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Fenêtres sur le passé

1896

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Le crime de Plouzévédé

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Source : La Dépêche de Brest 24 avril 1896

 

C'est encore un drame, provoqué par la mésintelligence de deux époux, qui vient aujourd'hui devant les assises.

Le mari était ivrogne et brutal ;

la femme, jalouse plus que de raison, s'est vengée en le supprimant.

 

L'accusée, Françoise Guillerm, veuve Le Gall, est une solide campagnarde, un peu pâle, l'air résigné,

avec une nuance d'égarement.

Elle est assistée de Me de Chamaillard.

 

M. le substitut Marinier occupe le siège du ministère public.

 

Comme pièces à conviction, une faucille, une corde, un couteau.

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La nommée Françoise Guillerm était mariée depuis 23 ans avec Etienne Le Gall, ouvrier maçon, âgé de 50 ans, demeurant au village de Roz-ar-Vélin-Névez, en Plouzévédé.

De fréquentes querelles éclataient entre les deux époux.

Le mari avait des habitudes d'intempérance et, sous l'influence de la boisson,

injuriait et maltraitait souvent sa femme.

Il avait, en outre, éveillé la jalousie de celle-ci en fréquentant assidûment un cabaret tenu par une veuve

dans une localité voisine.

Aussi la femme Le Gall avait-elle conçu pour son mari une véritable aversion, qu'elle manifesta à plusieurs reprises

en disant qu'elle serait capable de le frapper mortellement, si l'occasion se présentait.

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Le 4 janvier 1896, dans la matinée,

elle mettait cette menace à exécution.

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Profitant d'un état d'ivresse qui clouait au lit Etienne Le Gall

et rendait de sa part toute résistance impossible,

elle s'empare d'une corde de la grosseur d'un doigt,

la lui passe autour du cou, tire fortement et étrangle ainsi son mari.

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Le lendemain, la gorge de la victime portait encore une empreinte profonde laissée par cette corde violemment ferrée.

 

L'accusée feignit d'abord d'ignorer la cause du décès de son mari

et tenta de l'attribuer à l'ivresse.

 

Appelée à expliquer les marques de strangulation constatées

sur le cadavre, elle prétendit qu'en déclarant que son mari

était mort dans son lit, elle n'avait eu d'autre but que d'éviter

le scandale que cause un suicide ;

mais, ajoutait-elle mensongèrement encore, elle avait, en réalité, trouvé son mari pendu à une poutre du grenier,

au-dessous de l'ouverture à laquelle était appliquée l'échelle.

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Ayant aussitôt coupé la corde, qu’elle avait ensuite brûlée, elle avait transporté le cadavre dans un lit

pour faire croire à une mort naturelle.

Renonçant enfin à supprimer cette corde qu'une perquisition allait peut-être découvrir,

la femme Le Gall se décida à la retirer d'une vieille armoire dans laquelle elle l'avait cachée sous des vêtements.

 

L'examen, l'autopsie du cadavre et les constatations faites à l'endroit du prétendu suicide,

tant sur la corde elle-même que sur la poutre triangulaire et poudreuse à laquelle elle aurait été attachée,

ont donné un démenti formel aux assertions contradictoires de l'accusée.

Il était, d'ailleurs, impossible à celle-ci de transporter seule jusqu'à son lit, comme elle l'a prétendu,

le corps de son mari, homme assez fort et très grand.

 

La femme Le Gall, détenue à la maison d'arrêt de Morlaix, dans la même chambre qu'une autre inculpée

du nom de Marie Coulm, n'a pu, d'ailleurs, s'empêcher de faire a celle-ci la confidence du crime

dont elle s'est rendue coupable.

Elle a même déclaré à sa codétenue qu'elle n'avait aucun remords à cause des mauvais traitements que,

depuis longtemps, son mari exerçait sur elle.

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L'accusée, dont l'état mental avait paru suspect à certains témoins trompés par la bizarrerie et l'originalité de son caractère,

a été soumise à l'examen de trois médecins,

qui l'ont trouvée entièrement responsable de ses actes.

 

Elle n'a pas d'antécédents judiciaires.

 

Marie COULM, 37 ans, journalière à Loc-Mélard, déclare en substance :

Je me suis trouvée à la maison d'arrêt, comme détenue, en même temps que la veuve Le Gall.

