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Fenêtres sur le passé

1901

À Ouessant, l'amour de la terre

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Source : La Dépêche de Brest 9 mars 1901

 

Le tribunal juge une affaire qui prouve jusqu'à quel point l'amour de la terre peut s'emparer d'un homme.

 

Qu'on en juge :

 

Paul Le Mith est un brave homme, ancien marin, devenu cultivateur depuis sa retraite.

Il vit à Ouessant, près de sa voisine la dame Le Gall, dans un état permanent de défiance.

À tort ou à raison, il accuse celle-ci de convoiter sa propriété et de rêver d'empiétements sur sa parcelle.

 

Une borne est là, autrefois plantée par on ne sait-qui, ni en quelles circonstances, et Le Mith est convaincu

que sa voisine l'a reportée un peu de son côté pour s'arrondir de quelques mètres carrés.

 

Voulant en avoir le cœur net, il avait invité la dame Le Gall à procéder avec lui à une expertise contradictoire.

On était allé devant le juge de paix, et on avait enfin convenu de nommer un expert pour vérifier l'abornement.

Mais comme les choses traînaient en longueur et que toujours Le Mith regardait d'un œil méfiant la borne,

un jour, n'y tenant plus, il convoqua trois amis et sa voisine, pour venir avec lui vérifier si la borne était,

oui ou non, en sa bonne place.

La veuve Le Gall fit la sourde oreille.

Le Mith passa outre et s'en va avec les trois témoins.

On arrache la pierre, on gratte la terre, et on trouve sous le pied

de la borne les débris de poteries ou charbon servant de témoins

(pour employer le terme consacré).

Le Mith, satisfait, remet la borne en place et s'en va.

 

Il ne se doutait pas, le pauvre diable, qu'il venait de commettre là un délit.
 

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Du moins, c'était l'opinion du juge de paix de Ouessant, qui transmit au parquet la plainte formée

par la veuve Le Gall, et hier le sceptique Ouessantin comparaissait devant le tribunal correctionnel,

sous l'inculpation de déplacement de borne, délit prévu par l'article 456 du Code pénal.

 

Un témoin, la plaignante, avait été citée, mais n'avait pu se rendra à l'audience à cause du mauvais temps.

 

M. le substitut Jacquet prie le tribunal de passer outre, les faits étant reconnus.

Le Mith reconnaît, en effet, que tout s'est passé comme nous venons de le dire,

mais en insistant sur ce point qu'il remit la borne a la même place.

 

Pour l'organe du ministère public, cela n'a pas d'importance, car le déplacement c'est, dit-il, le fait seul d'avoir arraché la borne de l'endroit où elle était placée.

Sans exagérer l'importance du délit et requérir une peine trop sévère, il fait remarquer qu'il a dû poursuivre

parce qu'à Ouessant les disputes sur les bornages ont une âpreté toute particulière et que là, plus qu'ailleurs,

il faut faire respecter les abornements.

Me Maurer défend le prévenu.

Avec une vigueur qu'inspire une conviction évidente,

il expose au tribunal que la bonne foi du prévenu est patente.

Il n’a pas voulu voler le voisin, la preuve en est que d'une part il a invité la dame Le Gall à venir avec lui faire la vérification,

et que pour mieux affirmer la pureté da ses intentions

il s'est fait accompagner de témoins.

Ce n'est pas ainsi qu'agit un homme qui aurait

des intentions malhonnêtes.

 

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« Mais, ajoute le défenseur, non seulement Le Mith a été de bonne foi, bien plus, il n'a pas commis le délit reproché.

En effet, il a bougé la borne, il ne l'a pas déplacée.

En effet, en matière pénale, il faut prendre les mots à la lettre, car déplacer c'est changer l'emplacement d'un objet, et non seulement il n'est pas prouvé qu'il en ait changé la place, mais encore au procès-verbal du garde-champêtre

il est consigné qu'il a été vu la remettant au même endroit.

Donc, la matérialité du fait de déplacement n'est pas réalisée ;

de plus, il n'y a pas intention frauduleuse d'altérer le titre de propriété que constituera bornage. »

 

Le tribunal paraît être de cet avis, et il acquitte le prévenu par un jugement motivé suivant les conclusions

de la défense, c'est-à-dire en déclarant qu'il n'est point prouvé qu'il ait eu déplacement proprement dit,

et que le contraire paraît même constant ;

qu'enfin, les intentions de Le Mith étaient pures.

 

Mais le prévenu ne paraît pas encore rassuré, car il s'avance vers le bureau du tribunal

et murmure quelques mots inintelligibles.

On s'empresse autour de lui pour lui faire comprendre qu'il n'a qu'à se féliciter et se retirer.

 

C'est égal, il faut avouer qu'à Ouessant les plaisirs sont rares, car on s'occupe avec peu.

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