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Fenêtres sur le passé

1896

Un père tue sa fille de 19 ans à Locquénolé

 

Le crime de Locquénolé _00.jpg

Source : La Dépêche de Brest 9 juillet 1896

 

Le jury du Finistère a été appelé aujourd'hui à juger un père de famille qui a assassiné sa fille, âgée de 19 ans, dans des circonstances particulièrement atroces.

 

Jean Guillou, l'accusé, est ivrogne et brutal et, sans motifs plausibles, il a broyé avec son sabot la tête de son enfant.

 

M. Drouot, procureur de la République, soutient l'accusation ;

le défenseur de Guillou est Me Huet, du barreau de Morlaix.

 

Sur la table, comme pièces à conviction, on voit deux énormes sabots garnis de clous.

 

Guillou est accusé de coups mortels et non de meurtre.

 

Au début de l'audience, la femme de l'accusé, citée comme témoin, ne comparaît pas.

On apprend qu'elle a été vue complètement ivre, hier, dans les rues de Morlaix.

Elle est condamnée à 25 francs d'amende.

 

L'acte d'accusation est ainsi conçu :

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« L'accusé, Jean Guillou, avait depuis longtemps des habitudes d'intempérance qui le rendaient violent et brutal.

 

« Dans la matinée du 13 mai 1896, il se plaignait, à tort ou à raison, d'avoir été volé par sa fille, Marie Guillou, à peine âgée de 19 ans, qui, elle-même, s'adonnait à l'ivrognerie.

Fortement surexcité par la boisson, il la cherchait inutilement dans le village et chez ses voisins.

Ivre aussi, la femme Guillou, au lieu de calmer son mari et de soustraire sa fille â ses violences, le conduisit à l'endroit où elle était couchée.

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« Marie Guillou était alors dans l'aire où l'on bat les grains, à l'ombre d'une meule de paille.

Arrivé près d'elle, son père, de plus en plus furieux, lui porta, avec le pied chaussé d'un gros sabot, de violents coups qui l'atteignirent au côté et dans les reins.

La malheureuse jeune fille avait, à ce moment, la face contre terre et les deux mains sur la bouche.

Guillou, faisant un mouvement de pied, d'arrière en avant, l'appliqua fortement sur la nuque, comme pour l'écraser, la talonnant et la tenant ainsi pressée pendant quelques instants.

 

« Il employait une telle force à paralyser la résistance et les mouvements de sa victime qu'il paraissait danser sur son corps ;

ainsi que l'ont rapporté deux témoins qui se trouvaient à une dizaine de mètres du lieu du crime.

Deux autres témoins, qui en étaient encore plus rapprochés, entendirent Marie Guillou se plaindre en disant :

« Mon Dieu, mon Dieu, laissez-moi, je vais rentrer. »

 

« Au moment où il comprimait brutalement, sous le sabot dont il était chaussé, le cou et la gorge de sa victime, l'accusé proférait la menace suivante :

« Que faut-il faire ? La tuer ou l'étouffer ? »

 

« Marie Guillou paraissait incapable de se relever et de marcher lorsque son père voulait l'y contraindre et qu'elle se déclarait prête à le suivre.

Guillou la saisit alors par un bras pour la soulever, mais elle retomba inerte.

Il la traîna, néanmoins, jusqu'à sa maison, dans laquelle iI s'enferma avec elle.

En entraînant ainsi sa fille, il l'avait prise par les cheveux.

 

« Ce qui se passa entre eux dans l’intérieur de l'habitation, n'a eu aucun témoin ;

mais l'accusé avait déjà frappé mortellement sa victime, et toutes les dépositions des témoins ont été pleinement corroborées sur ce point par les constatations médico-légales. .

 

« En effet, les coups portés à Maria Guillou avaient déterminé une fractura du crâne suffisant à entraîner la mort, et les violentes et brutales pressions exercées sur ses organes respiratoires, entraînant l'occlusion de ces organes, avaient amené l'asphyxie par suffocation.

