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Fenêtres sur le passé

1895

Crime de femme à Plounévez Lochrist

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Source : La Dépêche de Brest 8 mai 1895

 

Une femme confite dans la dévotion, qui se dit économe et qui, par mesure d'économie, se débarrasse de son mari

en le rayant de la liste des vivants, telle est dès l'abord la caractéristique de ce procès,

qu'on pourrait présenter à bon droit comme une véritable étude de mœurs.

 

L'accusée, Marie-Jeanne Paugam, veuve Le Jeune, dite « Jeannie », âgée de 38 ans,

est une paysanne d'apparence robuste, aux yeux noirs, au teint coloré, d'une taille au-dessus de la moyenne ;

tout chez elle, son attitude, son regard assuré, semblent dénoter une volonté bien assise,

et sinon une insensibilité complète, du moins une tranquillité d'esprit bien extraordinaire.

 

M. Drouot, procureur de la République, soutiendra l'accusation.

L'accusée est assistée de Me de Chamaillard.

 

Comme pièces à conviction, des bocaux, des bouteilles, des mouchoirs, du linge, etc …

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Jacques Le Jeune, maçon à Plounévez-Lochrist, avait épousé en premier mariage Marguerite Le Map,

dont il a eu un fils, actuellement marin de l'État.

Il avait contracté dans le cours de ce premier mariage des habitudes d'intempérance qui influèrent sur son caractère, mais il était considéré comme un ouvrier probe, travailleur et absolument inoffensif.

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Le 11 juin 1894, il épousa en secondes noces Marie-Jeanne Paugam, dite Jeannie, femme impérieuse, méchante, astucieuse

et cupide, cachant sous le voile de la religion les plus mauvais instincts.

Celle-ci avait déjà, étant domestique, dérobé de l'argent trouvé dans la poche de son maître et devait commettre d'autres actes d'improbité dont elle aura à répondre devant la juridiction correctionnelle.

Son premier soin, en épousant Jacques Le Jeune, fut d'amener celui-ci à lui faire, devant le notaire de Plounévez-Lochrist

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une donation de l'usufruit de tous ses biens ; elle s'efforça ensuite de lui inculquer de ses principes d'économie, accaparant tous ses salaires et lui défendant de rien dépenser au cabaret avec ses amis.

 

Son but, a-t-elle dit, était d'économiser assez d'argent pour pouvoir, sans se gêner,

rendre au fils de son mari les comptes qu'il pourrait exiger lors du décès de son père.

Elle escomptait ainsi la mort de ce dernier et elle ne devait pas tarder à préméditer son crime,

en déclarant qu'elle hâterait cette mort si son mari ne se pliait pas à sa volonté.

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C'est ce qui arriva le 27 décembre 1894.

 

Jacques Le Jeune, bien qu'il eût remis tous ses salaires à sa femme et réalisé de cette façon quelques économies,

n'avait pas suivi tous ses conseils.

Il s'était remis à boire avec ses camarades au lieu de suivre assidûment, les offices religieux, auxquels elle lui recommandait d'assister.

Cette conduite exaspéra l'accusée, qui, incapable de dissimuler

son irritation, prédit à ses voisins qu'il arriverait malheur à son mari.

 

Les vœux qu'elle faisait pour sa mort seraient, disait-elle

avec hypocrisie, aussi sûrement exaucés que ceux qu'elle avait faits jadis pour la mort de son frère, atteint d'une longue

et douloureuse maladie.

Elle mit, dès lors, tout en œuvre pour réaliser

ses desseins homicides.

 

Ainsi qu'elle l'a déclaré elle-même, elle avait résolu déjà,

depuis deux mois, de se débarrasser de son mari en profitant

d'un moment où il serait ivre, lorsque, dans la journée

du 27 décembre, elle le trouva en état d'ivresse

dans une auberge de Plounévez-Lochrist.

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Ayant réussi à le ramener à la maison en lui promettant de lui donner à boire, elle le déshabilla et le décida

à se mettre au lit.

Jacques Le Jeune, complètement ivre à ce moment, était, du reste, dans l'impossibilité de résister à sa femme.

Une fois couché, il but encore une chopine d’eau-de-vie que l'accusée lui présenta et s'endormit du sommeil

de l'ivresse.

Celle-ci, jugeant alors que toute résistance était impossible de la part de son mari,

monta dans le lit où il se trouvait couché, munie de deux mouchoirs.

Se mettant ensuite à genoux sur sa poitrine, pour paralyser ses mouvements, elle lui introduisit vivement

dans la bouche le plus petit des deux mouchoirs, et, craignant de ne pas réussir à l'étouffer assez promptement,

elle se servit du second mouchoir pour enfoncer le premier plus profondément dans la gorge.

Une partie du second mouchoir était restée en dehors de la bouche ;

l'accusée l'utilisa pour comprimer fortement les narines de sa victime et lui enlever ainsi tout moyen de respirer.