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Celle-ci m'a raconté qu'elle était en prison à cause de son mari ;

que celui-ci était un homme très grand et très fort et s'adonnait à la boisson ;

qu'elle n'était pas heureuse avec lui ; que, le 4 janvier, le voyant encore en état d'ivresse, elle entra en colère et,

comme il était couché sur un lit,

« elle prit une corde, la lui passa autour du cou et tira à elle jusqu'à ce qu'il eut perdu l'haleine (sic). »

 

Après cet aveu, ajoute le témoin, j'avais peur de la veuve Le Gall et je n'osais plus la questionner ;

cependant, je lui dis un jour qu'elle sortirait sans doute de prison avant moi.

« Oh ! non, me répondit-elle, celui qui a volé un pain sortira plus tôt que celui qui a tué ! »

Cette femme ne manifestait aucun regret et n'avait, disait-elle, qu'une crainte,

« c'est que sa maison et un jardin y attenant ne fussent dévorés en frais de justice ».

 

Sur interpellation : — Lorsque j'ai été confrontée à l'instruction avec la veuve Le Gall,

celle-ci est entrée dans une violente colère et m'a reproché de venir raconter à la justice tout ce que je lui avais dit, ajoutant qu'elle aimerait mieux coucher seule dans les lieux d'aisance que de coucher dans la même chambre que moi.

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Elle m'a même dit : « Tu es capable de me faire guillotiner ; je ne causerai plus à personne. »

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Le président fait connaître tout d'abord que de très bons renseignements sont fournis sur l'accusée,

que son mari était ivrogne, querelleur et brutal, mais que, à jeun, c'était un homme inoffensif et un bon ouvrier.

 

D. — Depuis combien de temps aviez-vous à vous plaindre de votre mari ?

R. — Depuis environ quatre ans, mais depuis un an je n'étais pas bien du tout avec lui.

D. — Le 4 janvier dernier, à une heure après-midi, n'êtes-vous pas allée prévenir un voisin

que vous aviez trouvé votre mari mort ?

R. — Oui.

D. — A quelle heure ?

R. — Vers dix heures, je crois.

D. — Pourquoi avez-vous tant attendu avant de prévenir les voisins ?

R. — Je cherchais de quoi l'ensevelir.

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Le président invite la veuve Le Gall à raconter ce qui s'est passé

le matin du 4 janvier.

L'accusée s'exécute sans qu'il soit besoin d'insister et,

sans se départir de son système de défense,

renouvelle le récit de la pendaison.

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Elle pleure.

 

D. — Eh bien, soit.

Vous avez coupé la corde ;

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mais comment avez-vous pu, toute seule, hisser sur le lit le cadavre de votre mari ?

R. — J'ai monté sur le lit et l'ai tiré à moi.

Le président. — Je voudrais bien vous voir faire cette opération.

Alors, vous persistez dans cette version ?

R. — Je dis la vérité.

D. — On a constaté que la corde ne portait pas les empreintes de l'arête vive de la poutre

et que celle-ci ne portait aucune trace de corde.

R. — C'est pourtant vrai.

D. — Le corps de votre mari ne portait aucune contusion résultant d'une chute.

R. — Il n'était pas si élevé que cela.

D. — Mais on a trouvé des traces de corde sur le devant du cou et non derrière.

R. — Je n'ai pas remarqué.

D. — De plus, la corde ne portait pas de traces de nœud coulant.

R. — Je n'ai pas remarqué.

D. — Enfin, il est impossible que vous ayez pu couper la corde avec cette vieille faucille tout ébréchée.

R. — Je n'ai pas besoin de me demander, si vous le savez. (On rit.)

D. — Reconnaissez-vous avoir fait l'aveu de votre crime à Marie Coulm, votre ancienne codétenue ?

R. — Je ne lui ai pas dit pourtant que j'avais tué mon mari.

Le président. — Nous verrons tout à l’heure ce qu'elle dira.

La veuve Le Gall. — Je ne crois pas lui avoir dit cela.

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Un juré. — Prétend-elle avoir trouvé son mari pendu

ou l'avoir étranglé ?

 

Le président pose la question à nouveau.

 

L'accusée persiste à soutenir avoir trouvé son mari pendu.

 

Un juré. — Le corps de son mari était-il déjà froid quand elle l'a hissé dans le lit ?

La veuve Le Gall. — Il était encore chaud.

 

Un juré. — L'a-t-elle déshabillé ?

La veuve Le Gall. — Non.

 

L'accusée finit par dire qu'on aurait dû la laisser à la maison, puisqu'elle n'a fait aucun mal.

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On entend ensuite les témoins cités, au nombre de dix.

 

M. HASCOET, gendarme à Plouzévédé, raconte succinctement les détails de l'enquête qu'il a édifiée et d'où il ressort, d'une façon générale, que l'accusée passait dans le pays pour n'avoir pas tout son bon sens,

ou du moins passait pour une femme parfois irritable, fantasque et excitée.

