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Fenêtres sur le passé

1892

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La chanson de la Bretagne

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Source : La Dépêche de Brest 20 août 1892

 

Si le poète est l'homme qui, éprouvant des sentiments forts et profonds,

possède l'art de les exprimer, tels qu'il les éprouve, dans la langue harmonieuse

des vers, Anatole Le Braz est un poète et un poète d'élite.

La Chanson de la Bretagne, que vient de publier la librairie Caillère, à Rennes,

égale par sa sincérité et sa grâce les œuvres charmantes de Brizeux.

C'est que Le Braz aime d'une piété passionnée et grave son pays de Bretagne,

pays doux et triste,

 

Pays hérissé de calvaires

Par une race ivre de Dieu.

 

Nul n'a mieux savouré la beauté mélancolique de nos landes et de nos grèves ;

nul n'a mieux senti tout ce qui se cache de tendresse sous la rude écorce

de nos paysans et de nos marins.

Et toute son ambition est d'être l'écho fidèle de l'âme bretonne.

 

J'ai laissé l'âme bretonne

Chanter en moi son doux chant ;

Il est vieux et monotone,

Il n'en est que plus touchant.

 

C'est la chanson de nourrice

Dont enfant je fus bercé.

Humblement consolatrice,

Elle enchanta mon passé.

 

Si je pouvais la redire

Aussi bien que je la sais,

On l'entendrait sans sourire,

Même au grand pays français...

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Anatole Le Braz

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Est-il vrai, comme l'a soutenu M. Renan, que la race bretonne ignore ce singulier oubli de la condition humaine

et de ses destinées, qu'on appelle la gaieté ?

Est-il vrai qu'elle se complaise aux voluptés graves et tristes de la conscience, à ces réminiscences poétiques où, nous dit le maître dans son incomparable langage, « se croisent à la fois toutes les sensations de la vie, des vagues,

si profondes, si pénétrantes que, pour peu qu'elles vinssent à se prolonger, on en mourrait,

sans qu'on pût dire si c'est d'amertume ou de douceur » ?

Au moins, tel est l'aspect sous lequel nous apparaît l'âme bretonne chez Le Braz.

Qu'on lise la pièce intitulée Vœu :

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C'est par un soir de mai que je voudrais mourir.

Les soirs de mai sont beaux ; la terre va fleurir ;

L'air est comme peuplé de voix inentendues

Et l'on sent Dieu qui passe au fond des étendues.

Dans les lointains, ainsi qu'une paupière d'or,

S'abaisse le couchant sur la mer qui s'endort.

Les nuages, vêtus de gaze aux longues franges,

Glissent, furtifs et doux, et c'est comme un chœur d'anges

Qui des hauteurs du ciel descendraient vous chercher.

 

Le paisible Angélus de quelque vieux clocher

Tinterait seul mon glas aux paroisses prochaines.

Dans les sentiers bretons pleureraient les grands chênes.

Le laboureur tardif qui s'en vient en chantant

Vers sa maison de chaume où le sommeil l'attend

Se signerait la bouche en fermant la barrière

Et, sans savoir mon nom, m'enverrait sa prière…

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Le Braz excelle à reproduire le mysticisme de sa race, mysticisme fait de tendresse et de mélancolie, à travers lequel la religion apparaît moins comme une parole précise et ferme que comme un rêve délicieux qui éclot spontanément dans des âmes très simples et très douces et naturellement s'enveloppe d'un cortège de légendes,

de naïves et touchantes chimères.

Plusieurs pièces, et non les moins heureuses du recueil : la Chanson de Noël, Saint-Yves, etc.,

font revivre ces émotions religieuses de l'âme celtique dans le cadre qui leur convient.

Je ne retiendrai qu'une une ces pièces, Treguêr.

Treguêr, c'est la ville monacale, la ville des cloîtres et des maisons grises de nobles, où l'on n'entend nul bruit

​

Que les sabots claquants des vieilles femmes

Et l'oraison du vent qui monte avec la mer.

 

Et le poète ajoute :

 

C'est ici le pays des choses de mystère,

Des jardins emmurés et comme ensevelis,

Où fleurit sans soleil la pâleur solitaire

Des nonnes au front doux, blanches comme des lys.

 

Ici je songe encore le songe des vieux âges ;

Une piété grave embaume l'air du soir.

La paix galiléenne est sur les paysages,

Et tout l'horizon fume ainsi qu'un encensoir.

 

Dans l'ombre, sur la place, autour de la piscine,

Des femmes sont debout qui causent à mi-voix,

Et l'on s'attend à voir paraître une voisine

Pour annoncer qu'un Dieu vient de mourir en croix.

