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Fenêtres sur le passé

1890

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Le danger des armes à feu

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Source : La Dépêche de Brest 28 décembre 1890

 

Un terrible accident, dû à l'imprudence, s’est produit hier matin, route de la Vierge à Brest.

 

Un jeune garçon de dix-sept ans a tué raide une petite fille de quatorze mois en jouant avec un fusil.

 

L'événement, qui a soulevé une émotion considérable dans le quartier et en ville,

où la chose a été rapidement connue, a eu lieu dans les circonstances suivantes.

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Au numéro 53 de la route de la Vierge, au premier étage d'une maison située au fond de la cour,

habite la famille Robian.

 

M. Robian, adjudant en retraite, employé chez un entrepreneur de notre ville, était parti le matin,

comme d'habitude, pour se rendre à son ouvrage.

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Sa femme restait au logis avec ses trois jeunes enfants.

 

Vers neuf heures, Mme Robian dut s'absenter pour aller faire quelques provisions chez une épicière dont la boutique

se trouve non loin de là.

 

Ne voulant pas laisser ses enfants seuls, elle avait prié une voisine, Mme Z... de veiller sur eux.

 

Mme Z... vint aussitôt.

 

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Elle s'installa et prit dans ses bras la petite Marie Robian, âgée de 14 mois, à qui elle fit boire du café au lait.

 

Les autres enfants jouaient dans l'appartement.

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Mme Robian était à peine sortie, que survint le jeune Le Saout.

 

Le Saout (François-Marie), dont le père travaille au port, est un pauvre garçon de 17 ans

qui ne jouit pas de la plénitude de ses facultés mentales.

 

Habitant dans la même maison, au deuxième étage, il venait souvent chez Mme Robian,

qui l'employait à faire de menues commissions.

 

Il descendit donc hier comme il le faisait chaque jour et, aussitôt arrivé,

il se mit à jouer avec la petite Marie que Mme Z... tenait toujours dans ses bras.

 

Tout à coup, en manière de plaisanterie, il se saisit d'un vieux fusil à piston, placé dans un coin,

et mit l'enfant en joue.

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Le Saout ignorait certainement que l'arme fût chargée, et Mme Z... aussi.

 

Cependant cette dernière, mue comme par un pressentiment ou cédant à une crainte instinctive,

ne put s'empêcher de lui dire :

« Tu devrais laisser ce fusil ! Il ne faut pas jouer avec ces choses-là ! »

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Ces derniers mots étaient à peine prononcés, qu'une détonation se faisait entendre et qu'un malheur irrémédiable était accompli.

 

Le fusil était bel et bien chargé et Le Saout ayant pressé la détente,

la petite Marie recevait, à bout portant, la charge dans la tête.

 

La mort fut instantanée.

 

La charge de plomb, faisant balle, pénétra par le haut de la tête

et ressortit par l'oreille droite.

 

Détail horrible, la cervelle, projetée par la violence du coup,

rejaillit sur les bras de Mme Z..., dont le châle fut criblé par les grains

de plomb, et dont le visage fut noirci par la poudre.

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Collection Martine de Lajudie

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Cependant, aux cris de la pauvre femme, affolée, les voisins accoururent.

 

Le spectacle était déchirant.

 

Un des frères de la petite victime, un gamin de huit ans, poussait des cris lamentables à la vue de sa sœur inanimée.

 

Quant à Le Saout, il était comme pétrifié, et il semblait n'avoir aucune conscience de ce qui venait de se passer.

 

Mais tout cela n'était rien à côté de la scène qui se produisit, lorsque Mme Robian arriva.

 

La douleur de la malheureuse mère, retrouvant sa fille, qu'elle avait laissée dix minutes auparavant pleine de vie, morte et atrocement mutilée, était indescriptible et n'a eu d'égale que celle du père qui, prévenu,

ne tarda pas à accourir.

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De son côté, le commissaire de police du quartier, informé de l'événement, se rendait sur les lieux.

 

Le docteur Guyader, qui l'accompagnait, ne put que constater le décès.