 

Le docteur BODROS, qui a pratiqué l'autopsie de Le Gall, dit que l'accusée a fait à son mari

le « coup du père François », très connu de certains malfaiteurs.

 

L'honorable témoin, appelé à donner son avis sur l'état mental de l'accusée, déclare que l'examen physique

de cette dernière ne lui a rien révélé de particulier ;

qu'il n'a constaté aucun signe qui indique la tare héréditaire

ou la dégénérescence et, qu'après l'avoir interrogée,

il n'a remarqué en elle aucun trouble mental.

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On entend ensuite plusieurs voisines de la femme Le Gall,

qui rapportent certains propos menaçants tenus par l'accusée

à l'égard de son mari.

 

Marie-Anne DOSSER, veuve Brochée, 45 ans, aubergiste à Berven,

en Plouzévédé, dit que la veuve Le Gall est venue deux ou trois fois chez elle lui reprocher de retenir son mari et de lui donner à boire ; qu'à partir de ce moment elle le recevait moins souvent,

d'autant plus qu'étant ivre il était très bruyant.

 

Sur interpellation : — Deux fois, la veuve Le Gall m'a dit, chez moi, qu'elle me tuerait si je recevais son mari.

 

La veuve Le Gall. — Cette femme a été la cause de toutes nos peines, parce qu'elle donnait trop d'eau-de-vie à mon mari

et qu'elle le recevait chez elle.

Elle me faisait toutes sortes de gestes et de grimaces

pour m'exaspérer.

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M. le substitut Marinier, après avoir retracé très brièvement la scène du meurtre, dit que c'est avec un sentiment d'étonnement bien légitime qu'on apprit tout à coup, dans le pays, la mort de Le Gall, brave et gai compagnon,

qui n'avait aucune maladie.

Ce n'est pas la misère qui aurait poussé cet homme au suicide, car il avait quelque argent.

Alors, quoi ?

C'est le point d'interrogation qui sollicite votre réponse, messieurs les jurés.

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L'honorable organe de l'accusation s'attache à démontrer l'évidence des charges qui pèsent sur la veuve Le Gall et s'appuie notamment sur la déposition du docteur Bodros, sur les conclusions

de ce médecin indifférent à la solution de l'affaire, indépendant.

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Donc, la théorie du prétendu suicide ne tient pas.

La question de folie ne peut pas davantage être soulevée ici,

car on rechercherait en vain dans les paroles de l'accusée,

dans les antécédents de la famille, de quoi la justifier.

 

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M. le substitut Marinier trouve seulement dans cet état d'âme une cause d'atténuation et est le premier à l'invoquer.

Mais vous ne pouvez, dit-il, aller plus loin, sous peine de fouler aux pieds le serment que vous avez prêté.

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L'accusation qui pèse sur la veuve Le Gall, dit Me de Chamaillard, est grave et je ne méconnais pas l'importance

du devoir que j'ai à remplir devant vous ;

mais je compte bien m'en acquitter en honnête homme, et soyez certains que je ne poserai pas de conclusions

qui ne soient pas justifiées.

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Tout d'abord, je m'incline devant l'accusation, la preuve est faite et il n'y a rien dans l'information,

rien dans ces débats qui puisse permettre à l'avocat soucieux de la vérité de discuter honnêtement le fait matériel.

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C'est sous l'empire de cette folie passagère qu'elle a frappé, parce qu'elle craignait d'être frappée,

et elle a tué parce qu'elle craignait d'être tuée elle-même.

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C'est pour cela, messieurs, qu'elle n'est pas responsable, et c'est pour cela que vous l'acquitterez.

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Je ne m'occuperai donc que de la question de responsabilité.

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La question est étrangement difficile à résoudre,

car ce qu'il y a de plus délicat, c'est de juger un état d'âme.

Vous le ferez avec sévérité, je le veux bien,

mais je le prétends aussi, avec justice.

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Il s'agit de savoir si l'acte a été volontaire ou s'il a été accompli

sous le coup d'une folie passagère, admise par la science médicale

et admise par la raison.

 

Et l'avocat développe cette thèse avec le talent qu'on lui connaît.

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La veuve Le Gall, dit-il, vivait dans un tremblement,

dans une crainte perpétuelle.

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Le germe de folie qui hantait son cerveau s'est singulièrement développé par l'existence malheureuse qui lui était faite.

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Déclarée coupable de meurtre, avec circonstances atténuantes, la veuve Le Gall est condamnée

à dix années de réclusion, sans interdiction de séjour.

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