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Fenêtres sur le passé

1894

​

Le double assassinat de Sizun

Sources :

La Dépêche de Brest août 1894

Le Finistère novembre 1894

 

Le double assassinat de Sizun

 

10 août 1894

 

Le double assassinat dont la commune de Sizun est bouleversée reste pour le moment un mystère impénétrable.

 

Le parquet, à huit heures, ce soir, n'était pas de retour à Morlaix.

 

Le télégramme adressé hier à Morlaix ne mentionnait que l'assassinat de deux personnes habitant le village de Kerbrat, en Sizun : la mère, âgée d'environ 40 ans, et le fils, âgé d'environ huit ans, sans indiquer leurs noms.

 

Kerbrat est un village non éloigné de la route de Landerneau à Carhaix,

distant d'environ deux kilomètres du bourg de Sizun.

 

L'auteur ou les auteurs de ce double assassinat seraient inconnus.

 

Toutes les brigades de gendarmerie, dans un large rayon, ont reçu l'ordre, par télégramme,

de mettre en état d'arrestation toutes personnes suspectes étrangères au pays.

 

Aucune arrestation n'est signalée ce soir.

 

Hier, au marché de Landivisiau, on ne parlait que de ce crime et les commentaires allaient leur train.

 

D'aucuns y voyaient une nouvelle affaire Combot.

 

Les deux victimes habitaient seules, la fille de la maison s’étant mariée, il y a un mois environ.

 

Demain, par les commissionnaires de la région, nous aurons sans doute des renseignements plus complets.

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11 août 1894

 

Nouveaux détails

 

On nous écrit de Morlaix le 10 :

Le parquet vient de rentrer à Morlaix,

après une absence de plus de quarante-huit heures.

 

Les deux victimes, Marie Kerbrat, veuve Le Menn et son fils Guillaume, ont été assommés, dans la nuit de mardi à mercredi,

avec un instrument contondant.

 

Toutes deux avaient la tête broyée, le crâne fracassé,

et la cervelle coulait par une plaie béante.

 

La femme portait, en outre, une blessure à la figure

et d’autres aux parties sexuelles,

blessures qui semblent avoir été faites avec un couteau.

 

Il n'y a eu ni viol ni tentative de viol.

 

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La mère était étendue, chaussée de sabots, les pieds près de la porte; à un mètre d'elle, gisait le cadavre de l'enfant.

 

L'assassin, en fuyant, a laissé la porte entr'ouverte.

 

Dans la maison, les meubles étaient en ordre et les serrures n'avaient pas été forcées.

 

On a même retrouvé une certaine somme d'argent, peu importante, il est vrai,

mais le ménage n'était pas dans une situation aisée.

 

Il faut donc, pour le moment, écarter le vol comme le mobile du crime et admettre qu'on se trouve

en présence d'un acte, probablement prémédité, de vengeance.

 

Le parquet, dès mercredi, avait mis en état d'arrestation un nommé Jaffrès, demeurant à Ploudiry.

 

Après enquête, cette arrestation a été maintenue.

 

Les charges qui pèsent sur Jaffrès seraient assez lourdes.

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13 août 1894

 

On nous écrit de Morlaix le 12 :

 

Jaffrès, sur qui pèsent des charges accablantes, a été longuement interrogé hier, dans l'après-midi.

 

Son attitude, depuis son arrestation, n'a pas varié.

 

Il nie toute participation à cet épouvantable crime.

 

Jaffrès est veuf et père de quatre enfants.

 

Il aurait demandé en mariage la fille de la veuve Le Menn et il aurait été éconduit.

 

On se trouverait donc en présence d'un crime passionnel, qui a beaucoup d'analogie avec le double assassinat de Combot et qui le dépasse même en férocité.

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Aveux du meurtrier

 

On nous écrit de Morlaix le 14 :

Jaffrès, après un très long interrogatoire, hier, s'est décidé,

peu de temps après sa rentrée à la prison, à avouer son horrible crime.

 

Il a fait des aveux complets à M. Kervizic, gardien chef de la prison,

qui s'est empressé de faire part de ces révélations

à M. Hardoin, juge d'instruction.

 

Jaffrès, devant ce magistrat, a renouvelé ses aveux.

 

Le parquet est reparti ce matin, vers sept heures, pour Sizun.

