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Fenêtres sur le passé

1901

Races d'Arvor par Pierre Maël

 

Pierre Maël est le pseudonyme collectif de deux auteurs français de romans d’aventure et sentimentaux pour la jeunesse :

Charles Causse (1862-1904) et Charles Vincent (1851-1920).

Tous deux d’origine bretonne, catholiques fervents et légitimistes.

Leur œuvre - qui comprend 94 titres - est divisée en deux catégories : les romans pour garçons et les romans pour filles.

Le nom de Pierre Maël est associé à une forme particulière de littérature, celle des livres d’étrennes et de prix scolaires.

 

Charles Causse

Né en 1862 et mort en 1904, il n’a jamais écrit sous son patronyme.

Il est le père d'un autre auteur de romans d'aventures : Jean d'Agraives.

 

Charles Vincent

Il est né en 1851 à Nudjuffgur, dans les Indes françaises, et est mort en 1920.

Après la mort de Charles Causse, il écrit sous son patronyme des rééditions des romans de Pierre Maël.

 

Races d'Arvor.jpg

Source : La Dépêche de Brest 31 août 1901

 

Il y a dans le monde une « race » maritime, et il n'y en a qu'une : le Breton.

Ni le Norvégien, ni le Slave, ni l'Anglais, ni l'Espagnol, ni l'Italien, pas même les Provençaux et les Basques, ne sont marins de nature.

 

Le nom même de notre Bretagne continentale, en langue celtique, « Arvor » signifie « la mer », d'où l'on a tiré Armorique, et qui se traduit « sur mer ».

Mais avec l'une comme avec l'autre de ces dénominations, — qu'aucun autre pays ne possède, — on représente une terre maritime d'essence, dont les habitants sont naturellement « marins ».

 

Je ne veux pas pêcher par chauvinisme local, mais je pourrais citer l'innombrable liste d'hommes de mer que la Bretagne a donnés à la France, depuis Kerret Barbe-Noire jusqu'à nos familles actuelles d'amiraux, d'officiers de tout grade, qui peuplent notre flotte.

Et que serait-ce si je voulais dénombrer les sous-officiers et les matelots !

Quel que soit le chiffre des inscrits maritimes, il suffit d'en examiner les listes pour s'assurer que les Bretons y figurent dans la proportion de huit sur dix.

Ici, en effet, vivent et prolifient les générations de pêcheurs, de caboteurs, de long-courriers.

 

Pas un estuaire de fleuve côtier, pas une anse, pas une crique qui n'ait sa population d'hommes de mer ;

les Sinagots, de Séné, en Morbihan, les « Forbans » de la Trinité et de Carnac, les gens de Belle Île, d'Hoédic, Houat, ceux d'Étel, ceux de Groix, de Lorient, des Glénans, de Concarneau, les naufrageurs de Penmarc'h et d'Audierne, les « capistes » du Raz de Sein, les farouches insulaires de la Cornouaille et d'Ouessant, les « pagans » de l'Aber-vrac'h, les gars de Roscoff, de Morlaix, de Primel, les « Islandais » de Locquirec, de Plestin, de Lannion, de Paimpol, de Binic, de Saint-Servan, et, pour finir, ces incomparables corsaires d'Aleth et de Saint-Malo, qui s'enorgueillissent encore de Dugay-Trouin et de Surcouf.

 

Pourtant, j'avoue que les fils de pirates, souvent pirates eux-mêmes, qui sortent des archipels helléniques, les piroguiers malais et océaniens, sont d'étonnants navigateurs.

Mais les premiers sont surtout des écumeurs, les seconds ne sont encore que des sauvages.

Ce qu'on ne trouve pas chez eux, c'est l'âme fruste et simple, pleine d'une poésie profonde, qui anime les corps athlétiques de nos Bretons.

Pierre Loti eût-il trouvé ailleurs qu'à Paimpol Yann le géant et Gaud la « demoiselle » ?

