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Fenêtres sur le passé


1904

L'œil de la mer par Pierre Maël

 

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Source : La Dépêche de Brest 28 décembre 1904

 

On va commencer, cette année même, avant qu'elle ait pris fin, un de ces monuments qui ont, tout à la fois, le signe et l'emblème du progrès.

Dans quelques jours sera posée la première pierre d'un phare dont le feu n'éclairera guère l'océan que dans une vingtaine d'années.

 

Car ce phare, construit avec tous les perfectionnements qu'y pourra apporter la science moderne, sera dressé sur la roche appelée la Jument, l'une des pointes les plus meurtrières de ce plateau rocheux qui supporte l'archipel d'Ouessant.

Il aura trente-neuf mètres de hauteur, trente-quatre en réalité, car dans les grandes marées, cinq mètres de sa base seront couverts par les eaux.

 

On l'éclairera à la vapeur de pétrole, et son rayon s'étendra, circulairement et par éclats, à trente kilomètres.

Pour aider aux avertissements de la lumière, en temps de brume, une sirène projettera ses sons lugubres à une distance de six milles.

Et, de la sorte, on conjurera les périls de ces effroyables parages que la perte du Drummond-Castle a rendus si tristement fameux, il y a deux ans à peine.

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Qui ne les connaît pas ne peut pas se faire une idée du sentiment de terreur qu'ils inspirent, même aux pêcheurs de nos côtes, à ceux de Triélen et de Molène, aussi bien qu'à ceux de l'Abervrach, de Camaret et de Saint-Mathieu.

 

C'est là, en effet, que s'ouvrent ces deux détroits sinistres, l'Iroise et le Fromveur, dont les noms figurent dans le plus grand nombre des statistiques de naufrages.

Là règne l’île fantomatique, dont le dicton armoricain a précisé la farouche renommée :

 

Qui voit Ouessant,

Voit son sang.

 

Ouessant, l'effrayante rivale du raz de Sein, du pertuis de Maumusson, de l'anse du Socoa, mais dont la rude écorce nourrit toute une population de héros, au nombre desquels il faut citer, au premier rang, Rose Héré, cette femme admirable dont j'ai parlé aux lecteurs dans ces mêmes colonnes et à qui Marseille doit le salut de plusieurs de ses enfants.

 

Ce phare de la Jument n'aura d'égal, en son salutaire isolement, que le phare d'Armen, situé à 18 kilomètres au large de l’île de Sein, et dont la construction demanda 22 années.

Il sera desservi par quatre gardiens, dont trois seront toujours ensemble dans l'horreur de leur solitude, tandis que le quatrième attendra à terre son tour pour relayer.

De la sorte, chaque homme vivra trois mois sur le continent et neuf dans le phare.

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Je ne sais si ceux qui me lisent se font une idée, même vague, de ce que peut être une telle existence.

Je les invite à la méditer un instant, et ils comprendront pourquoi ce service des phares recrute de plus en plus difficilement des hommes qu'aucun appât de gain ne sollicite, car la rétribution est dérisoire et n'a d'excuse que dans la parcimonie du budget.

 

Ils comprendront mieux encore les cas nombreux de folie qui, pendant ces dernières années, ont donné lieu à des constatations de médecins aliénistes et justifié le vœu de voir réduire à un très petit nombre d'années la durée du service fourni par ces hommes vraiment dignes d'intérêt.

 

Le séjour dans un phare établi sur la terre ferme n'est pas déjà d'une gaité folâtre.

J'en connais dont la garde a été donnée à titre de récompense pour blessures reçues au service, ou incapacité de travail produite dans les mêmes conditions, non aux hommes eux-mêmes, mais à leurs femmes.

Et, dans ces conditions, le logement gratuit permet à celles-ci d'installer auprès d'elles leurs enfants, ce qui ne va pas sans quelque gêne.

Mais, dans les mois noirs de l'hiver, lorsque la nuit se fait à quatre heures et demie de l'après-midi, lorsque le jour ne se lève qu'entre six et sept heures, c'est quatorze et quinze heures de ténèbres que doivent subir ces malheureux, séparés, le plus souvent, du reste de l'humanité par la furie même des flots, qui les consigne dans l'exiguïté de leur logis.

Ceux-là, ce sont les privilégiés.