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Tous ceux qui connaissent Tréguier seront sûrement frappés de la justesse poétique de cette impression.

 

Est-il besoin de remarquer que le mysticisme de Le Braz n'est, chez lui comme chez les grands poètes contemporains, que l'expression et le symbole d'un idéalisme très sympathique aux fortes œuvres spontanées

du passé, et qui se plaît à découvrir dans les créations de l'âme religieuse, à côté de l'illusion touchante

qu'elles renferment, une partie de l'éternelle vérité ?

Au reste, Le Braz en fait lui-même l'aveu dans une page superbe qui rappelle l'éloquence poétique de Lamartine.

Il s'adresse aux pêcheurs et aux pâtres que le mois de Marie agenouille dans les églises du village,

le rosaire aux doigts, et qui

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Dans leur silence grave ont l'air d'écouter Dieu.

Ô laboureurs de flots, ô laboureurs de terre,

Ce Dieu qui parle en vous, c'est l'âme héréditaire

Dont le souffle vivace et le frisson vainqueur

Du cœur des Celtes morts vous passent dans le cœur.

Et tandis que dans son vol le virginal cantique

Emporte vos Ave vers la Stella mystique,

Une autre étoile en vous scintille, et sa clarté

Fait de votre âme douce un firmament d'été.

Lampe de l'Idéal, pâle et triste lumière,

Que notre vieille race alluma la première,

Qu'elle abrita — tremblante encore — de sa main

Et suspendit dans l'ombre au fond du cœur humain.

L'humble étoile, en ces jours de détresse où nous sommes,

Va, dit-on, se mourant de l'abandon des hommes.

Une bouche mauvaise a sur elle soufflé.

La lampe d'or n'est plus qu'un vieux vase fêlé

D'où l'huile sainte filtre et fuit et s'épand toute...

Ah ! Vous du moins, gardez qu'il n'en tombe une goutte ;

Entretenez la flamme avec un soin jaloux,

L'heure est proche où la terre aura besoin de vous.

Veillez que toujours brille et jamais ne se voile

L'astre aimé des aïeux, la pâle et douce étoile.

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On le voit, cette poésie s'élève sans peine aux plus hauts sommets de la méditation et traduit eu vives images

les généreuses inquiétudes des penseurs contemporains.

Mais elle plaira sans doute au public par d'autres qualités et d'autres mérites plus modestes, mais plus touchants.

À nos yeux, le charme principal de la Chanson de la Bretagne réside dans l'amour profond du foyer de famille,

dans le souvenir toujours présent et vivant au cœur de toutes les affections qui se rattachent à ce foyer.

Le poète a dû se séparer de ceux qu'il aime, il a dû s'en aller vers la grande ville pour y terminer ses études

et s'y emparer, au profit de son pays, de toutes les ressources du métier de poète mais, à Paris, son cœur est en exil, et toujours reviennent devant ses yeux les vieilles maisons que son enfance a traversées :

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J'en sais une au fond d'un courtil...

Des pleurs coulent à ses croisées

Depuis qu'aux chemins de l'exil

Nos âmes traînent, dispersées.

 

Car nous nous sommes tous enfuis.

Quelqu'un a fermé la barrière ;

Et la vieille maison, depuis,

Est comme restée en prière.

 

Maison veuve, cœur déserté,

Gémis, pauvre maison bretonne,

Sur le jardin, vide en été,

Sur l’âtre muet en automne...

 

Toujours aussi reparaît dans la mémoire du poète la vieille chanson dont sa mère l'a bercé :

 

Le chant que chantait ma mère,

Ma mère douce, au long des nuits,

A dû mourir avec ma mère...

Nul ne me l'a chanté depuis.

 

Et c'est en vain qu'au seuil des portes

 Obstinément je l'ai quêté.

Ô ma mère, tes lèvres mortes

Dans la tombe l'ont emporté.

 

En vain, sous les lampes huileuses,

J'ai fait, dans l'âtre des maisons,

Sourdre au cœur des vieilles filles

L'eau vive des vieilles chansons.

 

La berceuse qui me fut chère,

Le doux chant naguère entendu,

Le chant que chantait ma mère

Avec ma mère s'est perdu...

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À Paris, dans les yeux qu'il aime, ce qu'il revoit, c'est son pays et la maison qui lui fut hospitalière :

 

Penché sur tes yeux gris à la clarté changeante,

Je vois un pays grave, un pensif horizon,

Des quais, au bord de l'eau qu'un clair de lune argenté

Et, dans un bourg antique, une jeune maison !..