Charles Vincent, Nadar, photographie, 1900.jpg

Charles Vincent

Nos pêcheurs du Midi sont surtout de joyeux garçons qui profitent de leur beau soleil et jouent avec les flots bleus, bien que, souvent, ces flots soient noirs de colère.

Cela ne les empêche pas d'être des héros à leur heure et de se jeter, intrépides, dans la tempête, pour sauver les naufragés.

 

Mais, sur la côte de Bretagne, le sauvetage est de pratique quotidienne, et c'est la brume morne des vents d'ouest qui voile notre ciel.

Qui donc tient le compte des prouesses journalières accomplies sur nos rochers et nos plages, dans ces passes dangereuses comme le goulet du Morbihan, sur les barres d'Étel et d'Audierne, dans les chenaux sinistres de Saint-Guénolé, dans les tourbillons du cap Sizun, sur les « chaises » de Primel, au milieu des récifs de Roscoff et de Batz ?

 

Tel est le Breton, « homme de mer » des pieds à la tête.

Et quand je veux essayer d'approcher cette « âme » dont je parlais tout à l'heure, je vais flâner aux abords d'un quai, sur un môle de pierre, à l'heure des retours de pêche.

 

Alors, je les vois descendre, ces hommes en tricot et en ciré.

Ils franchissent, pieds nus, la distance qui sépare l’embarcation de la côte, et les voici qui s'avancent, les uns avec des torses énormes, les autres plus sveltes, plus élancés, tous du même pas cadencé, en un même balancement rythmique, presque toujours silencieux ou n'échangeant que de laconiques discours, de gutturales syllabes, soulignés d'un regard expressif et profond.

 

On dirait qu'ils reviennent d'un autre monde et que la terre est trop dure à leurs pieds.

Ils gardent dans leurs prunelles une sorte d'indécision paisible, quelque chose de mouvant et de flottant comme le reflet des vagues qui viennent de les bercer pendant toute la semaine.

Et si l'on osait y plonger plus avant le regard, on éprouverait, j'imagine, une sensation analogue à celle que procure la contemplation d'une table de périscope.

On y verrait onduler les lames et, sur les lames, les embarcations et, dans les embarcations, les hommes, et, dans les hommes, les sentiments et les pensées.

 

Tant qu'on n'a pas vécu la vie bretonne, en Bretagne, on ne comprend pas cette existence placide, contemplative, pieuse, toute pareille aux monotones oscillations de la mer, nappe immense jetée sur des abîmes d'où surgissent parfois les plus monstrueuses fureurs.

L'âme bretonne est ainsi faite.

L'infini est en elle comme autour d'elle ;

elle lui doit sa sérénité des jours monotones et ses soudaines explosions ;

elle lui doit, dans les arts, la simplicité de ses églises et la puérilité de ses chants qui, tous, ont l'air de complaintes.

Et l'on éprouve une réelle surprise à trouver si peu de virilité dans la musique de cette race qui a eu Du Guesclin et Richemont, le siège de Guingamp et le Combat des Trente, qui a inventé les preux de la Table Ronde et très probablement composé la Chanson de Roland.

Refrains populaires ou récits guerriers sont chantés sur un mode triste, presque larmoyant, qui ressemble à la cadence d'une berceuse, et qu'on croirait modulé par une voix de femme, bien loin des triomphantes sonorités des accents méridionaux.

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Pour ma part, je vois dans cette mélancolie qui fait tout le charme de nos gwerz celtiques, l'expression même de l'état d'âme armoricain :

une latente certitude d'un lendemain radieux, une sorte de complaisance au rêve, le nonchaloir des contemplations sans bornes dans le religieux silence des grèves où le susurrement continu des vagues redit éternellement le passage du crépuscule à l'aube, du flot au jusaut, avec des réveils imprévus, de soudaines insurrections de la mer suivies des mêmes langueurs apaisées, des mêmes attentes résignées.

Quelle force pour un pays que cette constance séculaire dans l'espérance et dans la foi !

