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Fenêtres sur le passé

1897

Molène
L'épée d'honneur du docteur Bourdon
par E. Chesneau

 

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Source : La Dépêche de Brest 27 novembre 1897

Auteur : E. Chesneau – Secrétaire de la rédaction de la Dépêche de Brest

 

Il s'en est fallu de peu que la touchante cérémonie de la remise, en témoignage de gratitude, d'une épée d'honneur au docteur Bourdon, par la population de Molène, à laquelle il prodigua ses soins pendant la cruelle épidémie cholérique de 1893, ne fût, jeudi matin, ajournée.

 

Le préfet maritime, fort gracieusement, avait bien voulu mettre à la disposition du héros de la fête les torpilleurs n° 183 et 92, pour le transporter à Molène avec quelques amis et les représentants de la presse.

Or, la température, admirable la veille, comme elle le fut le lendemain, se montrait particulièrement maussade jeudi matin à l'heure où, rendus à bord du Navarin, nous attendions l'ordre de l'appareillage.

La pluie tombait dru, lamentable, la brume couvrait la rade, le baromètre avait subi une baisse rapide de 12 m/m, tout faisait redouter le gros temps, et M. le lieutenant de vaisseau Sicard, commandant en second la défense mobile, se demandait s'il serait prudent de laisser sortir les deux torpilleurs.

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Lieutenant de vaisseau Vesco

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Mais voici qu'arrivent MM. les lieutenants de vaisseau Vesco, commandant le 183, école de pilotage, et Larauza, commandant le 92.

Conseil est tenu, et comme l'épais rideau de pluie qui nous enveloppe semble un peu s'éclaircir, il est décidé que l'on partira.

Les « berthons » (*) accostent le Navarin, nous conduisent à bord des torpilleurs et l'on appareille.

M. le docteur Bourdon, sa sœur, Mme Jardin, et son beau-frère, M. le lieutenant de vaisseau Jardin, ont pris passage sur le 183, qui prend la tête ; nous suivons sur le 92.

 

(*) « Berthons »

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Dès que nous avons atteint la digue-abri, la pluie cesse et nous filons à travers le goulet, laissant derrière nous, perdus sous l'incessant déluge, Brest et son port de commerce.

Mais à la hauteur des Capucins, nous subissons l'assaut d'un grain vite passé.

 

Les bras du sémaphore de Créac'h-Meur s'agitent au moment où les deux torpilleurs lui signalent leurs numéros.

Que disent-ils ?

Nous ne sommes ni dans le secret des dieux ni dans celui des codes de signaux, que d'une main fiévreuse feuillettent, à genoux sur le pont, derrière le poste du commandant, les élèves pilotes attentifs aux chiffres qu'indiquent là-bas les bras noirs qui s'élèvent, s'abaissent, s'obliquent, s'étendent en croix ou pendent le long du mât.

Et tandis que les signaux se prolongent, souples sous la main des commandants comme un pur-sang monté en haute école, les deux bateaux légers et rapides louvoient, virent, voltent, semblent animés d'une vie propre et d'une Intelligence intense.

Ils tournent autour du Coq, roche traîtresse qui rarement montre sa tête, puis ils piquent en avant et s'élancent jusqu'à la pointe Saint-Mathieu, dont le sémaphore enfin nous accorde l'autorisation de continuer jusqu'à Molène, mais nous recommande de rentrer si le temps devient trop mauvais.

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Lieutenant de vaisseau Larauza

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C'est que — et nous ne le savions pas au départ — un coup de vent du nord a subitement passé sur l'île, le matin, vers sept heures et demie, et que l'imminence du danger a été signalée, aux pêcheurs déjà sortis du petit havre, par le pavillon rouge hissé en tête du mât de signaux.

À peine ont-ils eu le temps de se réfugier au port, où quelques-uns sont rentrés, non sans avoir fait de légères avaries.

Aussi, lorsque nous mouillons, au moment où les aiguilles dorées de l'horloge tout battant neuf marquent midi, est-on fort, surpris à Molène de voir arriver les torpilleurs.

