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Fenêtres sur le passé

1895

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Guissény

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Source : La Dépêche de Brest 6 mars 1895

 

Auteur : Henri Urscheller

 

À trente kilomètres au nord de Brest s'élève, au fond d'une anse étroite

et profonde, le bourg de Guissény, anciennement Gwic-Sezni (*),

ainsi appelé du nom d'un évêque irlandais, saint Sezni, né en 402,

et qui vers 477, se démit de ses fonctions épiscopales

pour venir évangéliser les peuplades païennes de la petite Bretagne.

(*) Par contraction pour Vicus-Sezni (littéralement le bourg de Sezni).

 

Peu d'existences ont été aussi bien remplies que celle de saint Sezni,

qui atteignit l’âge presque incroyable de 125 ans, dont près de 100 furent entièrement consacrés aux rudes travaux de l'apostolat.

Un homme de cette trempe devait nécessairement être marqué du sceau de la prédestination, et il le fut en effet, même avant sa naissance.

Dans la nuit où le futur saint fut conçu, sa mère, la pieuse Wingella,

fit un rêve étrange.

Il lui sembla que, nonchalamment couchée sur le dos, elle contemplait

les astres du firmament quand, soudain, une étoile plus brillante

que les autres se détacha de la voûte céleste et, tombant dans sa bouche entr'ouverte, vint se loger dans son sein.

Ne comprenant rien à cette vision singulière, Wingella réveilla son mari Ernut qui, paraît-il, était très fort dans l'art d'interpréter les songes et qui, par une argumentation des plus serrées, démontra à sa bénévole moitié que le ciel les avait visiblement choisis pour doter le monde d'une lumière nouvelle.

Neuf mois après, l'heureux ménage fut gratifié d'un gros garçon

bien râblé, qui reçut, sur les fonts baptismaux, le nom de Sezni.

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Dès que le petit Sezni fut en âge d'étudier, ses parents le confièrent à des maîtres dévots qui éveillèrent

en son jeune esprit, avec le goût des lettres, l'amour de la vie religieuse.

Ses études terminées, le pieux adolescent rentra dans ses foyers, qu'il quitta bientôt pour aller vivre en anachorète dans la petite île de Clarac, voisine de la côte d'Irlande.

Il y demeura jusqu'à l'âge de 23 ans, lorsqu'un désir irrésistible de voir la ville éternelle

(désir dans lequel il crut reconnaître un appel d'en haut) le conduisit à Rome.

Là, il suivit un cours d'écriture sainte et fit la connaissance d'un de ses compatriotes, saint Patrice, qui,

récemment promu à l’épiscopat par le pape Célestin 1er, se disposait à retourner en Irlande pour y travailler

à la conversion des infidèles.

Saint Patrice prit en amitié le jeune clerc et le présenta au souverain pontife qui, témoin de sa foi ardente,

lui conféra coup sur coup tous les ordres sacrés, le consacra évêque et lui enjoignit de rentrer dans son pays natal avec saint Patrice pour y prêcher la foi du Christ,

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Les deux évêques missionnaires quittèrent donc Rome,

munis de la bénédiction papale, de plusieurs belles reliques et autres présents du même genre, traversèrent la Grande-Bretagne et abordèrent en Irlande où, après avoir choisi chacun son champ d'action, ils commencèrent aussitôt leur pieuse propagande.

Celle de saint Sezni fut si fructueuse que les conversions s'opérèrent par milliers et qu'au bout de très peu de temps toute

la région qui lui avait été attribuée dans ce pieux partage se trouva littéralement couverte d'églises, de chapelles et de monastères.

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C'est que le Saint homme prêchait d'exemple plus encore que de parole.

Il était d'une austérité extrême, se contentant, pour toute nourriture, d'un pain grossier, ne buvant jamais de vin,

ni aucune autre boisson enivrante, et ne portant sous ses ornements pontificaux qu'une simple peau de bête.

Mais cette dureté pour lui-même ne l'empêcha point de se montrer bon et bienveillant envers les autres

et indulgent pour leurs faiblesses.

Un jour, saint Patrice, qui ne partageait pas son aversion pour le jus de la treille, vint le surprendre dans son monastère, et saint Sezni, qui pour rien au monde n'aurait voulu imposer ses propres goûts à qui que ce fût et moins encore

à un ami, n'hésita pas à rééditer au profit de son hôte le miracle de Chanaan et, d'un signe de croix dextrement appliqué sur les cruches de son couvent, il changea l'eau en vin.

Il eut à peu près les mêmes délicates attentions pour un saint ermite du nom de Rhodon,

qui vint le voir inopinément par une froide journée d'hiver.

Personnellement peu douillet, saint Sezni se passait si bien de feu, même par les plus grands froids,

qu'il eut été embarrassé de dire ce qu'il avait fait de son briquet.

Mais ce n'était pas une raison pour laisser grelotter un visiteur ami.