 

Jaffrès, qui avait la figure souriante et qui ne semble pas se rendre compte de la responsabilité qui pèse sur sa tête, a été conduit à Sizun, en voiture, pour les dernières constatations.

 

D'après les racontars, il a demandé à voir ses enfants et il a témoigné le désir d'indemniser pécuniairement la fille de la victime.

 

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Il a également demandé du tabac.

 

Cet attentat est un crime passionnel, qui aurait pour cause la beauté très réelle de la fille Le Menn.

 

Au moment où je vous écris, le parquet n'est pas de retour de Sizun.

 

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17 août 1894

 

On nous écrit de Morlaix le 16 :

 

Jaffrès est revenu à Morlaix mardi soir, vers 10 h. 1/2, sous la conduite des gendarmes Viellescazes et Le Borgne.

 

Il a renouvelé ses aveux et il s'est prêté assez facilement à la reconstitution du crime.

 

Son attitude a été constamment la même, et c'est le sourire aux lèvres qu'il a donné certains détails.

 

L'assassin a même avoué la préméditation, en reconnaissant qu'il agissait par vengeance et que sa détermination était prise depuis le 1er ou le 2 août, c'est-à-dire le jour ou le lendemain du mariage de la fille Le Menn.

 

À Morlaix, comme à Sizun, l'opinion publique est très surexcitée contre l'assassin,

dont le crime dépasse en férocité l'épouvantable forfait de Combot.

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Audience des 30 et 31 octobre

 

Celui qui est accusé du double assassinat de Sizun et qui a, du reste, avoué au juge d'instruction

et aux gardiens de la prison de Morlaix en être l'auteur se nomme Jaffrès (Yves-Marie) et est âgé de 41 ans.

 

C'est un homme de moyenne taille, vêtu du costume noir des habitants du Léon.

 

Il a les cheveux courts, de couleur châtain foncé, plaqués sur le crâne.

 

Il portait en prison toute sa barbe ; mais il comparait à l'audience fraîchement rasé.

​

Le front est étroit, le regard fuyant.

 

Les pommettes sont très saillantes.

 

La lèvre inférieure avance sensiblement sur l'autre.

 

Jaffrès est atteint d'une contraction spasmodique

de la paupière supérieure.

 

Ce tic s'accentuera au moment de certaines dépositions ou à la voix

du procureur de la République qui lui retracera la scène de son crime.

 

Ce sera le seul signe extérieur de l'agitation qu'il éprouvera au dedans.

 

Me de Chamaillard est au banc, de la défense.

 

M. Drouot, procureur de la République, soutiendra l'accusation.

 

L'affaire commence mardi à 4 heures.

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La grande porte de la salle des assises est ouverte et une foule pressée occupe l'espace réservée au public.

 

En raison de la longueur des débats, la Cour ordonne l'adjonction aux jurés titulaires de deux jurés suppléants

et celle de M. Debled, président du tribunal, aux deux assesseurs.

 

Voici le résumé de l'acte d'accusation :

« Dans la nuit du 7 août dernier, une des maisons du village de Korbrat-Huella, en Sizun, était le théâtre d'un double crime.

 

Le matin en trouvait étendu à l'intérieur, près du seuil de la porte, le cadavre de Mario Kerbrat, veuve Le Menn,

âgée de 40 ans, qui habitait la maison.

​

Elle était en chemise, étendue dans une mare de sang.

 

Les pieds étaient chaussés de sabots.

 

La face, la tête, le bas-ventre, les cuisses portaient des blessures affreuses et profondes ;

le crâne était fracassé et le sol jonché de débris de cervelle.

 

À moins d'un mètre du cadavre de cette femme

était celui de son fils Guillaume, âgé de 8 ans.

 

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Le crâne était écrasé par la violence des coups.

 

La hanche, la joue gauche étaient le siège de plaies contuses.

 

Une large ecchymose existait entre les omoplates.

 

Le corps n'était vêtu, comme celui de la mère, que d'une chemise.

 

Aucun vol n'avait été commis dans la maison.

 

La vengeance était le seul mobile du crime.

 

L'accusé Jaffrès était venu le 7 juillet à Kerbrat-Huella pour demander en mariage Marie-Anne Kerbrat, âgée de 20 ans.

