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Fenêtres sur le passé
1906
L'inventaire à l'île Molène
Source : La Dépêche de Brest 12 décembre 1906
Voici la troisième fois que nous nous embarquons pour assister aux opérations de l'inventaire à l’île Molène,
qui clôt la longue liste des communes du Finistère, où l'application de la loi a eu lieu.
Mercredi dernier, la tempête empêchait le débarquement des troupes, et samedi l'agent du fisc,
M. Troestler, percepteur au Conquet, tentait, sans aucun déploiement de force, de pénétrer dans l'église ;
les fidèles l'en empêchèrent.
Hier, donc, une nouvelle expédition fut organisée ; elle a été couronnée de succès.
C'est toujours le remorqueur Titan, de la direction des mouvements du port, qui a reçu mission de transporter
les troupes devant coopérer aux inventaires des églises des îles.
Ces voyages ont valu à l'équipage de rudes corvées, le temps n'ayant jamais favorisé ces expéditions,
notamment celle de l'île de Batz ;
le remorqueur, en regagnant Brest, avait essuyé une violente tempête.
Hier, le temps a été plus favorable, bien que le bâtiment ait été quelque peu secoué.
Revenus la veille d'Ouessant, les 25 gendarmes, commandés par M. le capitaine Minot, de Brest, s'embarquaient à nouveau, à huit heures, sur le remorqueur, à bord duquel avaient déjà pris place MM. Fontanès, sous-préfet de Brest ; Agier, commissaire spécial ;
Carrence, commissaire spécial adjoint ;
Troestler, percepteur au Conquet, chargé d'inventorier l'église.
Peu après arrivaient cinquante soldats d'infanterie coloniale, en tenue de campagne,
sous les ordres de M. le lieutenant Chabottier.
Les hommes avaient emporté des provisions pour un jour, et des hommes de corvée ont déposé à bord du Titan plusieurs fagots devant servir, en cas de stationnement forcé des soldats dans l'île, à chauffer le café.
On prévoyait donc que l'expédition pourrait être grave.
M. le médecin-major de 1ère classe Bellard, du 2e colonial, accompagné d'un infirmier, faisait partie de l'expédition.
À huit heures exactement, les amarres sont larguées, et le Titan appareille, sous le commandement de
M. le lieutenant de vaisseau Bohn, qui a mené à bien toutes les missions à lui confiées pour l'exécution de la loi.
Du grand pont, de nombreuses personnes, dont l'attention a été attirée par l'embarquement des troupes,
regardent s'éloigner le Titan, à l'arrière duquel flotte le drapeau national.
Le temps est clair, avec forte brise.
À 9 h. 30, le Titan est par le travers de Saint-Mathieu.
Le vent augmente, en même temps que la brume fait son apparition.
Une éclaircie permet cependant au commandant Bohn de reconnaître exactement la position de son navire.
Un bateau-pilote de Molène passe à proximité du Titan pour offrir ses services, qui sont déclinés.
La brume se faisant plus épaisse, M. Bohn fait préparer la ligne de sondage qui, dans le chenal conduisant au port, accuse des fonds de huit mètres et sept mètres.
Le Titan hisse au mât un drapeau, et le sémaphore de l'île répond, par le même moyen :
« Aperçu».
À 10 h. 20, l'ancre de bâbord est mouillée par six mètres de fond.
L'équipage met aussitôt à la mer les canots et chaloupes, dans lesquels embarquent les autorités et les troupes.
Dans le premier canot prennent place :
MM. Fontanès, Agier, Carrence, le capitaine de gendarmerie Minot et le lieutenant Chabottier.
Des tapis d'embarcations, en drap bleu avec large bordure rouge, avaient été déposés dans le canot,
portant le drapeau tricolore.
Cette embarcation, qui prend la tête de la flottille, est suivie d'un canot portant MM. Bellard, médecin major ; Troestler, percepteur et les journalistes.
Les chaloupes contenant les soldats et les gendarmes suivent.
Le canot sous-préfectoral accoste le premier à la cale, où se tiennent les autorités de l'île.