 

« Pour échapper à la complète responsabilité de son crime, l'accusé avait transporté le cadavre de sa fille au pied d’un escalier extérieur, desservant le premier étage de sa maison.

Cette manœuvre tendait à faire croire que la jeune fille s'était tuée en tombant du haut de l'escalier.

Elle s’est trouvée déjouée par les constatations faites sur les lieux.

La disposition du cadavre, rapprochée des lésions constatées, écarte, en effet, toute présomption de chute ou d'accident et démontre que Marie Guillou a succombé aux violences exercées sur elle par son père.

 

« Après avoir nié son crime, Guillou a, devant plusieurs autres détenus de la prison de Morlaix, reconnu avoir mortellement frappé sa fille.

 

« Il n’a pas d’antécédents judiciaires. »

 

Après cette lecture, le président procède à l’interrogatoire de l'accusé.

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D. — Votre réputation est médiocre, vous êtes un ivrogne fieffé et votre propriétaire, M. Cazin, vous a renvoyé de sa ferme, car il ne voulait plus conserver sur sa terre une famille d'ivrognes comme la vôtre.

R. — Je ne sais pas pourquoi on m'a renvoyé.

 

Le président. — Mais je vous le dis !

 

D. — Quand vous aviez bu vous étiez très violent, très brutal ?

R. — Au contraire, je m'éloignais quand je voyais des discussions.

D. — Votre femme même, à défaut de votre fille, suivait votre exemple ?

R. — C'est ma femme qui a perdu ma fille.

D. — Depuis douze jours, tous les trois n'aviez pas dessoûlé.

R. — Moi je travaillais tous les jours.

D. — Le 13 mai, veille de l'Ascension, votre fille avait pris le matin chez vous une andouille pour essayer de l'échanger contre une chopine d'eau-de-vie ?

R. — C'est vrai.

D. — Furieux, vous vous êtes mis à la recherche de votre fille, menaçant de la tuer ?

R. — Je n'ai pas fait pareille menace.

D. — Vous l'avez trouvée étendue au pied d'une meule de paille, probablement ivre, et vous l'avez frappée avec une cruauté inouïe ?

R. — Jamais je n'ai eu le cœur de frapper ma fille, je l'aimais trop pour cela.

D. — Des témoins vous ont vu.

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Guillou finit par dire qu'il l'a frappée aux parties postérieures.

 

D. — Vous l'avez frappée si violemment que vous lui avez brisé le crâne.

R. — Je me décharge devant Dieu de tout cela. Qu'on me mette plutôt à mort (sic) !

D. — Vous avez ensuite traîné la malheureuse par les cheveux jusqu'à votre chambre ?

R. — Je l'ai traînée comme j'ai pu, avec beaucoup de peine.

 

Le président. — Je le crois bien, vous veniez de l'assommer !

 

D. — Non seulement, vous lui avez brisé le crâne, mais, pour finir plus vite, vous l'avez étranglée.

R. — Qu'on me pardonne, mais je n'ai pas fait cela. Un enfant que j'aimais tant !

 

Guillou prétend que sa fille a trouvé la mort en tombant dans l'escalier du grenier.

 

D. — Regrettez-vous ce que vous avez fait ?

R. — Oui, certainement, je ne suis pas venu ici en coupable (sic).

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Dix-sept témoins à charge ont été cités.

Voici les principales dépositions :

 

M. LE CUNFF, brigadier de gendarmerie à Taulé, donne de très mauvais renseignements sur Guillou, qui est représenté comme un homme violent et brutal, surtout quand il a bu, ce qui lui arrivait très fréquemment.

Il tenait des propos grossiers et était redouté de ses voisins, qui le considéraient comme un homme faux, violent et dangereux.

Plusieurs fois on l'a entendu dire, étant ivre, qu'il tuerait sa fille ; on l'a même vu courir après elle dans les champs en la menaçant de mort.

 

Sur interpellation :

— Guillou disait qu'il était ruiné par sa femme et sa fille et qu'il mettrait cette dernière dans une maison de correction.

La femme Guillou s'adonnait à la boisson, la fille buvait quelquefois.