 

Celle-ci, qui était enceinte, accepta les propositions de Jaffrès.

 

Les premiers bans furent publiés, le lendemain, d'un commun accord, à Ploudiry.

​

Le lendemain, la mère et la fille devaient se rendre au village

de Salou-Coativy, en Sizun,

pour procéder aux mêmes publications.

 

La mère alla seule au rendez-vous, tandis que la fille Kerbrat, manquant à sa promesse, faisait publier ses bans

avec un cultivateur du Tréhou, Joseph Cadiou,

que lui avait présenté une femme Prigent.

 

Cadiou était garçon et plus jeune que Jaffrès qui, en outre, récemment veuf, était chargé de quatre enfants.

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Il était de plus endetté et on allait vendre ses meubles.

 

Jaffrès, trompé dans ses projets, essaya de faire revenir à lui la fille Kerbrat.

 

Il la vit le 15 juillet, mais elle ne voulut rien entendre et épousa Cadiou le 1er août.

 

« La veuve Le Menn ne veut pas me donner sa fille avait dit Jaffrès devant la femme Pouliquen, je lui revaudrai cela ».

 

Dans la nuit du 7, Jaffrès commettait son double forfait.

 

Bientôt arrêté et conduit sur le lieu du crime, il affirmait qu'il ne connaissait pas même la maison

et ignorait ce qui s'y était passé la nuit précédente.

 

L'instruction démontrait bientôt qu'il avait entendu parler du crime en traversant le bourg de Sizun.

 

On retrouvait cependant au logis de Jaffrès un pantalon taché de sang et, après deux interrogatoires,

il finissait par avouer, le 14 août, son crime, sur les lieux même où il avait été commis,

et par en retracer toutes les circonstances.

​

Rentré chez lui la nuit du crime, à 9 heures du soir,

il avait fait sa prière avec sa servante et ses enfants.

 

On s'était couché et il avait attendu que tout le monde fût endormi

dans la maison pour se glisser dehors sans faire de bruit.

 

Il avait suivi pour se rendre à Kerbrat-Huella,

éloigné de plus de deux lieues, un chemin désert.

 

Arrivé au village, il avait frappé trois coups à la porte de la veuve Le Menn, qui lui avait ouvert en chemise.

 

Il l'avait assommée d'un coup de sabot ;

puis, entendant crier l'enfant, il l'avait tiré du lit,

l'avait frappé à la poitrine avec son couteau de poche.

 

Il avait terminé cette horrible tuerie en plantant son couteau dans le crâne des victimes et en se servant de son sabot pour frapper sur ce couteau

et faire jaillir la cervelle.

 

Tout cela dans l'ombre.

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L'orage grondait au dehors, la pluie tombait et personne n'avait rien entendu.

 

Jaffrès était alors revenu au plus vite chez lui et s'était recouché à côté d'un de ses enfants.

 

Ces aveux, l'accusé les a tour à tour maintenus et rétractés.

 

Il a été inculpé, en juin 1894, d'avoir donné la mort à son enfant nouveau-né,

mais un ordonnance de non-lieu est intervenue.

 

Il est considéré dans sa commune comme ivrogne, brutal et paresseux.

 

La lecture de l'acte d'accusation terminée, on procède à l'évocation des témoins.

 

La fille Kerbrat, qui a accouché la veille, est absente Avec le consentement de Jaffrès,

le président ordonne qu'il sera passé outre aux débats.

 

L'interprète a traduit en breton l'acte de renvoi devant la cour d'assises et l'acte d'accusation de Jaffrès.

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C'est encore à l'aide de l'interprète

que M. le président interroge Jaffrès.

 

Mais à toutes les questions qu'il lui adresse,

il reçoit constamment de lui la même réponse :

« Ce n'est pas moi qui ai fait le coup. »

 

« Mais pourquoi alors avez-vous fait des aveux au juge d'instruction

et plus tard aux gardiens ? »

 

« C'était parce que j'étais fatigué par eux que j'ai fini par avouer. »

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Mercredi, à 9 heures du matin, commence l'interrogatoire des témoins.

 

Une des dépositions les plus intéressantes est celle de M. le docteur Elléouet, de Morlaix,

qui accompagnait les magistrats sur le lieu du crime.

 

Il indique la position occupée par les cadavres et fait connaître les résultats des deux autopsies qu'il a pratiquées.