M. Fontanès et sa suite sont reçus par MM. Le Mao, maire ;
Le Bras, adjoint, ceint de leur écharpe ;
Le Bousse, buraliste, et Rolland, syndic des gens de mer.
Pendant que le débarquement s'effectue sous les yeux des îliens accourus sur le môle, et qui sont très calmes,
M. Fontanès s'entretient avec le maire.
L'instituteur arrive, à ce moment, pour saluer les autorités.
M. le sous-préfet lui demande s'il se plaît dans l'île.
— Pas du tout, répond l'instituteur.
— Pourquoi donc ? réplique M. Fontanès.
— Parce que, depuis quelque temps, je suis en butte aux tracasseries de nombreux habitants de l'île,
et plusieurs femmes m'ont déjà menacé à différentes reprises.
— Voilà qui est franchement parlé, répond, en souriant, M. Fontanès, qui, pendant un court instant, s'entretient avec l'instituteur.
Celui-ci retourne à l'école, pendant que le cortège s'organise.
M. Le Mao, maire, est à la tête de l'expédition pour la diriger vers l'église.
À travers les ruelles étroites de l'île, qui abrite 590 habitants, on rencontre quelques femmes,
ouvrant des yeux étonnés et regardant défiler gendarmes et soldats.
Jamais, dans l'île, on n'avait vu tant de troupes, et s'il ne se fut agi de leur église,
les habitants n'auraient pas manqué d'acclamer les militaires.
Mais ce n'était pas le cas.
Néanmoins, aucune injure n'a été proférée, ni contre les autorités, ni contre les soldats.
En s'acheminant vers l'église, on pouvait voir, dans les champs, des gamins se cramponnant les uns aux autres pour regarder passer soldats et gendarmes.
À leur mine ahurie, on devine qu'ils ne se sentent pas en sûreté.
Le cortège débouche près de l'église, en face de laquelle se tiennent une centaine de femmes criant,
en se frappant les mains :
« Vive l'Église ! Nous voulons Dieu ! »
Des îliennes, en protestant, frappent des galets l'un contre l'autre.
Le recteur, M. Pelleter, son bréviaire à la main, se tient devant ses paroissiennes, que d'un geste, il fait taire.
Très ému, il s'avance vers M. Fontanès, qui est en uniforme.
Ce dernier expose le but de sa mission, et demande au recteur s'il consent à ouvrir une des portes de l'église.
— Non, je ne le puis. Je suis chargé de l'église, et je n'ouvrirai aucune porte.
Comme M. le sous-préfet se détourne, le recteur dit :
« Vous permettez de lire une protestation. »
M. Fontanès. — Tout à l'heure, vous la lirez au percepteur chargé de l'inventaire.
M. Agier, commissaire spécial, présente alors la mise en demeure du préfet, que M. Pelleter refuse de prendre.
Le papier administratif tombe à terre et y reste.
M. Fontanès fait cerner l'église.
M. le capitaine de gendarmerie Minot place ses hommes en demi-cercle, dos à l'église, en face de la porte principale, tandis que les coloniaux forment la haie jusqu'à l'extrémité de l'édifice.
Au milieu d'un grand silence, le recteur lit la protestation suivante, en présence de M. Troestler, percepteur,
qui l'écoute attentivement.
« Monsieur,
« Avant que vous donniez ordre de briser les portes de cette église, je tiens à protester avec la dernière énergie contre la violence dont nous sommes l'objet.
« Ces jours derniers, du haut de la tribune française, un membre du gouvernement, M. Briand, disait :
« Ce que l'État laïque vous doit à vous, catholiques, c'est la liberté de conscience.
Il vous doit plus encore :
Il vous doit la faculté d'exprimer, en toute indépendance, vos croyances religieuses, par les manifestations extérieures qui sont le culte ».
« Pour rendre à Dieu le culte que nous lui devons, nous avons besoin de notre église ; c'est pour cela que nous l'avons bâtie.
