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Fenêtres sur le passé

1896

Exercice illégal de médecine à Kerlouan

L'affaire de la sœur Saint-Géronce

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Source : La Dépêche de Brest 8 février 1896

 

L'audience correctionnelle d'hier s'est ouverte par une affaire d'exercice illégal de médecine et de pharmacie

appelée à avoir un certain retentissement.

 

Il s'agit, comme nous l'avons dit, d'une religieuse de l'ordre de la Sagesse, Mlle Isabelle Gestin,

en religion sœur Saint-Géronce, qui pratiquait depuis de nombreuses années, à Kerlouan, sans diplôme, l'art de guérir.

 

La sœur Saint-Géronce, et c'est ce qui complique son cas, ne se bornait pas à aller au plus pressé

et à délivrer des médicaments urgents.

Elle donnait de véritables consultations.

C'est ce qui a mis en émoi le syndicat des médecins de l'arrondissement de Brest qui, par l'organe de Me Kernéis, avoué, se porte partie civile et réclame un franc de dommages-intérêts.

 

La sœur Saint Géronce, enveloppée dans la mante noire des religieuses de son ordre, vient, à l'appel de son nom, s'asseoir au banc des accusés.

Elle tire aussitôt son chapelet, qu'elle égrène pendant les débats.

Sa réputation, plus ou moins justifiée, s'étendait aux cantons voisins.

Tous les jours, c'était dans l'officine de la prévenue une suite ininterrompue de personnes qui venaient la consulter.

Sur plusieurs d'entre elles, elle s'est livrée à des opérations chirurgicales et à toutes elle a remis des potions

ou des remèdes de sa composition.

Ses consultations étaient gratuites, mais, de l'avis même des malades qu'elle a soignés,

« elle se rattrapait sur ses remèdes, qu'elle faisait payer assez cher », selon l'expression de l'un d'eux.

 

Il y a douze ou quinze ans, la sœur Saint-Géronce dut quitter Kerlouan à la suite de plaintes déposées contre elle.

Elle se retira à Ouessant, mais quelques années après elle revint à Kerlouan, rappelée par le maire de cette commune.

 

Les autres témoins sont des malades soignés par la prévenue.

On entend d'abord les témoins, cités au nombre de onze.

Ce sont d'abord les gendarmes Daniel, de Lesneven,

et Le Borgne, de Lannilis, qui rendent compte de l'enquête

à laquelle ils se sont livrés, sur l'ordre au parquet.

 

De leurs dépositions il résulte que la sœur Saint-Géronce

— plus connue sous le nom de « la sœur de Kerlouan »

se livrait depuis plus de trente ans à l'exercice illégal

de la médecine et de la pharmacie.

 

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À la fille de Mme Bian-Poudec, âgée de trois ans,

et atteinte d'un abcès à la fesse droite,

elle a fait une incision et vendu une pommade 5 fr. 50.

À M. Buors, cultivateur à Lesneven,

elle a fait une incision à la gorge.

 

M. Frétaud, procureur de la République, qui occupe le siège du ministère public. — Elle l'a charcuté, quoi !

 

Me Le Bras, défenseur de la prévenue. — Si bien qu'elle l'a guéri !

 

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Le procureur. — Il est bien entendu que vous n'entendrez ici que des vivants !

 

Et le défilé des témoins continue.

Mme Manach, de Saint-Frégant, ayant déboursé à deux reprises le prix de médicaments pour son mari,

atteint d'une maladie de poitrine, et celui-ci ne guérissant pas,

a pris le parti plus sage d'aller consulter le docteur Mesguen.

Mme Broudin, de Guissény, dont l'état s'était aggravé à la suite d'une incision faite par la sœur,

a dû faire appeler le docteur Caraës.

L'audition des témoins terminée, le président procède à l'interrogatoire de la prévenue.

La sœur Saint-Géronce reconnaît les faits qui lui sont reprochés,

mais elle ajoute qu'elle ne croyait pas commettre des actes délictueux.

 

Le président lui fait remarquer qu'elle ne s'est pas bornée à donner ses soins aux indigents,

qu'elle a pratiqué des opérations chirurgicales, et que le jour où le gendarme Déniel s'est présenté chez elle,

il y avait à sa porte dix-huit cultivateurs qui attendaient leur tour de consultation.

La prévenue dit que le fait est exagéré, mais le gendarme, rappelé, le maintient absolument.

D'autre part, on a découvert chez elle du chloroforme, de la morphine, de la cocaïne et autres poisons pêle-mêle

avec d'autres médicaments, ce qui n'allait pas sans quelque danger.

Enfin, comme l'a dit un médecin, la sœur Saint-Géronce soignant les personnes fortunées,

il n'avait plus qu'à soigner les indigents, ce qui renversait absolument les rôles.

Dans un vigoureux et incisif réquisitoire,

M. Frétaud soutient l'accusation.

L'affaire, dit-il, lui a procuré l'occasion de rencontrer à Kerlouan

un maire et une école bien étranges.

Le maire ignore que pour faire de la médecine,

il faut avoir un diplôme de médecin,

de même que pour dire la messe il faut avoir été ordonné prêtre.

L'école, celle où la prévenue avait son officine, et qui est naturellement une école congréganiste, ne peut pas être appelée une école sans Dieu ; elle en avait plutôt trop :

Esculape, le dieu de la médecine, et Mercure, le « dieu du commerce »,

s'y étaient glissés.

 

M. Frétaud nous apprend ensuite que la pharmacie Saint-Géronce rapportait en chiffres ronds 10,000 fr.

C'est un joli denier qui a, tout au moins, engraissé la communauté

à laquelle appartient la bonne sœur.

Cette communauté va-t-elle pouvoir, avec ces bénéfices,

payer les droits d'accroissement ?

 

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M. Frétaud n'a pas naturellement à nous le dire.

Après une éloquente évocation des funestes conséquences que peut entraîner l'exercice de la médecine

dans des mains inexpérimentées et rappelé que certains évêques, notamment celui de Saint-Brieuc,

désapprouvent formellement les religieuses et les ecclésiastiques qui s'y livrent,

il termine en réclamant une application effective de la loi.

 

Me Le Bras, chargé de la défense de la sœur Saint-Géronce, déclare que les faits ont été singulièrement exagérés.

Appelée en 1864 à Kerlouan, par le maire d'alors, le docteur Lemoine, pour soigner les malades,

sa cliente n'est pas réfractaire à la loi.

Elle n'a donné ses soins qu'avec une extrême réserve, et les opérations pratiquées par elle n'ont été qu'accidentelles

et de peu d'importance.

Il sollicite donc une application indulgente de la peine, mitigée-par l'application de la loi Bérenger.

 

Après en avoir délibéré, le tribunal condamne la sœur Saint-Géronce à une amende de cinquante francs pour le délit

et au paiement d'un franc de dommages-intérêts réclamé par la partie civile.

 

Cette peine légère sera sans doute un avertissement pour les religieuses de l'arrondissement qui,

à l'exemple de la sœur Saint-Géronce, seraient tentées de croire que leur robe peut leur tenir lieu de diplôme.

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