 

Il déclare que les blessures ont amené une mort foudroyante et que la mère et l'enfant n'ont pas dû crier.

 

Le crime a été commis avec un instrument ou des instruments contondants et tranchants.

 

Le gendre de la victime, Joseph Cadiou, raconte ses propositions à la veuve Le Menn et à sa fille.

« Si vous voulez donner 100 fr. de dot à Marie-Anne, avait-il dit à la mère, je la prendrai ».

​

La veuve Le Menn promit les 100 francs.

 

Françoise Le Roux, 31 ans, domestique de l'accusé, a vu, le 7 août, Jaffrès se coucher avec un enfant.

 

Elle l'a entendu se lever une fois dans la nuit,

pour lui donner le vase de nuit, mais elle ne peut dire à quelle heure.

 

M. Kervidic, gardien-chef de la maison d'arrêt de Morlaix,

M. Le Corre, gardien à la même prison,

racontent les aveux que leur a faits l'accusé.

 

 « Qu'avez-vous à dire à cela ? » dit M. le président à Jaffrès.

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« Je dis que j'ai bien déclaré tout cela, mais que c'étaient autant de mensonges. Je n'ai pas fait ce coup-là ».

 

M. Drouot se lève, vers cinq heures moins le quart, pour commencer son réquisitoire.

 

Il relève toutes les charges qui pèsent sur l'accusé et les montre, avec une remarquable logique,

s'enchaînant toutes pour établir sa culpabilité.

 

Il a rétracté ses aveux.

 

Mais il avait raconté le crime dans ses circonstances les plus intimes et indiqué des détails

qui ont tous été reconnus vrais et que l'auteur seul du double assassinat de Sizun pouvait connaître.

 

L'accusé s'est vengé du manque de parole de la fille Kerbrat avec une énergie sauvage.

 

Il a commis un horrible forfait, un forfait de la plus excessive gravité.

​

Un seul châtiment peut lui être appliqué :

le châtiment suprême.

 

Me de Chamaillard présente ensuite la défense de l'accusé.

 

Il commence par rappeler le souvenir

de l'affaire d'assises Bardin, jugée en 1801

par la cour d'assises du Nord.

 

L'accusée avait fait des aveux complets

devant le juge d'instruction.

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Elle s'était rétractée à l'audience, mais n'en avait pas moins été condamnée à mort.

 

Elle se pourvut on cassation.

 

Le pourvoi fut heureusement admis pour vice de forme.

 

L'accusée passa devant un autre jury et fut acquittée ; pourquoi ?

Parce que le véritable coupable avait été découvert dans l'intervalle.

 

Le défenseur lit ensuite plusieurs passages de jurisconsultes éminents qui tous sont d'avis

que l'aveu n'est pas une preuve s'il n'est réitéré à l'audience.

 

Mais il insiste surtout sur l'inanité de la charge principale résultant de l'existence de deux ou trois gouttes de sang, trouvées sur le pantalon de l'accusé.

 

Si c'était lui qui avait commis le crime, il en serait couvert ;

car l'assassin a été obligé de se mettre à genoux sur les cadavres pour leur ouvrir le crâne,

pour leur faire les horribles blessures qu'ils portaient.

​

Et dans une dépression du terrain, à côté de la mère,

on a trouvé, le lendemain, au moins un litre de sang.

 

Si les jurés cependant croient à la culpabilité de l'accusé,

qu'ils lui accordent, du moins, les circonstances atténuantes.

 

C'est après demain la fête des morts.

 

Nous aurons tous à demander la miséricorde de Dieu

pour nos défunts ; afin de la mériter,

accordons d'abord notre miséricorde aux vivants.

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Le jury entre dans la chambre des délibérations.

 

Il en revient au bout de vingt minutes.

 

Jaffrès, reconnu coupable avec circonstances atténuantes,

est condamné aux travaux forcés à perpétuité et aux frais envers l'État.

 

Jaffrès écoute impassible cette condamnation.

 

Il prononce seulement ces mots en se retirant: « Il faudra donc que je paie les frais ? »

​

Embarqué le 22 février 1895

sur le navire de transport

"Ville de Saint Nazaire"

vers les bagnes de Guyane.

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​

Décédé à Cayenne

le 16 août 1895

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