Mais, au nom de la liberté de conscience, l'État laïque vient encore nous l'enlever contre tout droit et si, ensuite, par une concession ironique et outrageante, il nous en accorde l'usage, ce n'est que dans des limites de durée et d'administration qu'il a fixées d'avance, et qu'il se réserve de réduire encore selon son bon plaisir.
« Nous voulons une autre liberté, c'est celle que le pape, notre Père bien-aimé, a revendiquée pour nous, lorsqu'il a condamné la loi de séparation, comme spoliatrice, sacrilège et schismatique.
« Oui, cette loi de séparation viole partout tous nos droits ;
cependant, si elle pouvait avoir quelque part un caractère plus odieux, ce serait bien dans notre île, où elle ne tend rien moins qu'à dépouiller le pauvre du peu qu'il possède et qu'il a acquis au prix des plus grands sacrifices.
« Cette église appartient aux paroissiens catholiques de Molène ;
ce sont eux qui l'ont construite, et dans les conditions les plus pénibles.
« Pas une personne valide, dans l'île, il y a 25 ans, qui n'y ait sa pierre, qu'il lui a fallu extraire elle-même et transporter ici, sur la tête, ou à force de bras.
Les travaux que nous n'avons pu exécuter, nous les avons payés de nos deniers, et pour cela chacun a encore donné généreusement son obole, prélevée, non sur le superflu, mais sur le nécessaire.
« Les objets religieux que cette église renferme sont aussi notre propriété ;
les uns ont été donnés par des insulaires, dont plusieurs sont ici présents ;
les autres représentent un hommage rendu par des peuples étrangers à la bravoure de nos marins qui, au péril de leur vie, ont arraché à la mort tant d'existences humaines sur la plage sauvage qui nous entoure.
« Les Anglais, en particulier, ne pouvant récompenser à part tous les actes de dévouement accomplis en faveur de leurs compatriotes, ont estimé, avec juste raison, que, sous cette forme, leur reconnaissance répondait chez nous à une aspiration commune : la beauté de notre culte et la gloire de Dieu.
« Tous ces titres, qui sont sacrés pour les nations civilisées, le gouvernement en fait litière, et, pour faire valoir ses prétentions usurpatrices, il n'hésite pas à employer la violence.
« Soit ! Brisez les portes de cette église, entrez-y, appropriez-vous ce qu'elle renferme.
Ici, la force brutale triomphera de notre opposition, mais il est un sanctuaire que vous ne pourrez jamais crocheter :
c'est notre conscience de catholiques ;
celui-là, nous le garderons toujours fermé à tout accommodement sacrilège avec la situation schismatique que l'on veut nous faire dès maintenant. »
L'abbé Pelleter termine par les cris de :
« Vive la liberté ! » que répètent avec force les îliennes et quelques Molénais.
À son tour, M. Masson, trésorier du conseil de fabrique, s'avance vers M. Troestler,
mais ce dernier ne peut l'écouter, appelé qu'il est par M. Fontanès pour effectuer l'inventaire.
Voici cette protestation :
« Nous, membres du conseil de fabrique de la paroisse de l'île Molène, affirmons que nous subissons une violence et que notre présence, ici, en ce moment, ne doit pas être considérée comme une approbation quelconque donnée à la loi de séparation, récemment condamnée par le Souverain Pontife dans son encyclique du 11 février dernier.
« Nous déclarons, en outre, que, fidèles à suivre les directions du pape, et voulant rester en communion avec notre évêque,
nous ne remettons les biens de notre fabrique paroissiale qu'à l'évêque de Quimper ou à son délégué,
et protestons à l'avance contre toute dévolution qui serait faite de ces biens à n'importe quelle association,
malgré nous et en violation des lois de l'église.
« En vous priant d'insérer cette protestation dans votre procès-verbal, nous faisons encore toutes les réserves nécessaires pour ce qui regarde tous les droits, tant individuels que collectifs, sur cette église et sur ses biens.