La population, qui ne nous attendait plus, sort des maisons, le maire accourt, le recteur se hâte et tous ces braves gens se montrent fort désolés de n'avoir pu faire à leur sauveur l'accueil qu'ils lui réservaient.

Aussi, en attendant le déjeuner, auquel M. le docteur Bourdon nous a fort aimablement conviés, mes confrères et moi, et que prépare Mlle Séraphique Couillandre, une héroïne du naufrage du Drummond-Castle, tandis que nous nous promenons dans l'île, rasée par les vents du large, sans un arbre, où de vagues chrysanthèmes et quelques genêts mettent une note d'or sur le gazon pelé et la sienne brûlée des terres maigres et rares, surgissent au sémaphore, fleurissent au linteau des portes, s'échevellent au hangar du canot de sauvetage, les gais pavois qui claquent à la bise.

 

Lors, nos pas nous portent vers les nouvelles citernes, ou s'arrêtent en l'enclos où dorment les naufragés des Pierres-Vertes, — harpies qui écument et qui hurlent au large — et, en notre déambulation, nous apercevons la silhouette du docteur Bourdon ;

il refait le chemin qu'autrefois si souvent il suivit pour se rendre aux appels désespérés des malades.

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On se retrouve autour de la table dressée en cette chambre même où le médecin avait établi son quartier général durant l'épidémie.

C'est par cette fenêtre qu'aux heures nocturnes, une lanterne aperçue lui disait qu'il fallait renoncer à un repos rudement gagné et reprendre la lutte contre la mort ;

c'est sur cette table que le docteur Bourdon écrivait ses rapports et demandait à Brest qu'on lui envoyât et des médicaments et de l'eau — car l'eau des puits était contaminée — et du pain, car le pain quelques jours manqua.

 

Et comme l'heure du repas a passé parmi l'évocation de ces souvenirs, voici que deux silhouettes se dressent dans la baie de la porte :

L'une est ceinturée d'une écharpe tricolore ;

c'est le maire de Molène, sur la poitrine duquel brillent la médaille commémorative du Drummond-Castle et la médaille de sauvetage ;

l'autre noire, piquée d'un ruban amaranthe et d'une moire tricolore, est celle du recteur.

M. Masson et M. l'abbé Lejeune viennent saluer le docteur Bourdon et l'informer que tout est prêt pour la remise de l'épée.

 

C'est dans le hangar du canot de sauvetage, débarrassé du bateau, qu'elle a lieu, en un cérémonial fort simple et n'en est que plus touchant.

Lorsque M. le docteur Bourdon y pénètre salué des salves de mousqueterie, toute la population de l'île est là qui l'acclame.

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Le maire, peu orateur, laisse la parole au recteur, qui s'exprime dans les termes suivants :

 

Monsieur le docteur Bourdon,

 

Le dévouement incomparable que vous avez manifesté pendant les trente-quatre jours mauvais que vous avez passés sur ce rocher perdu de l'Océan, lorsque la terrible épidémie cholérique de 1893, a laissé dans nos cœurs un souvenir impérissable.

Aussi, impossible d’exprimer toute notre joie de vous revoir en ce jour et toute la reconnaissance que nous vous devons.

 

M. le maire et moi, témoins assidus des soins incessants que vous prodiguiez nuits et jour à nos chers malades, la famille Couillandre, dont le toit hospitalier vous abritait dans vos rares instants de répit, et tous nous savons que les actes de dévouement  que vous accomplissiez si bravement et si simplement, n'étaient que la résultat du désir ardant qui vous animait d'accomplir votre devoir et de l'amour que vous professez à l'égard de votre prochain.

 

Émus par cette considération, et, d'autre part, confus de ne pas vous avoir pas encore témoigné publiquement notre vive reconnaissance, les habitants de Molène, sur l'initiative de M. le maire, et avec l'autorisation de M. le ministre de la marine, vous prient ne vouloir bien accepter cette épée, modeste témoignage de reconnaissance pour courage et le dévouement que vous avez apporté dans l'accomplissement de la mission noble et sacrée qui vous avait été confiée, et aussi pour perpétuer parmi les vôtres et vos honorables confrères le souvenir des services que vous avez rendus.