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Que dire de ceux qui, comme à la Vieille, à Cordouan, à Armen, sont, pendant trois mois consécutifs, emprisonnés dans leur minaret de pierre, menacés quelquefois de manquer de pain ou d'eau fraîche, péniblement ravitaillés entre les coups de mer, par les bateaux des ponts et chaussées ?

Car, une fois entrés dans la geôle, ils savent que toute une saison s’écoulera avant qu'ils en sortent, et leur unique distraction sera de descendre, à marée basse, sur la roche large de cinquante, ou même de vingt mètres, qui sert de socle à leur tour de guet.

 

Combien cruelle leur doit être, du haut du parapet d'encorbellement qui entoure la lanterne, la vue de la côte où ils ont laissé leur famille !

On comprend, en effet, que tels phares n'offrent point un logement assez spacieux pour recevoir d'autre personnel que les trois gardiens, bien que le règlement, si je ne me trompe, se laisse fléchir quelquefois en faveur d'une fille ou d'une épouse.

Puis, l'approvisionnement est mesuré et le biscuit lui-même peut se corrompre en une telle atmosphère, sursaturée d'humidité.

Par-dessus tout, la difficulté de l'atterrissage s'oppose à ce qu'on autorise le séjour d'une femme, laquelle, admise pour huit jours, ou même moins, près de son mari, peut fort bien ne sortir de la prison qu'après un mois d'internement.

 

Eh bien ! J'en appelle aux plus sceptiques, aux plus railleurs, — quel est celui d'entre eux dont la blague ne l'étranglerait pas en sa gorge, dont le rire ne se figerait pas sur ses lèvres à la pensée d'exercer un semblable métier?

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La mer, c'est charmant, vue du pont d'un yacht de plaisance, ou même des bancs d'une chaloupe d'excursion, par un beau temps clair, où le soleil rit dans le ciel, où la grande nappe bleue s'alanguit sous la quille des bateaux et les berce de molles caresses.

 

C'est déjà moins séduisant, lorsque la brise fraîchit sous un ciel en grisaille et que les estomacs des marins d'eau douce commencent à s'insurger avec les premières révoltes de la houle.

Les « amateurs » n'en veulent pas deux fois et ne lui trouvent guère, en dépit des restitutions qu'ils lui font,

le « goût de revenez-y ».

 

Or, je les convie à s'enfermer pour trois jours seulement, avec la permission nécessaire, dans un phare isolé, à gravir l'escalier en vis de cette colonne de pierre, au fort d'une tempête du large, à s'accouder au garde-fou de la lanterne sous l'assaut des lames échevelées, secouant leur piédestal comme un maigre baliveau, hurlant en clameurs apocalyptiques, les aveuglant de leurs embruns glacés.

Et quand ils seront redescendus de cet enfer en plein ciel, ils pourront dire aux tranquilles compatriotes quelle vie mènent là-dedans ces stylites de l'océan dont l'œil reste ouvert toute la nuit et dégage assez de rayons pour éclairer la route à ceux qui, moins heureux encore, ne peuvent fixer leur détresse dans l'immobilité de l'attente.

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M. Eugène Potron, ce Parisien généreux qui a légué 400,000 francs pour ériger le phare de la Jument, était un philanthrope ; il trouvait que s'il est héroïque de remédier aux sinistres dans la mesure extrême des forces humaines, il vaut encore mieux les prévenir.

 

Si sa santé n'avait pas arrêté M. Potron, son existence n'aurait été qu'un perpétuel voyage d'études.

 

Il a séjourné dans toutes les parties du monde :

D'abord dans l'Amérique du Sud, puis du Nord, ensuite dans l'Inde, en Chine, au Japon ;

ayant 60 ans, en 1892, il a voulu encore faire son tour d'Afrique.

 

Son extrême modestie l'a empêché de prendre la place qu'il aurait pu occuper par ses connaissances, son intelligence et sa grande valeur personnelle ;

c'était l'homme simple par excellence.

 

Dans son premier voyage, il avait réalisé une petite fortune qui lui a permis de faire le legs magnifique du phare que l'on construit sur la Jument d'Ouessant, qui sauvera tant d'existences de marins de notre pays.

 

Nous pensons qu'on ne peut jamais trop faire connaître les bienfaiteurs de notre pays, comme M. Eugène Potron.

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