« Les membres du conseil de fabrique de la paroisse de l'île Molène :
« J.-M. Pelleter, recteur ;
Cuillandre, président ;
Masson, trésorier ;
Le Mao, maire ;
Martial Masson et Étienne Gouachet. »
Pendant que le recteur lisait sa protestation, M. Fontanès s'occupait de faire pratiquer une brèche pour que le percepteur puisse passer.
Devant la porte de la sacristie, M. Agier, commissaire spécial, ceint de son écharpe, dit :
« Au nom de la loi, je vous somme d'ouvrir la porte. »
Trois fois, sans résultat, cette sommation est faite, appuyée par des sonneries de clairon.
Les sapeurs reçoivent l'ordre d'enfoncer la porte.
On essaie la pince-monseigneur, puis l'on a recours à la hache.
Un sapeur du 2e colonial réduit vivement en morceaux une des planches de la porte.
Cette dernière, qui était simplement fermée à clef, est ouverte.
Autorités et commissaires pénètrent dans l'église, dont l'ornementation est modeste.
Le recteur accourt, mais, sur une demande de M. Troestler, il déclare qu'il n'assiste nullement en témoin aux opérations de l'inventaire.
Le percepteur a vite fait le récolement de l'église.
M. le sous-préfet demande au recteur s'il veut ouvrir la porte de la sacristie.
— Non ! Non ! répond M. Pelleter.
— Envoyez les sapeurs, dit M. Fontanès.
Quelques coups de hache et la porte cède.
Dans la sacristie, M. Troestler inspecte, les registres et papiers.
Il tente d'ouvrir une armoire, fermée à clef, contenant des objets précieux.
Il allait être fait appel au concours des sapeurs, quand l'abbé Pelleter s'avance et dit :
« Je tiens à ouvrir cette porte pour ne pas profaner les objets qui y sont renfermés ;
ce n'est qu'à ce titre que je l'ouvre. »
Cette armoire contient calice, ostensoir, etc.
Le fameux calice en or orné de pierres précieuses, offert par les Anglais, est enfermé dans un étui.
M. Fontanès demande au recteur d'ouvrir une forte caisse devant renfermer l'argent et les titres de l'église.
— Non, je n'ouvre rien du tout, répond le recteur.
Les sapeurs ont vite raison des serrures, mais ladite caisse est absolument vide.
M. Troestler réclame la signature des deux témoins et l'inventaire est terminé.
Les autorités, à leur sortie de l'édifice, sont saluées par les cris de :
« Vive l'Église ! Vive Dieu ! Vive le Christ ! »
Gendarmes et soldats se rangent par deux, et suivent les autorités qui se dirigent vers le quai d'embarquement.
Les troupes s'embarquent pour déjeuner à bord,
tandis que les autorités se rendent dans une salle du restaurant de M. Tual.
Molène - 1951
Jean Frelaut 1879 - 1954
À midi et demi, MM. Fontanès, Agier, Carrence, Troestler et MM. le médecin major de 1ère classe Bellard,
le capitaine de gendarmerie Minot, et le lieutenant Chabottier, sont salués sur la cale, par MM. Le Mao, maire ;
Le Bras, adjoint, tous deux ceints de leur écharpe ;
Rolland, syndic des gens de mer, et Le Bousse, buraliste.
La mission est terminée, et, à une heure, le Titan lève l'ancre, cinglant vers Brest.
De la passerelle on aperçoit distinctement, sur deux points isolés de l'île, les habitants former un tas de matières inflammables puis y mettre le feu.
Comme on le voit, les Molénais n'ont pas voulu demeurer en reste avec les Ouessantins.
La mer est un peu houleuse quand le bâtiment arrive à la hauteur de Saint-Mathieu.
Le matin, quelques passagers ont été malades, mais au retour tout s'est bien passé.
Le Titan relâche dans le port du Conquet pour déposer à terre M. Troestler, percepteur, et quatre gendarmes de la brigade, qui avaient pris part à l'expédition.
À 3 h. 30, le Titan accostait le pont Gueydon, et les troupes regagnaient leur casernement.
Les gendarmes des brigades de l'arrondissement partiront aujourd'hui de Brest.
Les inventaires sont terminés dans notre région.