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Fenêtres sur le passé

1897

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Ouessant et Molène

Source : Le Monde illustré  8 mai 1897

pages 294 – 295

 

Ouessant et Molène

 

Auteur Charles Le Goffic


Peu de cérémonies ont été aussi imposantes que la remise des médailles décernées par le gouvernement britannique aux sauveteurs bretons du Drummond-Castle.

 

On se rappelle ce terrible engloutissement du grand paquebot anglais,

pris dans la brume, et qui vint s'ouvrir sur les Pierres-Vertes,

un des nombreux récifs qui hérissent les parages du Fromveur et de l'Iroise.

 

La mer, quinze jours durant, roula des cadavres
 

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Auteur Charles Le Goffic

Né le 14 juillet 1863 à Lannion

Mort le 12 février 1932, à Lannion

Poète, romancier et critique littéraire

Vice Président

de l’Union régionaliste bretonne

Académie Française

Les pêcheurs bretons du littoral et des îles se dévouèrent pour les soustraire à la vague

et leur donner la sépulture en terre sainte.

 

Les habitants de Molène et d'Ouessant se distinguèrent plus particulièrement dans ces recherches,

et c'est pour leur témoigner sa gratitude de cette conduite si humaine qu'en même temps qu'il envoyait à Brest

le croiseur Australia, le gouvernement anglais chargeait son ambassadeur en France, sir Edmund Monson, de se rendre sur les lieux et de procéder en personne à la distribution des récompenses.

 

Ouessant et Molène, dont nous nous occuperons plus spécialement ici, font partie d'un chapelet d’îles granitiques et sauvages

qui va s'égrenant le long de la côte du Finistère,

de la pointe Saint-Mathieu à l'Aber-Benoit.

 

Débris d'une terre submergée, ces îles ont la tristesse des épaves.

 

Un embrun perpétuel les enveloppe.

 

La mer s'y brise, par les temps d'ouest avec une violence extraordinaire.

 

« Elle y boursoufle ses flots comme des monts,

dit Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe.

 

Tantôt ils s'épanouissent en écumes et en étincelles ; tantôt ils n'offrent qu'une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissent.

 

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L'Australia

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Photographies M. A. Bott,

Correspondant "Le Monde Illustré"

Parfois les vagissements de l'abîme et ceux du vent se confondent; l'instant d'après, on distingue le « détaler » des courants,

le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine.

 

Au milieu de ce fracas, des bruits sourds, pareils à ceux d'un vase qui se remplit, sortent de la concavité des gouffres,

puis la masse épaisse des vagues vient avec un froissement affreux se briser contre les roches,

et des torrents d'eau s’écoulent en tourbillonnant, comme à l'échappée d’une écluse. »

 

Cette admirable description n'est pas, qu'on le croie bien, un jeu de l'imagination puissante du grand artiste.

 

Trop de sinistres témoignent de son exactitude.

 

C'est un proverbe chez nos marins que

« qui voit Belle-Île voit son île ; qui voit Groix voit sa joie, qui voit Ouessant voit son sang ».

 

Le nom même d'Ouessant se dit en breton « heussaf », épouvante.

 

Molène, Béniguet, Quéménez, Triélen, n'ont pas une meilleure réputation.

 

Par les temps calmes pourtant, on aperçoit distinctement ces îles de la terre ferme.

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Ouessant est séparée du Conquet, auquel la rattache

un service régulier, par une distance de quatre lieues marines environ.

 

L'île est haute sur la mer ;

quelques baies s'y creusent en forme de couloirs ;

la principale est Lampol, autour de laquelle se groupent en amphithéâtre une cinquantaine de petites maisons blanches, couvertes en ardoises et fort propres d'apparence :

nous sommes dans la capitale de l'île, et elle compte exactement trois cents âmes.

D'autres hameaux sont semés sur la côte ou dans les vallonnements de l'intérieur :

Keriwarch, Frugulou, le Stif, Kernonen, Loqueltas, Rulan, Feuteun-Velen.

 

Tout cela ne fait pas beaucoup plus de 2,000 habitants.