Tenu dans cette position pendant près d'une heure, le malheureux Jacques Le Jeune tenta vainement de se dégager en se débattant sous les étreintes de sa femme, qui appuyait fortement les deux genoux sur sa poitrine,

et il finit par rendre le dernier soupir.

​

L'autopsie a démontré que la victime avait succombé

à une asphyxie par suffocation.

Cette mort est le résultat certain d'un crime dont l'accusée,

après quelques hésitations, a dû se reconnaître coupable.

 

Marie-Jeanne Paugam a fait des aveux complets et le cynisme

de ses aveux confirme les déplorables renseignements recueillis

sur son caractère et sa réputation.

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Les témoins qui ont été appelés à déposer sur son degré d'intelligence, ainsi que les médecins chargés d'examiner son état mental, se sont tous accordés à la déclarer absolument consciente et responsable de ses actes.

Elle n'a pas, toutefois, d'antécédents judiciaires.

 

Au cours de l'instruction , l’accusée n'ayant manifesté aucune émotion ni la plus légère sensibilité au souvenir

des événements dont elle faisait le récit, les magistrats, en présence de ce cynisme, éprouvant quelque scrupule,

se demandèrent s'ils n'avaient pas affaire à une personne ne jouissant pas de la plénitude de ses facultés mentales,

et confièrent à MM. les docteurs Le Febvre, Proufl et Rolland, le soin de résoudre ce problème.

 

M. le docteur Rolland, appelé à cette audience, déclare que, ni dans l'habitude extérieure, ni dans les antécédents

de l'accusée, aussi bien au point de vue de son état au moment où elle a été examiné, qu'à celui qui correspond

à la date du 27 décembre dernier, rien, au point de vue cérébral, ne justifie la moindre imminence morbide et,

par conséquent, ne milite en faveur d'une telle présomption.

 

La femme Le Jeune jouit donc de toute sa raison et est pleinement responsable de ses actes.

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Le président fait d'abord remarquer à l'accusée qu'elle a commis un crime épouvantable,

mais qu'elle a avoué avec franchise dans tous ses détails.

 

D. — Vous n'aviez pas une bonne réputation au point de vue de la probité.

De plus, les témoins vous représentent comme une femme intelligente et rusée, mais avare.

Vous auriez épousé par intérêt Le Jeune qui, cependant, était un ivrogne.

 

Pas de réponse.

 

Le président passe rapidement sur les préliminaires du mariage de l'accusée, sur le caractère de Le Jeune, qui était très bon ouvrier, mais qui s'était remis à boire presque aussitôt après son mariage, et arrive à la scène du crime.

 

D. — Est-ce que, le 27 décembre, Mme Lacaze ne vous a pas prévenue qu'elle désirait voir votre mari pour lui donner de l'ouvrage ?

R. — Oui, je l'ai prévenu.

Il est sorti en emportant ses outils, et quand je suis allée voir s'il travaillait, je l'ai trouvé à l'auberge.

 

D. — A force de lui promettre de l'eau-de-vie, vous l'avez traîné à la maison, vous l'avez déshabillé et couché

et vous l'avez fait boire ;

puis, vous vous êtes assise à côté du lit avec l'intention formelle de l'étouffer aussitôt qu'il serait endormi.

R. — Oui, je lui ai mis mon mouchoir dans la bouche.

 

D. — Quand vous avez vu votre mari endormi, vous êtes entrée

dans le lit, vous lui avez mis un genou sur la poitrine,

vous avez serré la gorge et introduit le mouchoir dans la bouche, l'enfonçant le plus loin possible, selon votre expression ;

puis, comme le mouchoir ne suffisait pas, vous en avez introduit

un autre plus petit.

Enfin, vous avez serré le nez de votre mari pour que l'occlusion fût plus complète.

R. — Je n'ai pas serré la gorge.

 

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D. — Votre mari s'est débattu, mais vous avez eu raison de ses efforts et, au bout d'une heure, vous avez constaté qu'il ne respirait plus ?

R. — Oui, et alors j'ai retiré les mouchoirs.

 

D. — Pourquoi avez-vous tué votre mari ?

R. — Je lui en voulais. il ne me plaisait pas, car il était méchant quand il était ivre.

 

D. — Vous avez prétendu qu'il n'avait pas assez de religion et que, depuis deux mois, vous aviez formé le projet

de vous en défaire?

R. — Il ne voulait pas aller à la grand'messe et préférait aller à une messe matinale pour avoir plus de temps à boire.

 

D. — Les témoins vous diront que vous l'avez tué parce qu'il dépensait trop et qu'il ne vous obéissait pas.

R. — Il ne me plaisait pas. Tout ce qu'il gagnait allait au cabaret.

 

D. — Vous avez dit que votre père, par suite de son ivrognerie, avait mis votre famille dans l'indigence et que,

par suite, vous aviez pris en haine votre mari parce qu'il avait la même passion.

