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Fenêtres sur le passé

1896

Le crime de la rue Ploujean à Morlaix

 

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Source : La Dépêche de Brest 28 avril 1896

 

L'accusé, Jean-Yves-Marie Kerrien, chaisier à Morlaix, est âgé de de 23 ans.

Grêle, court, il est d'apparences difformes, la figure bourgeonnée, et n'inspire pas la sympathie.

 

M. Drouot occupe le siège du ministère public.

Me Broquet est au banc de la défense.

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Jean-Yves Marie Kerrien a déjà été condamné deux fois pour vols.

Le 7 janvier 1892, la cour d'assises du Finistère, devant laquelle il était poursuivi pour vols qualifiés, prononçait contre lui une peine de cinq ans de prison.

Admis, le 15 juillet dernier, au bénéfice de la libération conditionnelle, Kerrien revenait à Morlaix et était accueilli par sa sœur, la veuve Querné, qui occupe une chambre au 1er étage de la maison portant le n° 22 de la rue de Ploujean.

Au rez-de-chaussée de la même maison demeure une ouvrière de la manufacture des tabacs, vieille fille laborieuse, économe, nommée Vincente Jouan.

Cette ouvrière avait des relations de bon voisinage avec la veuve Querné, qui passait quelquefois la soirée chez elle.

Kerrien, ayant accompagné sa sœur dans quelques-unes de ses visites, avait vu Vincente Jouan prendre de l'argent dans son armoire.

 

Il savait ainsi que cet argent était enfermé dans une boîte en bois dont la clef restait dans un porte-monnaie placé dans la même armoire, et que la vieille fille mettait imprudemment la clef de cette armoire dans un tiroir de commode.

Il n'ignorait pas non plus que celle-ci, déjeunant au dehors, ne rentrait jamais chez elle à midi, et qu'elle était retenue à son atelier jusqu'à six heures.

Elle laissait, en outre, souvent ouverte la fenêtre de sa chambre, donnant sur la cour et située à 1 mètre 80 du sol et à un mètre environ de la rampe de l'escalier qui relie la cour au rez-de-chaussée de la maison.

 

L'accusé ne tarda pas à tirer parti de ces circonstances et de sa connaissance des lieux pour commettre un premier vol.

Au commencement du mois d'octobre 1895, il escaladait la fenêtre de la chambre habitée par Vincente Jouan et trouvait, enfermée dans une boîte placée sur une étagère, une somme de 10 francs qu'il s'appropria.

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Anonyme

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Le 21 décembre 1895, Kerrien escaladait de nouveau la fenêtre de la demoiselle Jouan, pendant son absence, trouvait la clef de l'armoire dans le tiroir de la commode, où il la savait déposée, et s'emparait d'une somme de 110 fr. contenue dans une petite boîte qu'il avait réussi à ouvrir sans la fracturer.

 

Non content de voler sa voisine, il ne craignit pas, le 21 décembre, de commettre sur elle une tentative de meurtre.

En rentrant, vers 6 h. 1/4, la vieille fille le trouva dans sa chambre.

À peine a-t-elle ouvert et refermé la porte, qu'il se précipite sur elle et lui passe au cou une petite corde ou ficelle, à laquelle il a fait un nœud coulant.

 

Elle se sent enlacée par le nœud, qui va se resserrer sur sa gorge, et elle essaye de se dégager.

Se défendant désespérément et s'égratignant au visage, elle parvient à saisir à deux mains la corde qui l'enserre, et elle la tire de toute la force que lui donne l'instinct de la conservation.

 

Les cris qu'elle pousse alors sont entendus de toute la maison ;

ils effraient son agresseur, qui s'enfuit en se courbant pour n'être pas reconnu et en sautant par la fenêtre.

 

Débarrassée de son étreinte, Vincente Jouan a l'idée courageuse de faire arrêter le malfaiteur, qu'elle n'a pu reconnaître.

Elle tente inutilement de le retenir par les vêtements et par la corde qu'elle tient encore ; mais Kerrien la lui arrache des mains et réussit à s'esquiver.

 

Quelques débris de cette corde ou ficelle ont été retrouvés sur le lieu du crime, avec la casquette de l'accusé, tombée dans la cour, au pied de la fenêtre.

 

Cette casquette, reconnue par la sœur de Kerrien, a décidé celui-ci à faire l'aveu de son double vol.

