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Fenêtres sur le passé

1888

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Une nuit d'hiver à Brest de Pierre Loti

Source : La Dépêche de Brest 1888

 

Une nuit d'hiver à Brest - Pierre Loti

 

Pierre Loti, on l'a dit bien souvent, a peint la mer,

comme nul n'avait encore l'ait avant lui.

 

Il a été aussi le peintre de Brest.

 

Les lignes qui suivent sont empruntées à un livre tout récent, la Grande Bleue,

de René Maizeroy, où elles servent de préface à un chapitre.

 

C'est une des pages les plus pittoresques,

les plus colorées qu'on ait écrites sur Brest, sur la vie du matelot et des siens

 

Un soir de décembre à Brest.

 

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La pluie tombait fine, froide, pénétrante, continue ;

elle ruisselait sur les murs, rendant plus noirs les hauts toits d'ardoises, les hautes maisons de granit ;

elle arrosait à plaisir cette foule bruyante du dimanche qui grouillait tout de même, mouillée et crottée,

dans les rues étroites, sous un triste crépuscule gris.

 

Cette foule du dimanche, c'étaient des matelots ivres qui chantaient, des soldats qui trébuchaient

et faisaient avec leur sabre un bruit d'acier, des gens du peuple allant de travers,

— ouvriers de grande ville à la mine tirée et misérable, des femmes au petit châle de mérinos et en coiffe pointue

de mousseline, qui marchaient le regard allumé, les pommettes rouges avec une odeur d'eau-de-vie ;

— des vieux et des vieilles à l'ivresse sale, qui étaient tombés et qu'on avait ramassés et qui s'en allaient devant eux,

le dos plein de boue.

 

La pluie tombait, tombait, mouillant tout, les chapeaux à boucle d'argent des Bretons,

les bonnets sur l'oreille des matelots, les shakos galonnés et les coiffes blanches et les parapluies.

​

L'air avait quelque chose de tellement terne,

de tellement éteint qu'on ne pouvait se figurer

qu'il y eut quelque part un soleil ; on en avait perdu la notion.

 

On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs

de grosses nuées humides qui vous inondaient ;

il ne semblait pas qu'elles pussent jamais s'ouvrir

et que derrière il y eût un ciel.

 

0n respirait de l'eau.

 

On avait perdu conscience de l'heure,

ne sachant plus si c'était l'obscurité de toute cette pluie

ou si c'était la vraie nuit d'hiver qui descendait.

 

Les matelots apportaient dans ces rues

une certaine note étonnante de gaieté et de jeunesse

avec leurs figures ouvertes et leurs chansons,

avec leurs grands cols clairs et leurs pompons rouges

tranchant sur le bleu marine de leur habillement.

 

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Louis-Marie-Julien Viaud dit Pierre Loti

Écrivain et officier de marine français,

Né le 14 janvier 1850 à Rochefort

Mort le 10 juin 1923 à Hendaye.

Ils allaient et venaient d'un cabaret à l'autre, poussant le monde,

disant des choses qui n'avaient pas de sens et qui faisaient rire.

 

Ou bien ils s'arrêtaient sous les gouttières, aux étalages de toutes les boutiques

où l'on vendait des choses à leur usage :

des mouchoirs rouges au milieu desquels étaient imprimés de beaux navires qui s'appelaient la Bretagne,

la Triomphante ou la Dévastation, des rubans pour leur bonnet avec de belles inscriptions d'or,

de petits ouvrages en corde très compliqués destinés à fermer sûrement ces sacs de toile

qu'ils ont à bord pour serrer leur trousseau ;

d'élégants amarrages en ficelle tressée pour suspendre au cou des gabiers leur grand couteau ;

des sifflets en argent pour les quartiers-maîtres ;

enfin des ceintures rouges, de petits peignes et de petits miroirs.

 

De temps en temps, il y avait de grandes rafales qui faisaient envoler les bonnets et tituber les passants ivres,

et alors la pluie tombait plus dure, plus torrentielle et fouettait comme grêle.

​

La foule des matelots augmentait toujours ;

on les voyait surgir par bandes à l'entrée de la rue de Siam ;

ils remontaient du port et de la ville basse par les grands escaliers

de granit et se répandaient en chantant dans les rues.

 

Ceux qui venaient de la rade étaient plus mouillés que les autres,

plus ruisselants d'eau de pluie et d'eau de mer ;

leurs canots voilés, en s'inclinant sous les rosées froides

et en sautant au milieu des lames pleines d'écume,

les avaient amenés grand train dans le port.

