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Fenêtres sur le passé

1897

Les grèves de Camaret

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Source : La Dépêche de Brest 7 juillet 1897

 

Il est près de neuf heures du matin quand un antique char à bancs, sur lequel je me suis juché

depuis le petit port du Fret, me dépose sur la grève de Camaret.

 

Il pleut sans discontinuer depuis le matin.

Un vent violent de suroit chasse les ondées par rafales ; une sorte de brouillard humide enveloppe choses et gens ;

à cent mètres ou ne distingue plus que de vagues silhouettes.

 

Un coup d'œil rapide, une promenade vent debout d'une demi-heure, font défiler sous mes yeux le curieux panorama de ce golfe en miniature.

À l'extrémité de la jetée, une chapelle du XII siècle profile ses contours gothiques et la tristesse de son clocher brisé, abattu par quelque bourrasque.

Plus loin, une sorte de blockhaus octogonal en pierres et briques, architecture indigeste et mal venue,

barre la vue d'une partie de la baie.

​

Enfin, tout au bout de l'estacade, un phare droit et blanc comme une colonne de marbre, jette sa note claire

dans le brouillard et sur les eaux vertes de l'anse de Camaret.

​

Le bourg se déroule en panorama suivant la plage circulaire.

Des débris de canots, de vieilles coques à démolir gisent

sur les galets, tandis que, dans la crique, les bateaux de pêche immobiles, voiles serrées, sur l'eau calme, semblent de pauvres oiseaux dont on a brisé les ailes.

 

Cette vue me rappelle le but de ma visite en ce site pittoresque : les pêcheurs sont en grève à Camaret.

 

Depuis plusieurs jours, les sardiniers sont là, à l'attache ;

les hardis marins en sont réduits à faire les cent pas sur la grève la pipe aux lèvres et les soucis au cœur.

​

Car la grève est dure à ces braves gens ;  

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combien songeant à la femme, aux enfants, à la vieille mère, se demandent comment tout cela finira !

 

— Que voulez-vous, me disait l'un d'eux, nous ne pouvons tout de même pas travailler pour ne pas en vivre...

 

Prenons les choses à leur début.

 

Il y a à Camaret, l'une des principales pêcheries de la côte, quatre usines manufacturant les sardines

pour les expédier un peu partout.

 

Je dis usines ;

ce ne sont, en somme, que des succursales placées sous la direction de gérants fondés de pouvoirs.

​

Voici leurs noms :

 

Société brestoise (gérant M. Fouché) ;

usine Béziers, succursale de celle de Concarneau (gérant M. Le Dé) ; usine Saupiquet, succursale de la Grande Maison nantaise

(gérant M. Boudrot), enfin l'usine Roulaud, succursale de Concarneau (gérant M. Aubert).

 

Quarante-sept bateaux de pêche approvisionnent les fabriques.

C'est donc quarante-sept patrons, des gens de Camaret

ou des environs qui se sont mis en grève avec leur personnel.

 

Chaque bateau est monté par quatre ou cinq hommes,

le patron non compris.

 

La raison ? oh elle est bien simple.

Les usines ne veulent pas payer aux pêcheurs plus de

quatre ou cinq francs le mille de sardines mises à terre.

Un bateau, en ce moment où la pêche est très peu fructueuse,

pêche en moyenne 8.000 sardines par jour.

 

D'autre part, le patron doit à chaque homme le douzième du produit de la pêche.

 

Enfin, nul n'ignore qu'on ne pêche pas sans rogue ;

or, celle-ci vient d'enchérir dans d'effrayantes proportions (57 fr. le baril de 100 kilos), et il faut en jeter pour au moins 20 francs par jour.

 

Il résulte de ce qui précède qu'un patron pêcheur doit compter

pour ses frais de la journée cinq douzièmes de sa recette moyenne pour ses hommes, soit 16 fr. 25, plus 20 francs de rogue ;

au total, 36 fr. 25.

Il aura donc peiné pendant 12 ou 13 heures, passé la nuit dehors, souvent par gros temps, risqué sa vie et celle de ses pêcheurs pour la modique somme de trois francs soixante-quinze...

 

Toute la grève est là.

Pour ces chiffres, nous nous basons, c'est entendu, sur la moyenne

de cinq francs le mille et la quantité de 8.000 fixée par le syndicat

pour éviter l'encombrement des fabriques.

 

Le produit du surplus de la pêche, si surplus il y a, rentre de droit dans la caisse du syndicat.

C'est la règle.

 

La situation n'était plus tenable pour ces malheureux.

Le 28 juin dernier, une réunion générale, à laquelle assistaient

les quatre gérants d'usine et M. Lespéron, commissaire de l'inscription maritime, avait lieu à Camaret.