 

Pendant qu'il procédait à cette formalité, des agents se saisissaient de Le Saout, qui n'avait fait, d'ailleurs,

aucun mouvement, et le conduisaient au poste de police.

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À ce moment, le pauvre garçon sembla sortir de la torpeur

dans laquelle il était plongé et il versa d'abondantes larmes en traversant la foule compacte qui encombrait les abords de la maison.

 

Le fusil fut également emporté comme pièce à conviction.

 

A trois heures et quart, M. Bouisson, substitut du procureur

de la République, et le docteur Miorcec, médecin légiste,

se sont rendus route de la Vierge.

 

Le Saout a été amené à la même heure au domicile

de la famille Robian.

 

Tandis que le docteur Miorcec examinait le cadavre de la petite Marie, l'accident a été reconstitué.

 

Le Saout a repris le fusil rapporté du bureau de police et,

la crosse à l'épaule, il a fait le simulacre de l'acte qui a amené

la mort de l'enfant.

 

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Selon toute apparence, Le Saout, dont le  père est dans la désolation,

comparaîtra à une prochaine audience correctionnelle, sous l'inculpation d'homicide par imprudence.

 

L'instruction est, en effet, des plus simples et se réduit en somme à un procès-verbal de constat.

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Source : La Dépêche de Brest 28 décembre 1890

 

Ainsi que nous le faisions prévoir le lendemain même de l'accident,

l'instruction de l'affaire de la rue de la Vierge a été rapidement close.

 

Le Saout, l'auteur involontaire de la mort de la petite Robian, a comparu hier en correctionnelle.

 

Sa détention préventive aura donc été de courte durée.

 

Dans la partie de la salle réservée au public, peu de monde.

 

L'audience est présidée par M. Le Guillou de Pénanros.

M. Picot occupe le siège du ministère public.

 

L'affaire appelée, Le Saout vient s'asseoir au banc des prévenus.

 

Il ne porte pas son âge et la faiblesse de son esprit apparaît dans ses yeux hagards, d'une mobilité excessive.

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L'interrogatoire des témoins commence aussitôt.

 

La première personne entendue est Mme Robian,

la mère de la victime.

 

La pauvre femme est très émue.

On lui apporte une chaise.

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Il s'agit de savoir pourquoi elle déposait chez ses voisins le fusil

qui appartenait à son mari.

 

La raison en est assez simple.

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Jeudi dernier, le jour même de Noël, M. Robian, qui a quelque peu la manie de la chasse,

alla se livrer à son passe-temps favori sur les fortifications.

 

Surpris par les gendarmes, il jeta son fusil dans la lande.

 

Cependant, procès-verbal fut dressé contre lui.

 

Craignant ensuite une enquête, il alla rechercher son fusil.

 

Mais, au lieu de le laisser à son domicile, il le cacha chez Mme Arzur, la voisine chez qui s'est produit l'accident.

 

L'arme était restée chargée.

 

Mme Robian ajoute que, pour contrarier les projets de son mari, elle déposait souvent le fusil chez les voisins,

en leur disant qu'il n'y avait pas de capsules.

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Mme Arzur, la voisine qui tenait la petite Robian dans ses bras au moment de la catastrophe, est âgée de 24 ans.

 

Elle s'exprime en breton et l'interprète traduit la déposition et les réponses.

 

— Mme Robian ayant à faire une course me confia la garde de sa petite fille.

Elle remonta quelques instants après, un fusil à la main, craignant, disait-elle, que les gendarmes ne vinssent faire

une perquisition, son mari ayant chassé sans permis.

Elle déposa le fusil dans un coin en recommandant à ma mère de faire attention car il était chargé.

Elle déclara, cependant avoir ôté la capsule.

Ma mère prit l'arme et la cacha derrière le lit-clos.

 

Le président.

— Il n'était pourtant pas si bien caché, puisque Le Saout l'a trouvé.

 

Le témoin.

— Il était caché. Par trois fois, on lui dit « ne pas y toucher ».

À ce moment, je donnais du café à la petite fille que je tenais sur mes genoux.

 

Le ministère public.