On a d'ailleurs retrouvé une partie de l'argent volé dans un endroit où l'accusé était allé le cacher, chez son patron.

 

Kerrien nie toutefois avoir voulu donner la mort à la demoiselle Jouan.

D'après ses explications, il aurait été surpris par l'arrivée de cette dernière au moment où il venait de la voler, et il aurait cherché simplement à la repousser avec les mains pour prendre la fuite.

De l'instruction, il semble résulter plutôt qu'il est allé commettre son vol entre midi et une heure et demie et qu'il est retourné plus tard chez Vincente Jouan, avec le dessein prémédité de l'attendre et de la faire disparaître à son retour pour l'empêcher de se plaindre.

Dans tous les cas, son intention homicide est nettement établie par les déclarations de la victime, et il est certain qu'en se livrant à son attentat, il avait pour but d'assurer l'impunité de la soustraction frauduleuse qu'il reconnaît avoir commise ce jour-là.

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Le président rappelle les avertissements donnés par justice à l'accusé Kerrien et la mesure de clémence dont il a été l'objet, puisqu'il a profité de la libération conditionnelle.

Ce que vous avez fait, dit le président, est mal, non seulement en raison des avertissements de la justice, mais en raison des relations que cette demoiselle avait avec votre sœur.

 

Le président esquisse à grands traits la scène du 21 décembre 1895.

 

Kerrien prétend qu'il n'a pas agi avec une corde.

 

D. — Pourquoi donc Vincente Jouan a-t-elle crié ?

R. — Parce que je l'ai saisie à la gorge par derrière.

 

Kerrien soutient qu'il a commis le vol vers six heures du soir.

 

Le président. — Quel aplomb !

Comme on voit que vous avez profité des leçons de la maison centrale !

Comme vous en sortez éduqué, complet !

 

D. — Voyons, persistez-vous à soutenir que c'est le soir que vous avez commis le vol ?

R. — Oui.

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Treize témoins ont été cités.

Voici les dépositions les plus importantes :

 

Vincente Jouan, ouvrière en tabacs, rue de Ploujean, 22, à Morlaix, dit en résumé :

 

Le 21 décembre, un samedi, vers 6 h. 1/2 du soir, au moment où je voulais frotter une allumette pour rentrer chez moi, je sentis soudain une corde me serrer le cou.

Je poussai des cris tout en essayant de me débarrasser, et l'individu qui me serrait ainsi lâcha la corde et se sauva par la fenêtre, qui était restée ouverte.

À mes cris les voisins arrivèrent et, quand la lumière fut allumée, je constatai qu'une somme de 110 fr. avait disparu de mon armoire.

J'avais essayé de retenir le voleur en le saisissant par ses vêtements ; mais, plus vigoureux que moi, il se débarrassa et s'enfuit.

Une jeune fille de la maison releva sa casquette dans la cour.

J'ai soupçonné de suite Kerrien, qui venait souvent avec sa sœur chez moi et qui connaissait mes habitudes.

 

Sur interpellation :

— J'affirme que c'est bien une ficelle que Kerrien m'a passée autour du cou, ficelle qui devait avoir un nœud coulant.

 

Je passais d'ordinaire la soirée chez la sœur de Kerrien, en compagnie de ce dernier et de Marguerite Riou.

Kerrien nous lisait le journal.

Un mois environ avant le 21 décembre, nous regardant un soir les lignes de la main, il me dit :

« Vous, Vincente, vous n'avez pas longtemps à vivre ; vous êtes vieille aussi ! »

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Anonyme

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— Jules Touanen, 19 ans, employé de commerce chez MM. Soulbieu et Joussé, déclare que le 21 décembre, vers 6 h. 1/2 du soir, passant par la venelle du Four, il a rencontré Kerrien, qu'il connaît très bien, et qui marchait sur ses bas ou sur ses chaussons, car il n'avait pas de sabots ;

il baissait la tête et avait l'air préoccupé.

 

Le témoin a été très surpris de le voir ainsi sans chaussures et tête nue, en cet endroit et à pareille heure.

Kerrien a continué son chemin sans lui parler.

 

— Jean-Marie Huet, chaisier, venelle au Beurre, n° 2, avait Kerrien comme ouvrier depuis le 14 juillet 1895.

Depuis quelque temps, dit-il, Kerrien ne travaillait presque plus et manquait d'argent.

