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Fenêtres sur le passé

1890

La foire d'octobre à Brest

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Source : La Dépêche de Brest 7 octobre 1890

 

La place de la Liberté présentait hier, selon l’usage antique (et solennel) un coup d'œil assez pittoresque.

0n y tenait le marché aux puces, cette exposition universelle de fripes que déversent une fois par an

les échoppes de brocanteurs de la région.

 

Cette exhibition ressemble à toutes les autres du même genre, car il est un fait à remarquer :

c'est l'étonnante unanimité qu'ont les revendeurs de tous pays pour étaler des objets dont la vente paraît

tellement impossible qu'il faut avoir des instincts de rat, collecteur et malpropre, pour en tenter le commerce.

Voyez le marché Coquin !

 

Sur l'herbe maigre du rempart, dans la poudre des trottoirs, s'étalent en marée sordide les monceaux de choses anciennes, toujours disparates, souvent dérisoires.

Des vagues d'uniformes dégradés battent des écueils de literie

à punaises et déferlent sur des plages de bouquins,

de loques et de ferrailles.

Triomphe de la rouille, de la poussière et des moisissures.

Des vêtements se balancent au vent, pièces de choix,

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mises en vedette pour tirer l'œil et le contraindre à s’abaisser sur le tas des guenilles vulgaires

où l'on perçoit des fermentations d’humeur et des grouillements de vermine ;

puis, des débris :

Pots à eau sans anses, crénelés comme des tours du moyen-âge ;

fourchettes sans dents, cuillers sans manches, brosses sans poils ustensiles  de toutes formes et de tous usages, incomplets, brisés, rassemblés dans une promiscuité bizarre, sollicitant d’improbables convoitises, sous la garde

de vieilles femmes, tapies comme des araignées sans espoir au coin de ces pièves inquiétants, jamais visités.

 

Çà et là, des curiosités, épaves,  après décès de quelque vieux marin :

carapace de de tortue ou tête de corail, émergeant d’un lot de livres scolaires,

conformes aux très anciens programmes ;

un dieu d’Annam en bois doré, offusqué du voisinage immédiat d’un urinoir de malade,

conservant encore dans les replis de sa faïence la trace des dernières souillures.

Personne n'achète, ou si peu !

 

Quelquefois les vieilles ont un moment d’espérance.

Un promeneur, un Breton s'arrête, l'air vaguement intéressé,

honore les rossignols d'un regard distrait s'éloigne sans avoir

rien vu, pensant à autre chose.

Ou bien c'est un farceur qui, du pied, ou de la canne, augmentent

le désordre de l’étale, s’informe en narguant du prix des choses.

 

Un paysan soulève un fusil, un de ces très vieux fusils,

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qu'en d'autres contrées on nomme pétoires, parce qu'en effet ils ne semblent plus bons à autre chose qu'à péter,

à la sortie des noces.

 

Mais la chasse est ouverte.

Mon paysan rêve d'affûts délictueux.

Il arme le fusil examine la batterie, la cheminée, sonde les profondeurs du canon, colle à sa joue la crosse vermoulue ; puis, ayant supputé la dépense, le profit incertain et la contravention possible... il s'en va.

 

Un autre exhume une horloge, l'ouvre maladroitement, tournant et retournant la machine,

comme si l'anatomie des rouages lui était familière :

« C'est celle-là qui a un joli son ! » essaie la marchande. »

Vainement.

Le rustre est déjà loin, délaissant la vieille pendule qui peut-être jamais plus ne dira les heures.

Et c'est une chose remarquable que cette attention extrême

du paysan qui va peut-être acheter, cet examen méticuleux

des moindres parties, comme si l'objet convoité, à force de regards soupçonneux, devait dévoiler ses tares les plus secrètes.

 

Flingot mangé d'oxydes, coucou fourbu et redingote surannée

sont longuement dévisagés par cet amateur, jamais pressé, intérieurement méfiant de payer encore trop cher la ruine

qu'il marchande.

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Et croyez bien que le plus souvent il s'en va sans acheter, aimant mieux demander l'heure au soleil,

se passer d'armes et de vêtements que de faire gagner sur lui.

 

Pourtant, malgré l'ingratitude de leur commerce ;

les vieilles marchandes reviennent chaque année encombrer les trottoirs de leurs pauvres étalages.

Et tout le bric-à-brac revint aussi, semblable à ces épaves sans valeur, abandonnées sur les grèves,

que le flot entraîne et rapporte bien des fois, avant le naufrage ou l’envasement , final.

 

Vous l'avez vu l'année dernière, vous l'avez salué hier d'un sourire et vous le reverrez l’année prochaine.

Je vous le promets, car, très tard dans la nuit, les vieilles marchandes enfermaient soigneusement dans des caisses,

en vue de futurs négoces, les débris de leurs bazars saugrenus.

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