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Fenêtres sur le passé
1893
Un père qui égorge ses enfants à Locunolé
Source : La Dépêche de Brest 26 octobre 1893
L'affaire d'aujourd'hui est une affaire exceptionnelle entre toutes.
Il s'agit, en effet, d'un crime épouvantable, commis dans des circonstances particulièrement atroces,
par un père sur ses enfants.
Cet individu, d'ailleurs considéré comme irresponsable, après avoir bu pour ainsi dire à outrance, a égorgé,
puis éventré dans son lit, son jeune enfant, âgé trois ans ;
un autre, âgé de cinq ans, qui couchait dans le même lit, n'a échappé que par miracle aux projets sanguinaires
de ce père dénaturé.
Ajoutons, pour donner la caractéristique exacte de ce procès,
que l'information tout entière se dresse contre Le Dain pour l'accuser.
Par contre, l'opinion de l'homme de l'art qui l'a examiné au point de vue mental est absolument en sa faveur.
Le Dain, qui est sorti tout récemment de l'asile Saint-Athanase, où il était en observation, est âgé de 36 ans.
C'est un homme robuste, de haute taille, au visage hâve.
Il est assisté de Me Broquet.
M. Drouot occupe le siège du ministère public.
Le 19 mars 1893, Le Dain était occupé à broyer de l'ajonc dans sa grange,
lorsqu'il se prit de querelle avec son voisin, Jégou (Thomas).
Ce dernier, qui était ivre, s'avança vers lui d'un air menaçant et, voulant lui arracher des mains son pilon,
il tomba dans l'auge en pierre où travaillait Le Dain.
L'accusé ne sut pas maîtriser son emportement et, laissant tomber son pilon sur la tête de son adversaire,
il lui fracassa le crâne.
Poursuivi devant le tribunal correctionnel de Quimperlé, à l'audience du 28 mars,
sous la prévention d'homicide involontaire, Le Dain a été condamné à cinq mois d'emprisonnement.
Sa conduite régulière, durant sa détention,
lui a mérité la faveur d'une libération anticipée,
et il a été rendu à sa famille le 1er juillet.
Le 6 juillet, il recevait une assignation notifiée à la requête
de la veuve Jégou, lui réclamant 3,000 francs
de dommages-intérêts pour avoir donné la mort à son mari.
Il conçut un violent chagrin, déplora la ruine qui allait atteindre
sa famille et exprima l'intention de se suicider.
Mais, auparavant, il résolut de donner la mort à ses enfants.
Le 8 juillet, vers 6 h. 1/2 du matin, il accompagna sa femme aux champs ;
quelques instants après, il la quitta furtivement pour mettre son projet à exécution.
Il acheta un litre d'eau-de-vie, absorba le contenu presque en entier, cherchant dans l'ivresse l'énergie nécessaire
pour accomplir son horrible dessein ; puis il rentra chez lui et s'enferma à clef.
Ses deux enfants, Thomas et Louis, âgés le premier de 5 ans, l'autre de 3 ans, dormaient dans le même lit,
près du foyer.
Il s'arma de son couteau de poche et en porta un coup à la gorge de l'aîné.
Éveillé en sursaut, l'enfant se débattit en pleurant, demandant grâce.
Sans se laisser toucher par ses supplications et ses cris,
Le Dain le frappa deux fois au ventre, à l’aide de son arme,
mais ces coups, portés d'une main mal assurée,
ne firent que des blessures sans gravité.
Il le rejeta sanglant sur le lit, saisit le jeune Louis et lui porta
un coup de couteau à la gorge avec tant de violence,
qu'il lui trancha l'œsophage et la trachée ;
puis il lui plongea son arme dans l'abdomen
et lui fit une large blessure par où jaillirent les intestins.
À ce moment, vaincu par l'ivresse, il s'affaissa sur le foyer ;
vers huit heures, sa femme et sa mère, inquiètes, pénétrèrent dans la maison, en passant par la fenêtre de l'écurie,
et le trouvèrent dans la même position, abruti par l'alcool.
À leurs cris d'effroi, les voisins accoururent et s'assurèrent de sa personne.
Il leur déclara que son intention bien arrêtée était de donner la mort à ses enfants, pour les soustraire à la misère,
et de se suicider ensuite.
Son seul regret, dit-il, était de n'avoir pas réussi à tuer son fils Thomas.