 

Mais nulle part peut-être cette puissance d'évocation ne se manifeste avec plus d'éclat et de charme

que dans le sône dédié à M. Renan.

Le poète a rencontré à Paris, par un soir d'avril, au sortir des « Prières », une jeune fille qu'il sait être,

comme lui, du pays pleuré.

Ils causent pieusement de leurs mères, mortes toutes deux, toutes deux endormies dans le même enclos ;

et aussitôt la grande ville disparaît sous le flot des souvenirs qui s'éveillent et se pressent dans leurs âmes.

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Loin, très loin, se perdait la troublante rumeur

Des choses de la ville.

On eût dit, maintenant, le murmure endormeur

Qui sur nos grèves monte avec la mer tranquille.

Et nous l'avions en nous, la paix de tes couchants,

Terre des âmes grises !

Nous allions dans Paris comme à travers tes champs,

Et ton odeur salée ondulait dans les brises.

Où fut Paris, voici la lande, et l'ajonc d'or.

Fleur de la solitude,

Et le ciel résigné, le ciel grave d'Arvor,

Aux yeux pleins de tristesse et de mansuétude ;

Les chemins qu'un ruisseau creuse au flanc des talus,

Et la plainte sonore

Du glas du soir, guidant vers ceux qui ne sont plus

Le fidèle regret de ceux qui sont encore ;

Les Christs qu'on a cloués avec des clous de fer

Aux « pierres des ancêtres »,

Et les fils du Trégor, épouseurs de la mer,

Et les gars du Léon, tous marchands ou tous prêtres....

C'était jour de pardon aujourd'hui, quelque part,

Et voilà, ce nous semble,

Que le pardon fini, la nuit pleine, très tard,

Par les sentiers perdus nous revenons ensemble...

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Si nous ne nous faisons illusion, ces quelques extraits suffisent à prouver que Le Braz possède les vrais dons

du poète et qu'à l'imagination du cœur s'ajoute, chez lui, celle des yeux.

Comme il éprouve et rend les émotions les plus délicates et les plus pénétrantes, il sait voir et peindre

dans leur suave ou rude originalité les formes et les paysages.

Il décrit admirablement, d'une façon sobre, d'un trait rapide, et profond, et non pour décrire,

mais pour exprimer la physionomie morale et comme l'âme des choses.

Le monde physique est, ici, tout pénétré de vie spirituelle ; il aime, il souffre, il prie ;

et l'on peut dire que les paysages de la Chanson de la Bretagne sont pieux.

La poésie impersonnelle, telle que l'entendent Leconte de Lisle et ses disciples, est peu du goût de Le Braz ;

et cependant, je ne sais s'il est beaucoup de poèmes descriptifs de Leconte de Lisle qui surpassent en précision

et en fermeté pittoresque l'esquisse qui nous représente les Bigoudenn : ...

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Frustes, l'air incomplet des idoles barbares,

Dans leurs vêtements lourds qui tombent à plis morts

Le long du pays maigre et des cotes avares,

Traînent les Bigoudenn, les filles aux grands corps

Brûleuses de varech et pilleuses dépaves,

Leur rêve paît au loin la grise immensité,

Et leur troupeau, vautré dans les horizons graves,

Sur le grand pays morne a l'air d'être sculpté.

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Est-il nécessaire de dire, en terminant, que ce compte rendu ne donne qu'une idée très incomplète de l'œuvre

très variée et très riche de Le Braz ?

Que la Chanson de la Bretagne contient des soniou bretonnes d'une fraîcheur exquise, des chants d'amour et de deuil qui se développent en un style à la fois naïf et savant ?

Et que, si l'on voulait définir le talent tout entier de notre poète, peut-être faudrait-il dire qu'il est un clerc

des anciens âges celtiques qui disposerait de toute l'érudition d'un Luzel et de toutes les richesses

de l'art d'un Sully-Prudhomme ?

Il faut lire cette œuvre en se laissant pénétrer des sentiments divers qui l'ont suscitée ;

sûrement, elle sera aimée de tous ceux qui ont quelque souci des destinées du génie breton.

Elle leur donnera la certitude que ce génie, malgré les envahissements de l'uniforme civilisation,

vit toujours dans sa fraîcheur et sa force antiques ; et peut-être partageront-ils l'espérance du poète,

que bientôt l'on verra, par la lande et la grève,

 

Des pèlerins nouveaux monter vers l'ancien rêve

Et, comme au temps d'Arzur, ralluma à tâtons

Le divin flambeau d'âme au foyer des Bretons.

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