 

D'après le docteur BODROS, de Morlaix, la cause directe de la mort est la suffocation et non la fracture du crâne, qu'il a constatée en pratiquant l'autopsie de la victime.

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HERROU (Catherine), 15 ans, demeurant au même lieu, dit :

« J'ai vu Guillou, alors que sa fille était la face contre terre, lui mettre le pied sur le cou, en arrière.

Il paraissait presser violemment et faisait un mouvement du pied, d'arrière en avant, comme pour lui écraser la nuque ; en faisant cela, malgré les cris de sa fille qui disait :

« Mon Dieu ! », il s'écriait : « Faut-il que je la tue ou que je « l'étrangle ? »

Guillou a traîné jusqu'à sa porte sa fille, qui n'était plus qu'une masse inerte.

J'ai pris peur et me suis sauvée à ce moment. »

 

Louise BELLEC, 14 ans, au Butou, en Locquénolé, a vu toute la scène.

Placée à cinq mètres environ de Guillou et de sa fille, elle a vu l'accusé porter à cette dernière deux coups de pied chaussés de sabots, l'un aux reins, l'autre au flanc, puis un troisième sur la tête, alors qu'elle avait la face contre terre.

Pendant ce temps, la victime criait : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! »

 

Jean JOURDREN, 12 ans, du bourg de Taulé, a assisté à la scène du crime.

Posté près d'une barrière, il a vu Guillou sauter comme s'il dansait sur quelque chose, mais il ne sait, dit-il, sur quoi.

Quelques instants après, il a vu Guillou frapper sa fille et, pendant ce temps, la femme criait :

« Tue-la ! Tue-la ! »

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M. ELY, recteur de Locquénolé, a appris par la rumeur publique que la femme Guillou avait excité son mari à frapper sa fille.

 

Il ajoute :

« Je suis arrivé trop tard pour administrer la fille Guillou.

L'accusé nous demandait, au maire et à moi, si sa fille allait être enterrée sans formalités ;

on voyait qu'il avait hâte d'en finir.

Il a dit plusieurs fois qu'il ne regrettait pas sa fille ;

qu'il regrettait seulement qu'elle n'eût pas été administrée avant de mourir. »

 

L'honorable témoin, voyant la femme Guillou, en état d'ivresse, s'approcher pour embrasser sa fille, lui dit qu'elle devrait avoir honte de son inconduite ;

elle bredouillait et semblait accuser son mari.

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Marguerite HERRY, veuve Bohic, 68 ans.

« Guillou était très violent en paroles.

Très souvent, je l'ai entendu disputer sa femme et sa fille.

En parlant de sa femme, il disait :

« Il faudra tuer cette vieille p... », et en parlant de sa fille, « cette jeune p.... sera étranglée ! »

Et moi-même, quand je marchais avec des sabots dans ma chambre, il me disait :

« Tu seras tuée, vieille p... ! »

 

Sur interpellation :

— « Ayant voulu faire lever Guillou pour le faire venir près de sa fille, dont il avait placé le corps à côté de l'escalier, je ne reçus aucune réponse, alors je pris un manche à balai et je l'en frappai en lui disant :

« Vilaine bête, sors donc ! »

Je revins près du cadavre et Guillou sortit.

Comme je lui disais qu'il fallait prévenir le maire, Guillou se détourna avec colère et me dit :

« Tais-toi ! »

 

Françoise LE MOIGN, femme Floch, de Gorréquer, en Taulé.

« Le 13 au matin, Guillou cherchait sa fille partout.

Il me dit qu'il arriverait chez lui une mauvaise affaire parce que sa fille volait tout pour aller boire, et que s'il la rencontrait, ce matin-là, il la tuerait. »

 

François JOURDREN, cabaretier à Taulé, a remarqué que, depuis qu'il avait reçu congé de son propriétaire, M. Cazin d'Honnincthun, Guillou s'enivrait plus souvent.

Il a entendu le propriétaire dire qu'il avait renvoyé Guillou parce que toute la famille s'adonnait à la boisson.

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Voici une déposition des plus curieuses.