Le 21 décembre, la matinée se passa assez bien ;

mais, l'après-midi, il ne travailla qu'un quart d'heure et prétexta, pour sortir, qu'il allait porter les légumes de sa sœur.

Or, c'était toujours, le soir qu'il les emportait en s'en allant.

Comme il n'est revenu à l'atelier que vers deux heures, c'est pendant son absence qu'il a dû commettre le vol.

 

Le témoin a remarqué, en outre, l'air sombre et préoccupé de Kerrien lorsqu'il se remit à l'ouvrage.

 

Sur interpellation :

— Kerrien en voulait à Vincente Jouan ;

il disait qu'il ne l'aimait pas, que c'était une vieille commère, qu'elle disait du mal de lui et de sa bonne amie, Marguerite Riou.

 

— Auguste Le Moal, 17 ans, employé de commerce, a vendu le 21 décembre, vers sept heures moins dix du soir, une casquette à l’accusé, qui est entré tête nue, par la porte du couloir du café du Centre, ce qui a surpris le témoin, car les clients n'entrent jamais, par cette porte.

L'accusé portait quelque chose sous son veston.

Kerrien. — C'étaient mes chaussons.

 

— Un des voisins de Vincente Jouan, François Montfort, maçon, âgé de 57 ans, déclare :

Le 21 décembre, vers 6 h. 1/2 du soir, j'ai entendu Vincente Jouan crier :

« Oh ! Mon Dieu, quelqu'un qui veut m'étrangler ! »

J'allumai aussitôt la chandelle et j'allai dans le corridor, où je vis Vincente Jouan en cheveux, la bouche couverte de sang.

Elle me dit :

« II y a un individu qui a voulu m'étrangler avec une ficelle. »

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Anonyme

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— Jeanne Simon, 38 ans, cigarière, voisine de Vincente Jouan, dépose dans le même sens.

C'est ce témoin qui a ramassé dans la cour la casquette de Kerrien.

 

Pendant ces dépositions, Kerrien a réponse à tout.

Il entasse mensonges sur mensonges et contredit absolument les déclarations de M. Huet, son patron.

 

Le président. — Vous avez de la chance que votre défenseur soit plus habile que vous, car jamais il ne soutiendra un système comme le vôtre.

 

Détail curieux :

On remarque parmi les pièces à conviction un vieux bouquin de 1838, intitulé Livre pratique sur les maladies des yeux, que Kerrien a acheté pour cinquante centimes à la veuve Saout, revendeuse, le jour du vol.

 

Avant l'audience, le défenseur de Kerrien lui ayant reproché de revenir une deuxième fois devant la cour d'assises :

— Que voulez-vous ? répond Kerrien.

C'est dans le sang, il faut que je vole !

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M. Drouot, procureur de la République, prononce le réquisitoire.

Il n'a pas de peine à démontrer la culpabilité de l'accusé et à réduire à néant son système de défense, il termine ainsi :

« Les faits sont patents.

C'est une affaire capitale.

Vous n'ignorez pas qu'il est d'un usage logique et invariable de n'imposer l'expiation suprême qu'à ceux auxquels la société demande compte de la vie des siens.

L'importance de l'exemple n'en subsiste pas moins.

Par-dessus tout, il y a la réalité des faits.

Pour soustraire cet homme à un verdict affirmatif, il faudrait ou dénier des faits avérés ou donner des circonstances atténuantes à qui ne les mérite point.

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Me Broquet, défenseur de l'accusé, discute avec énergie le point grave de l'accusation.

Il estime que le doute règne.

Ici, il n'y a, dit-il, qu'invraisemblance, chimère, imagination.

En un mot, tout un échafaudage chancelant que les jurés repousseront du pied.

Quant à la double accusation de vol, Me Broquet ne la conteste pas.

Il discute toutefois l'escalade, qui ne lui semble pas parfaitement établie, et, dans une chaleureuse péroraison, il sollicite du jury les circonstances atténuantes.

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Déclaré coupable avec admission de circonstances atténuantes,

Kerrien est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

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Embarqué le 13 novembre 1896 à destination de la Guyane sur le navire "Calédonie".

Évadé le 7 octobre 191 - Réintégré le 30 mars 1902

Condamné à 2 ans de double chaînes pour évasion - 25 février 1905

Proposé à la commutation de sa peine en 15 ans en 1911 et 1913

Décédé le 19 novembre 1913

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