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Fenêtres sur le passé

1895

Guipavas,
un garçon boucher tire sur son ancienne patronne

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Source : La Dépêche de Brest 17 juillet 1895

 

Manach, un garçon boucher de Guipavas, aux traits énergiques, est accusé de tentative d'assassinat.

Voulant se venger de son ancienne patronne, Mme Louvet, il a tiré sur elle un coup de revolver et l'a manquée.

L'accusé est assisté de Me de Chabre.

 

M. Drouot, procureur de la République, soutiendra l'accusation.

 

On remarqua comme pièces à conviction un revolver et une provision de cartouches.

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« Jean-Marie Manach avait servi comme garçon boucher chez les époux Louvet, à Guipavas.

Il y a deux ans environ il s'établit à son compte comme boucher au même lieu.

 

« Il avait contre ses anciens maîtres et surtout contre la dame Louvet un vif ressentiment.

Il reprochait à celle-ci de l'avoir injurié et diffamé et d'avoir fait mourir de chagrin sa femme,

qu'il avait récemment perdue.

Il avait été condamné à l'emprisonnement pour voies de fait envers le sieur Louvet, et il en voulait à son ancienne patronne d'avoir, dans cette circonstance, déposé contre lui.

Un jour qu'il tenait la femme Louvet par le cou, qu'il la serrait fortement, surpris par l'arrivée d'un témoin,

il la lâcha en disant :

« Si nous n'avions été que tous deux, nous passions le pas ! »

On l'entendit plusieurs fois dire qu'il aurait soin d'elle et qu'il la tuerait ainsi que la femme Calvez, sa parente,

et qu'il ne la raterait pas.

Le 25 mai, il dit à un témoin que la femme Louvet était la cause indirecte de la mort de sa femme, ajoutant :

« N'aie pas peur, ma femme est au cimetière, mais dans huit jours il y en aura d'autres aussi. »

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Anonyme

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« Le même jour, il achetait à Brest un revolver et 50 cartouches et, le 1er juin, c'est-à-dire moins de huit jours après les menaces significatives dont il vient d'être parlé, il se rendit chez les époux Louvet, qui étaient dans leur abattoir, avec leur jeune enfant, s'avança vers la femme à qui il dit :

« Ah ! Vous voilà, vous ne sortirez pas de là ! »

Et, presqu'en même temps, il dirigea sur elle son revolver, qu'il avait caché sous sa blouse, et fit feu.

La balle siffla à l'oreille de la femme Louvet, qui se cacha derrière une vache, en suppliant l'accusé de la laisser sortir.

Celui-ci lui répondit :

« Votre enfant peut sortir, mais vous, vous ne sortirez jamais » ;

et il braqua de nouveau son revolver; mais elle prit aussitôt la fuite en poussant son enfant vivement devant elle.

Alors, Manach s'écria :

« Ah ! la g..., elle est partie ! »

 

« Manach fut aussitôt arrêté.

On trouva sur lui quarante cartouches de revolver et il y en avait encore cinq dans cette arme, chargées à balles.

Il était légèrement pris de boisson.

 

« Il prétendit n'avoir voulu que blesser la femme Louvet et lui casser le bras, mais son attitude et ses menaces semblent bien indiquer qu'il avait prémédité de la tuer.

 

« Il a prétendu, en outre, avoir acheté son revolver uniquement dans l'intention de se suicider, mais, si tel avait été son seul but, on ne s'expliquerait ni ses menaces, ni le soin qu'il avait pris d'acheter un grand nombre de cartouches.

 

« Manach a déjà subi un grand nombre de condamnations. »

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D. — Vous avez un casier judiciaire abominable.

Vous êtes d'une violence inouïe.

De plus, vous êtes un voleur ;

par conséquent, les renseignements sur votre compte sont aussi mauvais qu'ils peuvent l'être ;

mais il faut que je justifie les paroles que je viens de prononcer.