 

SÉVÉZEN (Jean), 44 ans, menuisier à Saint-Pol, un des accusés de cette session, s'est trouvé en même temps que Guillou à la maison d'arrêt de Morlaix.

Il a entendu ce dernier dire un jour à Olivet, dit « l'Hercule » :

« Je ne suis pas aussi bête que toi, j'ai donné un coup de poing à ma fille et elle a été tuée ! »

 

Parlant un jour de Combot, condamné â mort et exécuté en 1893, pour double assassinat, Guillou disait que c'était son ami, qu'ils étaient du même âge, que Combot était un homme solide, mais qu'il n'avait pas sa force à lui, Guillou.

Il ajoutait qu'il avait pensé être traité en prison comme l'avait été Combot, c'est-à-dire qu'il aurait une bonne table, à boire et à manger comme à une noce.

« Mais, disait-il, je ne serai pas aussi bête que Combot, je me retirerai d'ici et j'irai chez moi faire la moisson, car on ne me tirera pas les vers du nez comme on lui a fait (sic). »

 

Deux autres co-détenus, Quénéchdu et Chevance, également accusés de celte session, ont entendu les mêmes propos.

 

Vers la fin de l'audition des témoins, la femme de l'accusée se présente ivre, titubant, le teint rouge, écarlate.

Le président la fait sortir.

 

L'audition des témoins terminée, le ministère public prononce le réquisitoire.

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« Nous assistons, dit Me Drouot, à une triste chose, un drame de l'ivrognerie.

Dans cette famille, tous buvaient.

Le père était ivre depuis dix-huit jours lors de son crime ;

la mère, ivre le jour de la mort de son enfant, le jour de ses funérailles et le jour où se décide devant vous le sort de son mari ;

la fille, victime de ce même vice et l'expiant cruellement, lorsque, par suite de la fureur de son père, elle passe presque sans transition du lourd sommeil de l'ivresse au froid sommeil de la mort. »

 

L'honorable magistrat, abordant la discussion, n'a pas de peine à démontrer la culpabilité de Guillou.

« Rien de plus simple, dit-il, que cette triste affaire, et si ce n'était exagérer la chose, je dirais que cet homme a tué sa fille deux fois, en lui brisant le crâne et en l'étranglant. »

 

M. Drouot termine ainsi :

« Quelle excuse invoquer ? L'ivresse ? Ce n'en est pas une.

D'ailleurs, l'accusé l'a niée.

Ou il était ivre ou il ne l'était pas.

Du reste, s'il l'était, il n'en doit pas moins être condamné, et s'il ne l'était pas, comment non pas l'excuser, mais expliquer cette odieuse et abominable conduite ?

Vous apprécierez si l'âge de cet homme et ses bons antécédents sous d'autres rapports méritent les circonstances atténuantes.

Mais on ne peut aller plus loin sans violer les droits de la justice et sans laisser impuni un crime aussi révoltant. »

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« Je n'ai pas l'intention, dit Me Huet, ni l'insoutenable prétention de venir essayer ici de vous rendre sympathique la physionomie de Guillou.

J'éprouve, croyez-le bien, la même répulsion que vous sur le caractère et la personnalité de cet homme.

Mais il faut le juger tel qu'il est. »

 

Entrant immédiatement dans le cœur du débat, le défenseur soutient que des coups mortels n'ont pas été portés, car la jeune fille n'aurait pas parlé comme elle l'a fait.

« Il vous est donc impossible de l'affirmer.

Dans ces conditions, dit Me Huet, vous ne pouvez aller du connu à l'inconnu, sous peine de commettre une imprudence grave et d'engager profondément vos consciences. »

 

Le défenseur croit volontiers à une chute très vraisemblable, très possible ;

en tout cas, il estime qu'il reste une simple question de coups ;

il va-même jusqu'à demander l'acquittement de Guillou, que le châtiment a déjà atteint et que le remords ne tardera pas à achever.

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Déclaré coupable avec admission des circonstances atténuantes, Guillou est condamné à cinq ans de réclusion, sans interdiction de séjour.

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