 

Molène (en breton Molenez, la Chauve) est encore moins peuplée :

567 habitants ;

elle est, il est vrai, bien plus petite, et ne possède qu'un village tassé sur une rade étroite

entre la pointe du Château et le Lédénez.

 

Une vieille église sans caractère, entourée à la mode bretonne d'un cimetière, deux ou trois moulins, un calvaire,

les débris d'un antique « cromlec'h » et le sémaphore composent tous les monuments de l'île.

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L'été, de longues colonnes de fumée grise s'élèvent au-dessus d'elles ou se rabattent en brouillard sur la mer ;

ce sont les fumées des centaines de fourneaux en pierres sèches,

où les insulaires font brûler le goëmon.

 

Les cendres en sont vendues sur le continent ;

on les utilise aussi comme engrais et pour la fabrication de pains

de soude qui sont expédiés sur les usines du littoral.

 

Ces mêmes goëmons servent encore de combustible aux insulaires, avec les bois d'épaves et les bouses de vache séchées.

 

La violence du vent, sauf en quelques coins privilégiés d’Ouessant,

ne permet en effet à aucun arbre de se développer,

la température de ces îles est pourtant douce ;

les fuchsias et les myrtes y poussent en pleine terre

contre l'abri des murs ;

mais, dès qu'ils les dépassent, le vent du « noroît »

les rase impitoyablement.

 

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Photographies M. A. Bott,

Correspondant "Le Monde Illustré"

Mais, comme la terre arable y est plus mesurée qu'à Ouessant,

le morcellement de la propriété y est aussi poussé bien plus loin.

 

Les champs de deux à trois mètres carrés ne sont point rares

à Molène.

 

Ouessant, au contraire, a de grands pâturages

et quelques fermes de plusieurs hectares.

Le mode de culture est cependant le même dans les deux îles,

comme aussi la nature du produit : presque tous les champs

sont sous orge, sous pâtis ou sous pommes de terre.

 

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Ce sont les femmes qui cultivent le sol et font en général tous les travaux qui sont réservés

aux hommes sur le continent.

 

Grandes, fortement charpentées, mais ployées avant l’âge par leur rude labeur, ces femmes d'Ouessant et de Molène, que revêt un costume sévère, entièrement noir, comme si le deuil était l'état ordinaire de leurs âmes,

ont dans l'attitude et le port quelque chose de farouche et de mystérieux.

 

Seules, les très jeunes Ouessantines se libèrent de cette sévérité :

les petits châles, qui sont leur coquetterie,

forment la bigarrure la plus extravagante ;

toutes les couleurs s'y retrouvent sans se fondre.

 

Elles aussi sont toujours aux champs ou occupées, sur la grève,

à la récolte des goëmons.

 

Pendant ce temps, les hommes vont pêcher en pleine mer

la langouste et le turbot.

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Hardis marins, larges d'épaules, les yeux clairs, le teint cuit par les embruns et les vents,

familiers avec tous les écueils de ces parages, aucun temps ne les retient au logis.

 

La flottille d'Ouessant et de Molène se compose d'une centaine de bateaux non pontés,

gréés en sloops et généralement montés par trois ou quatre hommes.

 

Sur ces frêles planches d'un demi-tonneau de jauge, Ouessantins et Molénais ne craignent pas de s'aventurer

jusqu'à dix ou douze milles au large pour mouiller leurs palangres ou relever leurs casiers.

 

En hiver, le produit de la pêche est porté au Conquet et à l'Abervrac'h ;

l'été, des caboteurs anglais et normands viennent le charger à quai.

 

Quelques mareyeurs sont enfin établis à Lampol et conservent le poisson dans leurs viviers jusqu'au moment

où on peut l'expédier sur le continent.

La situation économique des pêcheurs de Molène et d'Ouessant s'est beaucoup améliorée depuis quelque temps

par suite de l'ouverture de ces débouchés.

Leur bien-être pourrait être plus grand encore sans l'alcoolisme qui fait ici d'énormes ravages.