Le jeune Louis a succombé presque immédiatement à ses blessures.
Le Dain a été successivement soumis, au point de vue de son état mental, à l'examen de M. le docteur Le Moaligou, médecin de la maison d'arrêt de Quimperlé, et de M. le docteur Homery, directeur de la maison d'arrêt à Quimper.
M. Le Moaligou, sans formuler de conclusions expresses, déclare n'avoir constaté rien d'anormal dans son état ;
M. Homery pense, au contraire, que l'accusé est atteint du délire de la persécution
et le considère comme irresponsable.
Le Dain paraît peu intelligent ; mais, d'après ses voisins, rien dans son existence antérieure ne dénote
une altération quelconque de ses facultés mentales.
Son attitude calme, au cours de l'information, ses réponses claires et précises,
les regrets même qu'il a manifestés de son acte de désespoir, ne permettent pas à l’accusation d’admette l'hypothèse d'un dérangement cérébral entraînant l’irresponsabilité.
On verra combien les débats ont modifié cette façon de voir.
Le président, avant de procéder à l’interrogatoire de Le Dain, fait remarquer aux jurés
que la question la plus délicate est de savoir si l'accusé est responsable ou non.
D. — Le 28 mars dernier, vous condamné par le tribunal correctionnel de Quimperlé à cinq mois de prison
pour avoir tué involontairement votre voisin Jégou ?
R. — Oui.
D. — Vous aviez eu une discussion avec cet homme, qui était ivre.
Jusque-là, vous étiez en très bons termes avec lui ?
R. — J'avais eu auparavant deux ou trois fois des discussions avec lui
D. — Quoi qu'il en soit, vous l’avez frappé avec un pilon et il est mort quelques instants après ?
R. — Oui.
Le président passe ensuite rapidement sur la mise en liberté de Le Dain après avoir subi trois mois de sa peine
et arrive au procès intenté par la veuve Jégou qui réclamait 3,000 fr. à l'accusé pour avoir tué son mari.
Le Dain alla le lendemain de l’assignation consulter Me Le Diberder, avoué à Quimperlé.
D. — Que vous a répondu Me Le Diberder ?
R. — Qu'il fallait payer.
D. — Il vous a invité à tenter une transaction ?
R. — Non.
D — Vous êtes aussi allé demander à la veuve Jégou de s'arranger
à l’amiable avec vous ?
R. — Oui.
D. — Que vous a-t-elle répondu ?
R. — Je ne me rappelle pas.
D. — Vous étiez très préoccupé de ce procès, qui aurait été votre ruine ?
R. — Oui.
D. — Eh bien ! Vous avez eu comme but de soustraire à la misère vos enfants et vous-même.
R. — Jamais cette idée-là ne m'est venue en tête.
D. — Vous n'avez pas résolu de vous tuer, vous et vos enfants, pour échapper à la misère ?
R. — Non.
D. — Le 8 juillet, vous vous êtes levé de bonne heure et vous êtes allé aux champs avec votre femme ?
R. — Oui, je suis allé travailler.
D. — Au bout de quelques instants vous êtes parti furtivement et vous êtes allé acheter un litre d'eau de vie.
R. — Je n'étais pas bien, j'avais des douleurs d'entrailles et je ne pouvais pastravailler ;
alors je suis allé acheter un litre d'eau-de-vie.
D. — Et vous l'avez bu ?
R. — Oui, presque tout, et, je crois, avant d'arriver chez moi.
D. — En rentrant chez vous, vous allez au lit où étaient couchés
vos deux enfants.
R. — Oui, j'ai fait cela.
D. — Vous frappez d'abord l'aîné, qui cinq ans, le petit Thomas ?
R. — Je ne me souviens pas.
Dès que je suis entré chez moi,
je n'ai plus eu souvenance de ce qui s'y est passé.
D. — Vous ne vous rappelez pas que votre fils Thomas vous a demandé pardon ?
R. — Non.
D. — Alors, vous avez cessé de le frapper et vous avez porté des coups de couteau au plus jeune ?
R. — Je ne me souviens de rien.
D. — Vous ne vous rappelez pas que vous lui avez coupé la gorge, puis ouvert le ventre ?
R. — Non, mon Dieu !
D. — Après l'horrible scène, on vous a trouvé couché sur le foyer ?
R. — Je ne sais qui est venu le premier dans la maison.
D. — Eh bien, regrettez-vous d’avoir frappé vos enfants ?
R — Oh! Oui!
