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Fenêtres sur le passé
1900
La Bretagne à l'Exposition Universelle de Paris
Source : La Dépêche de Brest 5 février 1900
Auteur : François Depasse
À mon ami Félix Ollivier, architecte, sous-inspecteur des travaux de la ville de Paris.
C'est donc à toi, mon cher Félix, que l'on a confié la tâche de faire connaître la Bretagne
aux visiteurs de l'Exposition universelle.
Aucun choix ne pouvait être plus judicieux.
Qui saurait mieux que toi reproduire, dans leur milieu pittoresque,
les monuments choisis pour représenter là-bas notre chère province ?
Ces monuments et ces sites, tu les connais pour les avoir dessinés, d'une plume déjà habile,
à l'âge où d'autres apprennent encore à épeler.
Ton œil d'artiste se fixait déjà avide sur le granit sculpté des belles églises gothiques, il aimait à se perdre
dans les vallonnements touffus qui conduisent, en un lit somptueux ou agreste, nos rapides cours d'eau à la mer.
Ta vocation se dessinait ainsi, doucement observée par les tendresses familiales.
Bientôt elle se précisait, et enfin tu conquérais brillamment les premières places dans ton art.
Et, comme l'amour du pays natal est resté vivace en ton cœur, tu as dû saisir avec un joyeux empressement l'occasion de dresser un hommage peu banal à la rude province d'Armorique, où se dressent tant de belles choses.
À vrai dire, on s'en doute un peu.
La facilité des moyens de communication a livré la Bretagne aux touristes.
Ceux qui savent regarder sont allés d'émerveillements
en émerveillements, et quelques-uns ont proclamé, sans exagération,
qu'il n'était point nécessaire de voyager au loin pour jouir des splendeurs d'une nature admirablement tourmentée.
C'est la Suisse en miniature, disent-ils tous,
— Oui, mais la Suisse avec, par échappées féeriques,
la mer bleue qui vient baigner les verdures de la côte.
Nous sommes loin de la solitude momie des glaciers silencieux ;
partout, même sur les landes les plus arides, s'étend la verdure rase
où paissent les moutons, tandis que le vent du large apporte au loin
dans les terres la puissante plainte des vagues.
Les villages sont encore rares.
La terre rebelle se féconde péniblement sous l'effort.
Des landes immenses, que la fleur d'or de l'ajonc fleurit toute l'année,
ou roses parfois au printemps de l'épanouissement des bruyères ;
des landes interminables où surgissent de grosses roches fourrées de pâles lichens, se prolongent à perte de vue.
Un bouquet d'arbres trapus en rompt par instants la monotonie ;
de loin en loin la pointe d'un clocher marque les bourgades et, aux carrefours,
des croix témoignent de la piété fervente de la population.
Triste est la lande sous le ciel gris ;
mais que le soleil disperse les nuées et c'est une fête de poésie rustique et pénétrante.
De la terre s'élève le bourdonnement des insectes qui vrombissent de fleur en fleur,
de tous les taillis s'échappent des cris d'oiseaux, tandis que le chant éperdu de l'alouette plane invisible sur la nature.
On n'aperçoit point l'homme, mais il est là,
car la voix d'un pâtre module non loin les strophes mineures d'un sône populaire.
La Bretagne n'est pas seulement cette nature vierge, sauvage,
dont le sol rocailleux est rebelle au travail du laboureur ;
c'est aussi, sous d'autres aspects, la terre nourricière où jaillit le blé
entre des talus qui sont de vrais remparts, le blé aux fiers épis d'or roux que la faulx couche à l'automne, le « blé noir » dont la fleur répand
une violente odeur de miel par toute la campagne.
Et le lin, avec sa fleur si délicate, d'un bleu dont la nature est avare...
Et les vergers, où les pommiers arrondis sont posés, au renouveau, comme de monstrueux bouquets de roses ...
Mais, mon cher Félix, si tu as pensé à tout cela lorsqu'il s'est agi
de donner à la Bretagne un coin de l'esplanade des Invalides,
ç'a été pour regretter d'être obligé de laisser ce cadre en te bornant
à reconstituer avec intelligence
quelques monuments bretons caractéristiques.
On cite ainsi ; l'entrée du cimetière de Pencran,
la porte du cimetière de La Martyre, près de Landerneau,
le cloître historique de Tréguier, les vieilles rues de Dinan et de Fougères, que sais-je encore ?
Dans une auberge, de jolies servantes en costumes authentiques recevront les visiteurs et leur serviront du cidre blond au parfum délicat ; sans doute, aussi, on y dansera les rondes nationales, les dérobées et les passe-pied, au son du biniou et de la musette.
Ailleurs, on verra les artisans travailler aux métiers du pays.
Bref, la reconstitution sera aussi complète que possible.
Malheureusement, il en sera d'elle comme de toutes les reconstitutions de ce genre.
Le sentiment fera défaut, le sentiment qui est la vraie personnalité d'un pays ou d'un peuple
et que l'on n'emporte pas avec soi.
La Bretagne, même dans ses fêtes, dans ses joies, garde un certain recueillement qui vient autant de l'âme du peuple que de l'influence un peu grave du milieu.
Qu'en restera-t-il dans la poussée impatiente des visiteurs, que seront les figurants longuement exposés
à leurs regards, distraits et troublés, accomplissant leur corvée sans conviction ?
Et le dolmen de Locmariaquer, et le menhir, et le calvaire se dressant dans l'espace mesuré avec parcimonie ;
que restera-t-il du caractère religieux, grandiose ou mystérieux
qu'ils évoquent, brusquement apparus au tournant d'un sentier,
sur la lisière d'une forêt, dans le silence suggestif de la campagne ?
Aussi, ceux qui les verront seront peut-être surpris
que ce soit aussi peu de chose ;
les menhirs et les calvaires, dominés de toutes parts par des constructions monumentales,
leur paraîtront bien étriqués.
Il faudra leur expliquer alors qu'il en est de même pour la plupart de ces édifices sortis de leur milieu,
et dont la vue laisse un sentiment de déception ;
qu'on leur demande cependant de bien regarder pour emporter du moins le désir d'aller ensuite, au pays même,
voir les mêmes monuments dans leur vrai milieu.
Cependant, mon cher Félix, quelque chose me dit que, par je ne sais quel artifice,
tu sauras arriver à donner l'impression bretonne, comme un savoureux goût de terroir,
à ce petit morceau de la province natale que tu as charge de créer sur le sol parisien.
Tu nous réserves sans doute des surprises charmantes, voire de délicates émotions,
à nous qui souffrons si vite du mal du pays.
Et certes, la Bretagne, que ton art filial saura évoquer, exprimera quand même,
sous une forme réduite mais expressive, le charme, la grandeur et la beauté de notre terre de légende et de foi.