 

Le président énumère les condamnations encourues par l'accuse et ajoute ;

— Donc, après l'examen de votre casier, j'ai incontestablement le droit de vous dire :

Vous êtes un voleur, vous êtes un homme violent.

Qu'avez-vous à dire à cela ?

 

R. — J'ai perdu mes parents à l'âge de dix ans.

J'ai pu avoir de mauvaises fréquentations, mais plus tard je me suis mis à travailler et on n'a rien eu à me reprocher.

 

D. — Vous avez servi pendant deux ans chez les époux Louvet.

Pourquoi vous a-t-on mis à la porte ?

R. — On ne m'a pas mis à la porte.

C'est moi qui suis parti de moi-même.

À partir de ce moment, Mme Louvet m'envoyait chercher.

 

Le président. — J'ai bien peur que vous n'ajoutiez une mauvaise action au crime qui vous est reproché.

À part une note discordante sur la réputation de la femme Louvet, tous les témoins, à l'exception d'un nommé Gestin, prétendent que la réputation de votre ancienne patronne était bonne et qu'on n'a rien à lui reprocher sous le rapport des mœurs.

Ce n'est qu'une fois que vous avez été chassé de chez elle que vous avez lancé cette calomnie.

En réalité, votre maîtresse vous a chassé parce que vous la voliez et que vous maltraitiez son mari.

R. — C'est moi qui lui ai fait sa clientèle.

J'ai travaillé 21 mois sans toucher un sou.

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Anonymes

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D. — Alors vous vous êtes payé vous-même ?

R. — Non, je n'ai jamais été réglé.

 

D. — Et quand on vous a mis à la porte ?

R. — Pas davantage.

 

Le président. — Vous n'aviez qu'à vous adresser aux tribunaux.

Quand vous avez frappé son mari, elle vous a bien fait régler votre compte.

Il s'est soldé par deux mois de prison.

Mais arrivons à des choses plus sérieuses.

Depuis que les époux Louvet vous avaient chassé, ou depuis que vous aviez quitté leur service, comme vous voudrez, vous n'avez cessé de les menacer.

Chaque fois que vous rencontriez la femme, vous la traitiez grossièrement.

R. — Non.

 

Le président répète ici les menaces de toutes sortes proférées par l'accusée à l'adresse de la femme Louvet.

 

D. — Ce qui est certain, c'est que huit jours avant le crime, vous allez à Brest et que vous achetez un revolver.

Est-ce vrai, cela ?

R. — Oui. On me faisait tant de mal que j'étais dégoûté de la vie.

 

Le président. — De la vie des autres peut-être, mais pas de la vôtre.

Vous avez chargé votre revolver le matin.

Pourquoi?

R. — J'avais l'intention de me tuer.

 

D. — Mais vous ne l'avez pas fait, car vous aviez une autre idée.

Le 1er juin, vous arrivez à l'abattoir, où vous trouvez la femme Louvet, son petit garçon, son mari et un nommé Floch.

R. — Oui.

 

D. — Et puis ?

R. — Et puis, je lui ai dit de me demander pardon du mal qu'elle m'avait fait, à moi et à ma femme.

 

D. — C'est ce qu'il faudra voir.

Alors vous tirez sur elle ?

R. — Oui, un coup seulement.

 

D. — Vous avez cru l'avoir atteinte, car vous avez dit que sans cela vous auriez tiré un autre coup ;

puis, quand vous avez été interrogé, quelques instants après, vous avez déclaré que vous vouliez seulement lui casser un bras.

R. — J'ai pu le dire, mais je n'avais pas ma tête à moi.

 

Le président. — L'accusation dira que vous en vouliez à cette femme, que vous avez trouvé ce jour-là l'occasion de vous venger et que vous en avez profité.

Les jurés apprécieront.

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On passe à l'audition des témoins cités, au nombre de 22.

 

On entend successivement M. Reaux, maréchal des logis de gendarmerie, la femme Louvet, Louvet et le sieur Floch.