Ce témoignage, nous vous le devons au nom des personnes que vous avez sauvées, au nom de la patrie et de l'humanité.

 

Au nom de M. le maire et de la population, j'offre mes remerciements à Mme votre sœur, qui a bravé le mauvais temps, à MM les officiers des torpilleurs qui ont bien voulu rehausser cette cérémonie par leur présence.

Je prie aussi le préfet maritime de recevoir l'assurance de notre gratitude pour avoir mis à la disposition du docteur Bourdon les torpilleurs qui l'on conduit parmi nous.

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C'est plaisir de voir la joie peinte sur le visage de ces simples, mais de ces forts, lorsque le docteur ceint l'épée, qu'ils ont eu le bon goût de choisir d'ordonnance, rehaussée de quelques décors gravés, et sur la lame de laquelle se lisent ces inscriptions :

« Les habitants de Molène au docteur Ernest Bourdon. — Épidémie cholérique 1893. »

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Il y a là des faces impassibles de vieux loups de mer qui s'éveillent, s'émeuvent et s'attendrissent, des femmes qui rient , qui pleurent, et des petits enfants aux yeux béants d'admiration devant l'or des galons d'uniforme des officiers des torpilleurs, et tout ce monde-là naïvement, simplement, répète sa reconnaissance en ce cri :

« Vive le docteur Bourdon ! »

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Me trompé-je ?

Un léger tressaillement dans sa voix décelait aussi l'émotion — et combien légitime — chez le docteur lorsqu'il remercia ses amis de Molène.

 

Je suis heureux de me retrouver parmi vous, dit-il, en des circonstances aussi agréables qu'étaient tristes celles qui m'ont amené la première fois à Molène.

 

J'ai été appelé, il y a quatre ans, à vous donner mes soins dans une terrible épidémie dont le souvenir est encore présent à toutes vos mémoires.

 

Au bout d'un long mois, attristé par des deuils malheureusement trop nombreux, nous avons réussi à vaincre le fléau.

 

Nous sommes arrivés à ce résultat, grâce à votre courage habituel qui, une fois de plus, n'a pas fléchi devant le danger, grâce au dévouement de votre honoré maire, aux exhortations engageantes de votre vénéré recteur, et aussi à l'intelligente obéissance que vous avez mise à suivre les règles d'hygiène qui vous étaient conseillées.

 

Si, pendant cette pénible période, j’ai pu vous rendre quelques services, j'en suis profondément récompensé aujourd'hui par la touchante preuve d'estime et de sympathie que vous me donnez.

 

Je vous en remercie bien cordialement.

 

Je fais des vœux pour la prospérité de Molène et de ses habitants.

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Les acclamations de nouveau éclatèrent, ponctuées d'une vigoureuse fusillade, puis le patron du bateau de sauvetage réclama l'honneur de reconduire le docteur, les officiers des torpilleurs et nous autres, humbles journalistes, à bord des bateaux qui devaient nous ramener à Brest, qu'il était temps de rallier, car la nuit approchait.

La manœuvre de la mise à l’eau fut lestement effectuée et nous partîmes, salués de mousqueteries et de vivats que nous percevions encore tandis que le 183, souple comme une anguille — le 92 nous avait précédés — évoluait à grande vitesse parmi les roches aiguës, farouches mangeuses d'hommes, goules insatiables, sous l'œil clignotant des phares qu'on allumait au loin.

 

Et lorsqu'une fusée signala au Navarin notre prochaine arrivée dans l'abri du port de commerce, nous éprouvâmes l'amer regret que cette journée vivifiante, passée parmi des hommes, dans le sens le plus élevé du mot, et au cours de laquelle il nous avait été donné de pénétrer le cœur de très braves gens, dût si tôt prendre fin, pour ne se renouveler plus que Dieu sait quand.

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