 

Les gendarmes étaient là, eux aussi, mais pour la forme ;

le pêcheur n'est pas un tapageur de réunion publique, c

'est un brave homme qui sait discuter avec un calme,

une pondération dont la Chambre n'offre que de rares exemples.

 

Ils expliquèrent tout : leurs vues, leurs misères, et le prix de la rogue,

et la mauvaise pêche...

 

lis demandaient, pour pouvoir continuer, une augmentation

d'un ou deux francs par mille, soit un tarif de six ou sept francs,

lequel leur fut refusé net.

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« Ça dépendra de la pêche ! » répondaient les usiniers, en chœur, nous ne pouvons nous engager à rien.

 

Alors, c'était la grève !

 

On sortit en silence, et, peu après, un vieux pêcheur hissait la boule noire sur le quai.

Ce signal annonce la cessation de la vente ;

les sardiniers, qui l’aperçoivent du large, ne pêchent pas ou vont porter leur marchandise ailleurs.

 

À la suite d'une nouvelle réunion des pêcheurs, leurs frères de Douarnenez, Audierne, en un mot,

de tous les points de la côte, furent avisés de ne plus avoir à livrer à Camaret.

 

Depuis, les choses en sont là.

Une petite affiche apposée sur la grève indique le maximum de la pêche à effectuer,

mais depuis deux jours seulement.

Ce maximum est de 10,000.

Depuis deux jours, en effet, les usiniers semblent revenus à de meilleurs sentiments,

à la suite des nombreuses démarches des pêcheurs délégués.

 

Quelques bateaux, rentrés hier et avant-hier, ont été payés à raison de six et sept francs le mille,

mais les usiniers persistent à ne rien vouloir promettre pour l'avenir.

 

La grève continue donc en quelque sorte, ou, ce qui est plus exact,

elle reprendra instantanément à la première baisse de prix.

 

Une autre grève éclatait en même temps à Morgat, où deux usines sont en fonctionnement.

 

Mais ce n'est pas tout.

 

Tout se tient et s'enchaîne dans les industries de la côte.

La grève des pêcheurs a fait cesser en partie le travail des fritouzen.

On appelle ainsi à Camaret les femmes chargées de l'étêtage du poisson, mais je ne vous conseille pas, cher lecteur, de jamais les interpeller à l'aide de ce vocable :

il a, paraît-il, le don de les exaspérer au dernier point.

​

Une centaine de fritouzen sont employées dans les usines

de Camaret et remplissent auprès des sardines

l'office de ce bon M. Deibler.

 

Une autre grève encore (c'est comme une épidémie) a éclaté parmi les ouvriers soudeurs de l'usine Fouché ; celle-ci bat son plein.

 

Elle a pour cause également la réclamation d'une augmentation

de salaire pour les ouvriers occupés aux conserves de petits pois.

 

Le syndicat des pêcheurs, ayant à sa tête M. Yves Morvan,

s'est préoccupé sans plus tarder des intérêts de la corporation.

​

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Le dépôt de rogue de Douarnenez vendant ce produit très cher aux pêcheurs, il a été décidé en principe

de se le procurer à meilleur compte en le faisant venir en gros de Norvège, son pays d'origine.

Quant à l'attitude des usiniers, elle aurait pour cause première l'encombrement.

La pêche de l'an dernier a été trop fructueuse.

 

Il est à désirer de toutes façons qu'à défaut d'engagements fermes, une entente tacite intervienne entre les usines

et le syndicat.

 

Je citais plus haut l'exemple d'un pêcheur gagnant en fin de compte une somme dérisoire ;

combien d'autres ne sont même pas rentrés dans leurs débours !

 

Que l'on songe, d'autre part, qu'en hiver la pêche est dure et mauvaise, que le gros temps empêche

pendant des semaines les sardiniers de prendre la mer.

 

Ils doivent donc travailler une saison pour l'autre.

Et quel travail !... Pauvres gens !...

 

Le soleil apparaît enfin, le char à bancs m'emporte de nouveau dans les ruelles tortueuses.

Je me retourne et puis apercevoir une dernière fois la baie tranquille, les vertes falaises

et les petits bateaux noirs à voiles rousses balançant leurs mâts sur le fond pur du ciel.

 

Ravissant paysage qui, m'a-t-on dit, attire à Camaret tous les ans les rapins* les plus talentueux.

 

Avez-vous remarqué que quand la Bretagne se mêle d'être jolie, elle ne l'est pas à moitié ?

 

Émile Clerc.

 

*Rapin : Apprenti peintre

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Dernière mise à jour - Mars 2022
 

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