N'écoutant que son bon cœur, il jeta dans le foyer un gros fagot, puis, s'étant prosterné devant la cheminée,

il prononça une prière tellement ardente que son bois en prit feu.

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Si le pieux évêque y allait bravement de son petit miracle

quand il s'agissait simplement de procurer un peu plus de confort

à un ami, je vous laisse à penser de quoi il se sentait capable lorsque l'existence de plusieurs milliers d'hommes était en jeu.

Il le prouva bien, le jour où deux princes irlandais, divisés pour

des questions d'intérêt ou d'amour-propre, décidèrent,

en dépit de ses plus pressantes objurgations, de vider leur querelle en rase campagne.

Voyant qu'il ne pouvait rien obtenir des hommes pour empêcher une lutte fratricide, saint Sezni s'adressa à Dieu qui lui donna pleine satisfaction et, ma foi, d'une manière très ingénieuse.

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Déjà les deux armées, rangées en ordre de bataille, se mesuraient du regard, n'attendant plus que le signal de leur chef pour se ruer l'une sur l'autre et le choc promettait d'être terrible quand soudain, au moment même où retentit

le signal de l'attaque, une poutre aux dimensions phénoménales (elle était aussi longue que les deux lignes ennemies et large en proportion) descendit du ciel et, se balançant dans les airs, à hauteur d'appui,

mit les adversaires dans l'impossibilité de s'atteindre.

Vainement les plus enragés de l'un et l'autre bord s'entêtèrent à pousser en avant, ils ne réussirent qu'à émousser leurs lances ou à se cogner le front.

Obligés de reconnaître l'inutilité de leurs efforts, ils se résignèrent, d'un commun accord, à rentrer chez eux et les deux princes durent s'en remettre à l'arbitrage de l'évêque pour le règlement de leur différend.

 

L'on conçoit aisément que, disposant de pareils moyens d'action, saint Sezni ait réussi à triompher de toutes les résistances et amené jusqu'aux plus endurcis d'entre les païens à embrasser la foi du Christ.

Il aurait donc pu, sa tâche accomplie, se croiser les bras et jouir en paix d'un repos mérité auquel semblait le convier son âge respectable de 75 ans !

Mais saint Sezni était une de ces natures remuantes pour qui l'inaction est le plus cruel des supplices.

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Voyant qu'il ne restait plus rien à faire dans son pays,

il prit le parti d'aller travailler à la conversion des barbares

de la petite Bretagne.

Il résigna donc ses fonctions d'évêque entre les mains de son chanoine capitulaire et, s'étant embarqué avec soixante-dix religieux de son diocèse, qui lui avaient témoigné le désir de le suivre

dans un exil volontaire, il vint atterrir aux côtes de Léon,

dans un petit havre appelé Poulluhen. dans l'anse de Kerlouan.

À peine débarqués, les pieux colons se mirent en devoir de bâtir quelques cellules près du rivage, en un lieu qui s'appelle encore aujourd'hui Peniti sant Sezni

(littéralement maison de prières de saint Sezni).

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Mais cette installation ne fut que provisoire ;

car, quelque temps après, saint Sezni s'étant porté un peu plus vers l'ouest, vint s'établir à l'endroit même où s'élève

à présent l'église paroissiale de Guissény et y fit construire un monastère,

qui devint la maison-mère des jeunes missionnaires.

C'est du fond de cette paisible retraite qu'il dirigea, jusqu'à la fin de ses jours, les travaux apostoliques

de la sainte cohorte dont, pendant longtemps encore, il partagea les labeurs, et c'est là qu'il s'éteignit doucement, chargé d'ans et de mérites à l'âge décrépit de 125 ans.

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Durant les dernières années de sa vie,

le saint vieillard ne fit plus grand'chose, mais il se rattrapa,

après sa mort, en opérant force miracles sur sa tombe.

Il en fit même de si nombreux et de si jolis que ses compatriotes d'outre-Manche devinrent jaloux de la bonne fortune des Léonais et qu'un beau jour ils arrivèrent au port de Poulluhen

avec toute une flottille (gant kalz a listri, dit un rimeur breton) et, s'étant emparé du corps de leur évêque,

ils le ramenèrent dans sa patrie.

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Ce pieux larcin causa aux habitants de Léon un chagrin si profond qu'ils envoyèrent une députation en Irlande

pour solliciter la restitution d'au moins une partie des reliques de leur vénéré patron.

Il fut fait droit à leur demande, et la meilleure preuve que les quelques os qui furent remis aux impétrants provenaient bien de saint Sezni, c'est qu'au moment où le vaisseau porteur des saintes reliques rentra dans le port de Poulluhen, les cloches des églises et chapelles de la côte se mirent spontanément à sonner à toute volée.

Pas n'est besoin de dire que ces restes précieux furent solennellement réintégrés dans leur première demeure où, depuis ce temps, les habitants de Guissény les surveillent du coin de l'œil, et bien malin sera celui qui les leur enlèvera.

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