— Le Saout n'a-t-il pas visé un seau à deux reprises ?

 

Le témoin. —

Oui, et c'est pour cela qu'on lui défendait de jouer avec.

 

Le président.

— Le Saout était chez vous quand Mme Robian vous remit le fusil ?

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Le témoin

— Il était à la porte et il a dû certainement voir ma mère le cacher.

 

Le président insiste pour savoir si le témoin a véritablement dit au jeune homme de ne pas toucher au fusil.

 

Mme Arzur affirme de nouveau qu'elle lui a fait cette recommandation par trois fois.

 

Le président.

— Mais ne vous a-t-il pas demandé s'il y avait une capsule ?

 

Le témoin.

— Je lui ai répondu que je n'en étais pas sûre.

 

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Le ministère public.

— Mme Robian ne dit pas la même chose. Elle assure vous avoir avertie. Vous n'êtes pas d'accord sur ce point.

 

Interrogée, Mme Robian déclare avoir abaissé le chien.

 

Le président.

— Pourquoi Le Saout entrait-il si facilement chez vous ?

 

Le témoin.

— Il est souvent chez nous. C'est notre voisin.

Ce matin-là, je lui ai même demandé pourquoi il n'était point allé à son travail.

 

Mme Arzur ajoute qu'elle a été blessée.

 

Renversée par la violence du coup et tombée avec l'enfant, elle a eu la force de se relever et d'aller prévenir la mère.

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Le président.

— Votre fille a fait preuve d'imprudence en laissant Le Saout jouer avec un fusil qu'elle savait être chargé.

 

Le témoin.

— Mais nous ne savions pas. Il n'y avait pas de capsule. J'avais, d'ailleurs, recommandé à Le Saout de ne pas y toucher.

 

Le président.

— Vous aviez cependant quelque autorité sur lui ?

 

Le témoin.

— Oh ! Pas du tout. Il ne faisait qu'à sa tête.

 

Le témoin va se rasseoir.

 

Le docteur Miorcec, qui a procédé aux constatations médicales, déclare que si la charge avait porté plus bas,

il y aurait deux morts à déplorer au lieu d'une.

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Mme Michelle Dolvant, femme Mouster, 54 ans,

est la mère de Mme Arzur.

 

Sa déposition est, à quelque chose près, celle de sa fille.

 

— Mme Robian nous demanda de garder sa fille.

Quelques minutes après, elle accourait avec le fusil parce qu'elle craignait une visite des gendarmes.

 

Je pris le fusil et je le mis derrière le lit-clos.

 

J'avais à peine tourné le dos pour retirer le lait qui versait dans le feu, que j'entendis la détonation.

 

Je me retournais et je vis ma fille et l'enfant renversées.

 

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Collection Martine de Lajudie

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Le président.

— Le Saout, levez-vous !

 

Le prévenu, qui pendant l'audition des témoins, n'a cessé de retourner la tête, s'avance,

le regard de plus en plus vague.

 

Il n'a pas l'air d'avoir la moindre conscience du malheur qu'il a causé.

 

Sans défenseur, ce qui lui serait pourtant d'un grand secours,

il bredouille et ânonne des bouts de phrases en guise de réponses.

 

Je ne sais pas... J'ai vu un fusil... J'ai joué... Il n'y avait pas de capsule, j'ai regardé... Je ne visais personne...

 

Et avec plus d'émotion :

— Devant le bon Dieu, je jure que je n'avais pas l'intention de la tuer !...

C'était la première fois que j'avais un fusil dans les mains...

Je tremblais et alors le coup est parti.

 

Me Picot, qui occupe le siège du ministère public, ainsi que nous l'avons dit plus haut, retrace sobrement les faits.

Il conclut en demandant l'application de la loi.

 

Le tribunal rend son jugement séance tenante.

 

Reconnaissant que Le Saout a commis, le 27 décembre, un homicide par imprudence,

mais que cette imprudence retombe en partie sur les personnes qui lui ont laissé le fusil entre les mains ;

attendu, d'autre part, les bons antécédents du prévenu, il le condamne à 15 jours de prison.

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