 

Ouessant ne possédait au commencement du siècle qu'un seul cabaret,

« lequel, au témoignage de Cambry, ne délivrait jamais plus d'une bouteille de vin au même individu. »

 

Il y a aujourd'hui dix-sept débits à Ouessant et dix à Molène,

et la seule boisson qu'on y absorbe est une mauvaise eau-de-vie de grains.

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Le développement de l'alcoolisme est devenu tel

qu'un ancien médecin de la marine, le Dr Bohéas, a pu écrire que

« la tristesse et la joie de l'habitant se mesurent, dans ces îles,

à la quantité d'alcool qu'il absorbe. »


En retour, les mœurs des insulaires, ces mœurs primitives

et candides qui rappelaient au bon Sauvigny l'âge d'or

de Saturne et de Rhée, ont conservé, par suite de l'isolement, presque toute leur ancienne couleur.

 

Elles sont les mêmes, sauf quelques détails,

à Ouessant et à Molène.

 

Comme au temps de Cambry, qui visita ces îles au début du siècle, les filles y font les démarches nécessaires à leur mariage.

 

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1 - Pilote. - 2. Le syndic. — 3. M. Malgorn, maire d'Ouessant. — 4. Berthelet, sauveteur de M. Macquart.
5. Le Maître du Port. — 6 et 7. Marins

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Photographies M. A. Bott,

Correspondant "Le Monde Illustré"

Elles vont toujours, sans autre explication, demander à dîner à la famille de leur « promis » ;

celui-ci, pour toute réponse, conduit au cabaret le père où le tuteur de celle qu'il aime ;

le mariage a lieu quelques jours après.

 

La médiocrité des insulaires ou peut-être leur honnêteté native fait

que le vol est chose inconnue à Ouessant et à Molène.

 

Les procès mêmes y sont rares, et la plupart des contestations se règlent à l'amiable.

 

Le sol étant presque tout entier sous orge ou pâtis, les habitants font venir, leur grain du continent.

 

Ils ont des moulins, mais point de fours.

 

Pour cuire le pain, ils se servent d'une platine de fer sur laquelle ils déposent la pâte pétrie d'avance :

on renverse par-dessus une marmite en fonte et on la recouvre de goëmon sec auquel on met le feu.

 

On obtient ainsi un pain un peu lourd et grumelé, mais dont la croûte est fort savoureuse.

 

Une dernière coutume originale et qui montre bien en quel respect singulier les gens de Molène et d'Ouessant tiennent les naufragés est la coutume du prohella, qui a fourni à M. Anatole Le Braz

le sujet d'un de ses plus beaux récits :

quand un marin est mort en mer et que sa dépouille n'a pu être recueillie, on figure le cadavre absent

par une petite croix de bois blanc à laquelle on rend les mêmes honneurs funèbres

qu'aux corps des personnes décédées à terre.

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Les cœurs se sont émus en Angleterre quand on a su au prix de quelles fatigues, de quels dangers souvent,

non par esprit de lucre, mais par simple humanité, nos pauvres pêcheurs bretons avaient réussi

à enlever sa proie à l'abîme.

 

Ils ont reçu, ces jours derniers, la récompense de leurs efforts.

« O mer, mer cruelle, dit Michelet, ne seras-tu donc jamais soûle de carnages et de naufrages?

Nous crieras-tu toujours : Malheur ! Malheur ! ».

 

Des actes de haute humanité comme ceux des pêcheurs de Molène et d'Ouessant et l'explosion de reconnaissance qu'ils ont déterminée chez nos voisins sont pour témoigner du moins de la solidarité qui rapproche,

devant ces barbaries de la destinée, tous les gens de cœur sans distinction.

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Ce triste et pieux symbole est ensuite enfermé

dans un petit coffret et déposé dans l'église.

 

Un nom, une date sur le coffret, perpétuent le souvenir du disparu…

Plus heureux que les errants du prohella, la plupart des naufragés

du Drummond-Castle ont pu être recueillis en mer.

 

Les dernières prières ont été dites sur leurs corps

et ils dorment en terre bénite dans les petits cimetières d'Ouessant, de Molène et de Ploudalmézeau.

 

Grande consolation pour leurs proches !

 

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