D — Vous aimiez bien vos enfants ?
R — Ah ! Oui !
D — Vous les soigniez bien ?
R — Oui, mon Dieu !
Pourquoi alors les avez-vous frappés ?
L'accusé pleure et dit qu'il ne savait pas ce qu'il faisait.
D. — C'est vrai, vous veniez d'absorber les neuf dixièmes d'un litre d'eau-de-vie.
Pourquoi avez-vous bu une aussi grande quantité d'alcool ?
R — J'avais du mal à l'intérieur et je voulais chasser ce mal.
D — A l'origine, vous aviez dit que votre intention était de vous soustraire, vous et vos enfants, à la misère.
R — Je n'ai pas dit cela.
On passe à l'audition des témoins, cités nombre de 16.
La plupart déclarent que la conduite de l'accusé était excellente et qu'il allait rarement au cabaret.
L'accusé sanglote en voyant son fils, le petit Thomas, entrer dans la salle.
Une véritable explosion de larmes coupant la voix de, Le Dain,
qui ne peut pas répondre aux interpellations du président, on est obligé de faire sortir l'enfant.
Sur interpellation de Me Broquet, la femme de l'accusé dit qu'elle a souvent entendu son mari se plaindre
et souffrir de violents maux de tête.
Me Le Diberder, avoué à Quimperlé, dit que l'attitude de Le Dain, dans son cabinet, lui a paru bizarre.
Il paraissait plus affecté de la demande de dommages-intérêts que de la condamnation à la prison.
Les témoins ne signalent rien de particulier au point de vue de la folie.
Deux cultivateurs, MM. Derrien et Kerbiriou,
disent seulement que la mère de l'accusé avait un caractère un peu violent.
Le docteur Moaligou, de Quimperlé, chargé de vérifier, au cours du mois de juillet, l'état mental de Le Dain,
a constaté alors que ce dernier était peu intelligent, mais que rien, dans son état de santé antérieur,
ne semblait indiquer une altération quelconque des facultés intellectuelles.
À l'audience, le docteur Moaligou est plus affirmatif.
Il dit que sa conviction est que l'impression produite sur Le Dain par son procès a occasionné une exaltation
au cerveau et que c'est dans cet état d'aberration
qu’il a commis le crime qu’on lui reproche.
Le docteur Homery, directeur de l'asile d'aliénés,
termine ainsi sa déposition :
« Le Dain ne me parait pas responsable de l'acte qu'il a commis.
Il est atteint du délire des persécutions.
C'est un aliéné dangereux, qui devra être séquestré dans un asile d'aliénés et y être maintenu, quelles que soient les modifications
qui pourraient se produire dans son état mental. »
L'audition des témoins terminée, M. Drouot, procureur de la République, se lève et s'exprime ainsi :
« Après l'audition des experts, notamment du directeur de l'asile départemental, les faits sont acquis.
Tant au point de vue moral qu'au point de vue matériel, nous sommes en présence de deux assassinats dont la gravité ferait, en toute autre circonstance, tomber certainement la tête de leur auteur.
Mais, ici, l'article 64 du code pénal est dans sa sphère d'application.
Il n'y a, dit cet article, ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pas pu résister. »
« Il y a là, dit M. Drouot, un principe de législation et d'humanité.
D'ailleurs, la triste solution de cette affaire est certaine.
C'est un internement perpétuel, qu'il soit l'œuvre du ministère de la justice ou du ministère de l'intérieur. »
« J'ai l'honneur de conclure qu'il vous plaise, messieurs, de terminer par un acquittement cette cause dont je m'empresserai de transmettre le dossier au préfet du Finistère. »
Me Broquet, défenseur de Le Dain, dit :
« Qu'en l'état de la cause, il n'a pas à faire une plaidoirie vaine et inutile.
Le ministère public ayant conclu à un acquittement, cet acquittement doit être rendu en vertu de la loi et au nom de la raison et de la justice. »
« Vous avez devant vous, dit Me Broquet, un aliéné, un irresponsable.
Vous répondrez négativement à toutes les questions qui seront posées.»
Le résultat était prévu.
Le jury se retire dans la salle de ses délibérations et en ressort avec un verdict négatif sur toutes les questions.
En conséquence, Le Dain est acquitté, mais des mesures vont être prises pour son internement.