R. — Je n'ai pas dit cela.

 

D. — N'aviez-vous pas dit que vous aviez eu l'intention de tuer votre mari, au moins dès le 27 au matin ?

R. — Je ne crois pas avoir dit cela.

 

Le président. — Pardon, vous l'avez déclaré devant plusieurs témoins et reconnu ensuite â l'instruction.

 

D. — N'avez-vous pas dit que vous priiez Dieu et que Dieu vous avait fait connaître que votre mari mourrait

avant vous ?

R. — Je crois que j'ai dit cela.

 

Le crime étant avoué dans tous ses détails, l'audition des témoins, qui sont au nombre de quatorze,

ne présente qu'un médiocre intérêt.

Il résulte de la plupart des dépositions que l'accusée avait laissé prévoir l'action qu'elle allait commettre.

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La parole est ensuite donnée au procureur de la République.

 

« Tout dans les circonstances de ce crime, dit M. Drouot, démontre la préméditation cynique, ayant pour but,

non pas l'accomplissement du crime avec sa férocité ouverte, mais se proposant en même temps de grouper

les circonstances de façon à donner à la mort par l'assassinat l'apparence d'une mort naturelle.

Combien a été considérable le temps employé au crime !

C'est pendant une heure, de son aveu même, qu'après l'avoir rendu ivre-mort, Jeanne Paugam a fait subir

à son malheureux mari toutes les tortures d'une atroce agonie.

Elle a employé les mouchoirs introduits dans la gorge parce que la trace n'en devait pas être apparente et,

après la mort de Le Jeune, elle va les cacher au grenier, criant partout que la mort est due à un excès de boisson.

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Mais elle se heurte au sentiment public, qui n'est point dupe.

Le maire, les gendarmes, les magistrats interviennent.

Aussitôt, elle a invoqué le mérite de ses aveux,

mais l'autopsie était démonstrative.

 

« La préméditation n'est pas moins prouvée.

Les propos tenus, les prières hypocrites faites en vue d'obtenir

la mort du malheureux, tout cela est bien significatif.

Nous avons en plus des aveux complets.

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On vous parlera des circonstances atténuantes.

Songez que c'est dans sa propre maison, victime d'un guet-apens odieux, après de longues tortures,

que cet homme est mort de la main de sa propre femme.

On vous parlera des aveux de celle-ci, de ses bons antécédents, des défauts de la victime.

Je confie ces considérations à votre esprit de justice, mais il me paraît vraiment difficile,

si les circonstances atténuantes sont accordées, de motiver le verdict qui les contiendra. »

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Me de Chamaillard présente en ces termes la défense de la femme Le Jeune :

« La veuve Le Jeune est bien coupable et le verdict que vous allez rendre n'est pas douteux.

Cette femme sera condamnée pour homicide et la peine prononcée sera une peine grave.

Mais si je reconnais avec tristesse l'évidence du crime accompli, je dois dire que je ne suis pas d'accord

avec le procureur de la République.

Ce qui nous sépare, c'est la question de préméditation cette circonstance qui donne au crime d'assassinat

toute son énormité.

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« Avant tout, continue le défenseur il faut juger cette femme d'après son caractère.

Elle vivait en contact avec un être dégradé,

avec un individu qui avait un défaut révoltant.

Ce spectacle lui répugnait et alors le désir de s'en débarrasser

a traversé bien des fois son cerveau.

Il s'agit de savoir si ce vague désir de se débarrasser d'un homme, d'un époux qu'on n'aime plus ou qu'on n'a même pas aimé,

si ce vague désir a pris assez de consistance pour devenir

de la préméditation. »

 

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Me de Chamaillard, développant cette thèse, dit : « Jeanne Paugam a donné la mort à son mari.

Cela n'est pas douteux.

L'action a dû être longue, mais si elle a demandé quelques efforts, on ne doit pas conclure forcément

qu'elle a été préméditée.

Il y a eu volonté de tuer, volonté persistante mais pas préméditation avant l'action. »

 

Recherchant les circonstances atténuantes, Me de Chamaillard les trouve dans les aveux de l'accusée,

dans les défauts de son mari :

« Si vous pensez, dit-il en terminant, que cette femme a profondément souffert de l'inconduite de son mari,

si vous estimez qu'elle a agi dans un moment de désespoir, vous serez indulgents et vous ne lui appliquerez pas la loi dans toute sa rigueur. »

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Reconnue coupable avec admission des circonstances atténuantes,

Jeanne Paugam est condamnée à vingt ans de travaux forcés, sans interdiction de séjour.

 

Le verdit ne produit pas la moindre impression sur cette femme qui, pendant tout le cours des débats,

a gardé la même impassibilité.

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