Et comme les bras de Titan, l'épaule de granit solidement fixée au corps robuste de la France, font bien leur métier de gardiens au-dessus de cette nappe glauque, de cet Atlantique d'où nous est venu tant de fois l'ennemi !

C'est à Saint-Cast que fut broyée la dernière invasion anglaise ;

c'est dans l'Iroise, entre Brest et Molène, que périt le Vengeur ;

c'est sur la plage du Conquet que vint se briser la flotte espagnole, la seconde Armada de Philippe II, envoyée pour soutenir Mercœur contre le roi de France Henri IV.

 

J'ai assisté, naguère, à un pèlerinage maritime, oui, un pèlerinage.

Je me trouvais sur la côte du Morbihan, dans un petit village, où l'on venait d'ouvrir, dans la vieille église abbatiale, une tombe contenant, assurait-on, les os de saint Goustan, l'un des grands saints de la Bretagne.

 

Les os avaient été déclarés authentiques par une commission de prêtres et de médecins de Vannes.

Il restait à les recueillir et à les distribuer aux paroisses suffragantes.

 

Or, cette après-midi, un dimanche, sous un ciel assez couvert et menaçant la pluie, nous vîmes s'avancer du sud-ouest six grandes barques, toutes voiles dehors.

 

Elles venaient de l'île d'Hoëdic, dont saint Goustan est le patron, et portaient, avec quatre-vingts marins, hommes magnifiques, près du double de femmes, de jeunes filles, de religieuses, sous la conduite du recteur de l'île.

Tout ce monde venait en procession chercher une part des reliques pour l'emporter dans l'humble église, dans ce rocher perdu, là-bas, à dix-neuf kilomètres en mer.

Et les barques s'approchaient, grandissaient, dans une sorte d'atmosphère lumineuse, entourées d'une brume de cantiques, et rien n'était étrange comme cette mélodie pieuse montant au ciel du milieu des flots.

 

Ils prirent terre.

Toute la population d'alentour s'était portée à leur rencontre.

Ils vinrent en procession jusqu'à l'abbatiale et assistèrent aux vêpres et au salut.

J'entends encore ces belles voix graves, sortant de ces poitrines d'hercules ;

je revois ces fronts penchés, ces torses courbés, ces genoux pliés.

Puis, la cérémonie achevée, recteur en tête, tout le monde alla se rafraîchir au plus prochain débit de boissons, après quoi, les reliques placées dans une châsse de métal, on reprit, bannières au vent, le chemin de la côte.

Les six barques étaient là, sous le petit môle, mouillées dans un pertuis de roches.

Les femmes embarquèrent les premières, puis le recteur, puis les hommes.

Et nous les vîmes s'éloigner hissant la voile, une à une, dans le même sillage, sans interrompre un instant le chant des cantiques.

 

Depuis leur arrivée, le soleil avait troué les nues, mais la brise avait fraîchi.

Il y avait de la houle, et des gouttes espacées commençaient à pleuvoir en diamants liquides à travers les diamants de l'astre.

Comme le vent portait vers nous, vent debout pour les pèlerins, ils mirent plus de temps pour regagner Hoëdic qu'ils n'en avaient mis pour venir au continent.

Jusqu'au coucher du soleil nous entendîmes leurs voix chantantes sur la grande mer onduleuse et nous vîmes leurs voiles monter et descendre sur les flots, diminuant peu à peu, comme la mélodie, empruntant aux baisers de l'astre des teintes d'or et de pourpre, d'améthyste ou d'opale, à mesure que le disque rouge s'enfonçait sous l'horizon incendié.

Lettre autographe signée de la main de Charles Causse.jpg

Remerciement adressés par Pierre Maël

à propos de Rose Héré l'héroïne d'Ouessant

Voilà les hommes de nos races d'Arvor.

Et, vraiment, quoi qu'on pense, qu'on sente et qu'on croie, on ne peut s'empêcher de ressentir une mâle confiance et de se dire : 

— En vérité, que peut craindre la Patrie, que ne doit-elle pas espérer de ces fois naïves, de ces volontés simples et fortes ?

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