 

Manach attaque violemment la déposition de ce dernier témoin, soutenant qu'il n'était pas sur les lieux au moment où il a tiré et qu'avec un verre il lui ferait dire tout ce qu'il voudrait.

 

On entend ensuite M. Goux, adjoint au maire, la femme Le Guen, le sieur Lorian, la femme Berthou, Guônoc et la femme Calvez.

 

Manach donne des démentis à presque tous les témoins.

 

Lecture est donnée de la déposition du garçon boucher Gestin.

 

M. Péoch, maître d'hôtel à Guingamp, cité comme témoin à décharge, croit n'avoir jamais vu la femme Louvet dans son hôtel, ni seule ni avec un homme.

 

Après l'audition des témoins, l’audience est renvoyée à demain.

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Source : La Dépêche de Brest 18 juillet 1895

 

L'audience est reprise à 1 h. 1/2.

 

Le président fait connaître qu'il posera la question subsidiaire de violences ou de voies de fait commises avec préméditation, et le ministère public prononce son réquisitoire.

 

Pour M. Drouot, la seule qualification qui subsiste dans cette affaire c'est celle de l'acte d'accusation.

C'est, dit-il, le respect de la vie humaine qui est ici en cause.

L'organe du ministère public, dans une dialectique très serrée, fait ressortir toutes les charges de l'accusation et termine ainsi :

 

« Nous concédons les circonstances atténuante.

Il est sinon de principe, du moins d'usage, de ne prononcer la peine capitale que quand la vie a été enlevée à une victime.

Au point de vue du droit strict, sans nul doute, cela est discutable, mais enfin on soutient que la société, poursuivant la réparation d'un crime, ne peut aller plus loin que la peine du talion ;

mais en concédant cette atténuation, nous serons bien d'accord avec les faits.

Le crime est considérable.

Il est commis, non pas accidentellement, mais après une longue préméditation ;

non pas par un honnête homme affolé, mais par un repris de justice huit fois condamné ;

non pas au coin d'un bois, mais dans le domicile inviolable de la victime ;

non pas après des provocations plus ou moins déguisées, mais après le renvoi légitime et motivé d'un domestique qui avait frappé et volé son maître et qui, pour ce fait, avait été condamné à deux ans de prison par le tribunal de Brest. »

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Anonyme

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Le défenseur prend ensuite la parole.

 

Manach, dit Me de Chabre, comparaît sous l'accusation du crime le plus grave que l'on puisse commettre, puisqu'il est accusé d'une tentative d'assassinat.

Qu'est donc l’assassinat ?

C'est le meurtre commis volontairement avec cette circonstance aggravante, constitutive du crime, qu'il a été commis avec préméditation.

La question est complexe et ce que vous avez à juger ce n'est pas le fait matériel :

Il s'agit pour vous de savoir si Manach a frappé et si, en tirant un coup de revolver, il a eu l'intention de donner la mort ou si, au contraire, Manach est coupable simplement de voies de fait avec cette circonstance aggravante qu'il avait peut-être prémédité sa vengeance.

Le fait matériel est facile à apprécier, mais au point de vue pénal, comment le qualifier ?

 

Telle est la thèse très habilement développée par Me de Chabre.

Manach, dit-il n'est pas un meurtrier, il est coupable seulement de voies de fait.

Quant à la préméditation, le défenseur ne la trouva pas dans les propos suspects tenus par Manach quand il était ivre.

Jamais, dit-il, Manach n'a eu l'idée de tuer.

L'eût-il voulu qu'il avait toutes les facilités, car cette femme était à sa merci.

Mais il n'a pas agi avec sang-froid et il lui a fait grâce parce que tout à coup la lumière s'est faite dans son esprit.

J'ai la ferme confiance, messieurs les jurés, que vous lui tiendrez compte de ce sentiment-là.

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Reconnu coupable de voies de fait avec préméditation,

Manach est condamné à cinq ans de prison et cinquante francs d'amende.

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