 

Et ils grimpaient joyeusement ces escaliers qui mènent à la ville

en se secouant comme des chats qu'on vient d'arroser...

 

 -0-0-0-0-0-0-0-

 

Et moi mari aussi, madame Quéméneur,

qu'il est soul, tout le temps il dort.

 

Vous faites votre petit tour aussi, madame Kervella ?

 

Et j'attends mon mari, moi aussi donc,

qui est arrivé aujourd'hui sur le Catinat.

 

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René Maizeroy

(pseudonyme du baron René-Jean Toussaint),

Né à Metz le 2 mai 1856

Mort en novembre 1918,

Romancier français.

A utilisé aussi les pseudonymes de

Coq-Hardi, Mora, Frascata …

Ces vieux marins qu'elles attendent étaient jadis peut-être de braves gabiers durs à la peine ;

et puis, gangrenés par les séjours dans Brest et l'ivrognerie, ils ont épousé ces créatures

et sont tombés dans les bas-fonds sordides de la ville.

 

Derrière ces dames, il y a d'autres groupes encore où la vue se repose, des jeunes femmes qui se tiennent dignes, vraies femmes de marins celles-ci, recueillies dans la joie de revoir leur fiancé ou leur mari

et regardant avec anxiété dans ce grand trou béant du port par où les désirés vont revenir.

 

Il y a des mères, arrivées des villages, ayant mis leur beau costume breton des fêtes, la grande coiffe

et la robe de drap noir à broderies de soie ;

la pluie les gâte pourtant, ces belles hardes qu'on ne renouvelle pas deux fois dans la vie,

mais il faut bien faire honneur à ce fils qu'on va embrasser tout à l'heure devant les autres.

​

En bas, les canots accostent, tout au fond, sur les quais noirs,

et ceux qui sont attendus montant les premiers.

 

D'abord les maris de ces dames,

place aux anciens qui passent devant !

 

Le goudron, le vent, le hâle, l'eau-de-vie,

leur ont composé des minois chiffonnés de singes.

 

Et on s'en va, bras dessus, bras dessous, du côté de Recouvrance, dans quelque vieille rue sombre aux hautes maisons de granit ; 

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tout à l'heure on montera dans une chambre humide qui sent l'égout et le moisi du pauvre,

où sur les meubles il y a des coquillages dans la poussière et des bouteilles pêle-mêle avec des chinoiseries.

 

Et grâce à l'alcool acheté au cabaret d'en bas, on trouvera l'oubli de cette séparation cruelle ...

 

Puis viennent les autres, les jeunes hommes qu'attendent les fiancées, les femmes ou les vieilles mères ...

 

Dans la rue des Sept-Saints et dans celle de Saint-Yves, on entendit jusqu'au matin des chants et des cris.

​

C'était comme si on y eût lâché des barbares,

des bandes échappées de l'ancienne Gaule.

 

Il y avait des scènes de joie qui rappelaient

les rudesses primitives.

 

Les matelots chantaient.

 

Et les femmes, agitées, échevelées,

dans ce grand coup de feu des retours de navire,

mêlaient leurs voix aigres à ces voix profondes.

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Vue des Sept-Saints et du quai Tourville

1 juillet 1858,

photo Alfred Bernier

Collections du Musée de Bretagne

Les derniers arrivés se reconnaissaient à leur teint plus bronzé, à leurs allures plus désinvoltes,

et puis ils traînaient avec eux des objets exotiques.

 

Il y en avait qui passaient avec des perruches mouillées dans des cages, d'autres avec des singes.

 

Ils chantaient, ces matelots, à tue-tête, avec une sorte d'accent naïf, des choses à faire frémir,

ou bien des airs du Midi, des chansons basques,

surtout des tristes mélopées bretonnes qui semblaient des vieux airs de biniou légués par l'antiquité celtique.

 

Les simples, les bons, faisaient des chœurs en parties.

 

Ils restaient groupés par village et répétaient dans leur langue les longues complaintes du pays,

retrouvaient encore dans, leur ivresse de belles voix sonores et jeunes.

 

D'autres bégayaient comme de petits enfants et s'embrassaient.

 

Inconscients de leur force, ils brisaient des portes ou assommaient des passants.

 

La nuit s'avançait ;

les mauvais lieux seuls restaient ouverts, et dans les rues,

la pluie tombait toujours sur l'exubérance des gaietés sauvages ...

 

Pierre Loti.

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