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Fenêtres sur le passé

1895

Une veillée d'août à Ouessant

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Source : La Dépêche de Brest 22 août 1895

 

Auteur : Anatole Le Braz.

 

C'était l'autre soir, à Ouessant, dans l'auberge que Gustave Geffroy nous dépeignit naguère, avec sa salle basse, ornée de meubles qui furent des épaves, et ses deux lucarnes

aux rideaux retroussés, ouvrant sur une ruelle étroite au bout de laquelle gronde la mer.

Un groupe d'Ouessantins fraternisaient, le verre en main, avec des « îliens » de Batz,

débarqués de la veille

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La conversation, hésitante d'abord, s'était promptement animée On en vint à opposer l'une à l'autre les deux terres, à vanter leurs mérites respectifs, les avantages et les beautés propres à chacune d'elles,

surtout les rudes dompteurs de flots qu'elles s'honorent à l'envi d'avoir enfantés.

 

Ceux d'Ouessant citaient des noms par centaines, en une sorte de litanie homérique :

noms de pilotes, de sauveteurs, demeurés illustres dans les fastes de l'île, mais dont la gloire n'a jamais franchi

la passe redoutée du Fromveur, sauf peut-être, en quelque rare circonstance, pour être inscrite au livre,

que nul ne feuillette, des annales du prix Montyon.

Les hommes de Batz, l'œil narquois, attendirent, en souriant dans leur barbe, que la kyrielle fût terminée ;

puis, l'un d'eux se leva et dit :

 

— Nous autres, voilà : nous avons Trémintin !

​

Ce seul nom, jeté d'une voix tranquille, produisit sur l'assistance un effet surprenant.

Il y eut un moment de silence quasi religieux ;

quelques Ouessantins ôtèrent leurs bérets.

Un vieux se souvint d'avoir connu Trémintin, d'avoir même trinqué avec lui ;

il évoqua ses traits, son air simple et bon enfant la franchise et la douceur de ses yeux.

Dès lors, il ne fut plus question que du « brave pilote ».

L'insulaire qui, le premier, avait prononcé son nom, se trouvait être de sa parenté :

il avait été bercé sur ses genoux, avait retenu de sa bouche le récit, vingt fois conté, de son héroïque aventure.

 

Sur la prière des Ouessantins, il le conta lui-même,

tel exactement qu'il l'avait entendu.

Il montra le Panayauli entouré de barques ennemies, le pont envahi par les pirates.

 

« — Comment nous débarrasser de cette racaille, lieutenant ?

— En les faisant sauter avec nous, Trémintin... »

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La soute aux poudres est ouverte, l'enseigne Bisson y lance un brandon enflammé.

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« — Adieu, Trémintin !

— Au revoir là-haut, lieutenant! »

 

Un peu de fumée blanche, un fracas formidable,

et voilà tout le monde en l'air.

Trémintin cependant a eu le temps de faire le signe de la croix

et de se recommander à Notre-Dame.

Et maintenant, en route pour le Paradis !...

Mais le Paradis ne veut pas encore de lui :

après une tournée dans les nuages,

il se réveille au fond de la mer.

L'eau salée, ça le connaît : il y est chez lui.

Un bon coup de jarret le ramène à la surface.

Il s'ébroue, respire longuement, leva les yeux vers le ciel nocturne, piqué d'étoiles, et là-bas, devant lui,

debout sur les vagues encore agitées par l'explosion,

il voit se dessiner une svelte image de femme

qu'à son accoutrement il reconnaît pour la vierge de Roscoff.

Elle sourit, incline la tête, semble lui crier :

« Courage, Trémintin ! Tu reverras ton pays de Bretagne

et la flèche du Kreisker, et ta maison de l'île de Batz ».

L'apparition s'évanouit ;

mais, au même instant, il se sent la figure frôlée par un cordage : c'est un bout de filin qui traîne à l'arrière d'une yole turque, fuyant à force de rames ;

il s'y cramponne des deux mains et se fait remorquer

ainsi jusqu'à terre.

Il était sauvé.

 

Le narrateur ajouta :

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— Jusqu'à la fin de ses jours, mon grand-oncle fut dévot à la Vierge.

« Sans elle, aimait-il à répéter, les crabes de la Méditerranée auraient depuis longtemps nettoyé mes os. »

Gravement, les autres conclurent :

— C'est une grande sainte, s'ils ne l'avaient pas, les marins seraient comme des enfants sans mère.

 

On but, à la ronde, à la mémoire de Trémintin, et les anecdotes se succédèrent sur le compte de l'humble héros.

Les moindres épisodes de sa vie furent relatés.

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L'histoire de son voyage à la cour est inédite.

Rapatrié à l'île de Batz, le pilote achevait de se remettre de ses innombrables blessures, quand, un jour,

arriva du ministère de la marine un grand pli cacheté :

Le roi, — Louis-Philippe, au dire du conteur, — témoignait un pressant désir de voir Trémintin et le mandait à Paris.

 

Sa femme, Chaïc-Al-Lez, insista pour l'accompagner ;

elle craignait pour lui les fatigues de la route, d'autant plus qu'en îlienne qui n'avait jamais quitté son île

elle s'imaginait Paris à l'autre extrémité du monde.

Elle revêtit donc ses plus beaux atours, sa coiffe de fil de lin, l'ample jupe qu'elle ne portait qu'une fois l'an,

le dimanche de Pâques, son tablier garni de dentelles et son petit châle de mérinos noir brodé de fleurs de soie ;

puis, tous deux prirent la diligence à Morlaix, munis d'un fort panier de provisions.

 

Aux Tuileries, on leur fit l'accueil le plus chaleureux, et la bonne îlienne eut un succès presque égal à celui de son mari.

Mais tous ces honneurs la troublaient sans la séduire.

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Et d'ailleurs, avec sa finesse de paysanne, elle eut bientôt remarqué que la flatteuse curiosité dont Trémintin et elle étaient l'objet n'allait pas sans quelque ironie.

Impatientée, un peu froissée aussi,

elle tira le pilote par le bord de sa vareuse et lui dit en breton :

 

« — Yvoun, deomp d'ar guèr ! (Yves, retournons-nous-en chez nous! ) »

 

A quoi Louis-Philippe, se figurant avoir compris, se hâta de répondre :

« — Oui, oui, ma brave femme, vous pouvez être tranquille ;

nous l'enverrons encore à la guerre. »

 

Vous pensez si Chaïc-Al-Lez rit fort à part soi de ce quiproquo et si,

à l'île de Batz, les commères en firent des gorges chaudes.

La chose passa même en proverbe.

Et l'on dit encore, dans le pays,

de quelqu'un qui veut parler de ce qu'il ne sait pas,

qu'il s'y entend à peu près aussi bien que le roi de France au breton.

 

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... Mais je m'aperçois qu'à transcrire ces propos on leur enlève tout leur charme.

Ils ne valent, en réalité, que sur les lèvres d'un homme de mer, devant un auditoire d'âmes simples

et dans le cadre fruste d'une auberge d'Ouessant, perdue au large des grandes eaux.

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