquis grâce aux naufrages.

Dans la chambre d'auberge d'où j'écris ces lignes, tout vient de la mer, depuis le bois du plancher et du plafond

il n'y a pas de bois à Ouessant - jusqu'à ce très beau tapis turc, ces bouteilles de rhum d'une marque australienne

et cette grande glace qui porte en lettres d'or le nom d'un navire, la Ville-de-Palerme.

 

Les Ouessantines sont délicieuses.

Leurs cheveux, coupés net au ras des épaules, flottent librement.

Elles semblent des pages vêtus en Bretonnes.

Leur voix est très douce, musicale, prenante, malgré un accent qui ne ressemble à aucun autre.

Leur teint très clair, leurs traits purs et leur regard lointain, profond, grave,

leur assignent l'Irlande comme pays d'origine.

Rien ne ressemble plus à une Irlandaise qu'une Ouessantine, mais celle-ci est infiniment plus charmante.

Ces filles de naufrageurs expliquent le mythe des sirènes.

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