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Fenêtres sur le passé
1888
Le crime de Crozon
Source : La Dépêche de Brest : 6 février 1888
Le procès criminel qui s'est déroulé aujourd'hui devant la cour d'assises n'est pas un procès ordinaire.
Cette affaire, qui avait produit une certaine émotion dans l'arrondissement de Châteaulin, offre en effet certains côtés intéressants au point de vue de la personnalité de l'accusé et du caractère de la victime.
L'accusé est un premier maître de manœuvre de la marine, il appartient à cette race dure et énergique des marins
de nos pays et possède des états de services remarquables.
La victime, elle, semble offrir peu d'intérêt, et pour bien des causes ; mais suivons plutôt les débats.
À l'ouverture de la séance, la salle se remplit peu à peu.
M. Fretaud occupe le siège du ministère public.
Me Le Bail est au banc de la défense.
On remarque comme pièces à conviction les effets que portait la victime au moment du meurtre,
une paire de socques appartenant au meurtrier, une canne, un sabre d’adjudant de marine,
une serviette ayant servi à essuyer la figure de la victime et enfin deux paquets de lettres, environ 50,
dont l'intérêt nous sera sans doute révélé par les débats.
Interpellé par M. le président, l'accusé, d'un ton bref, déclare se nommer Bernard (Émile), âgé de 43 ans,
premier maître de la marine, domicilié à Crozon.
Après la lecture de l'acte d'accusation et l'évocation des témoins, au nombre de onze,
M, le président interroge l'accusé.
D. — Vous vous appelez Bernard, vous êtes premier maître de la marine et vous n'avez pas été condamné ?
R. — Oui.
D. —À quelle époque êtes-vous rentré dans la marine ?
R. — En 1864.
M. le président. — On remarque que, depuis cette époque jusqu'en 1873, vous jouissiez d'une bonne réputation.
Vous aviez, dit-on, d'excellentes qualités d'officier marinier.
Un de vos officiers mêmes vous notait ainsi :
« Excellents services à bord, mais a besoin de s'observer à terre. »
Il est malheureux que vous ayez de si mauvais penchants, car vous avez été l'objet de peines disciplinaires.
Il est triste qu'un brave marin comme vous, hardi au feu, ne sache pas résister à ces habitudes d'ivrognerie
qu'on vous reproche.
L'accusé ne répond pas.
M. le président. — Vous viviez en mauvaise intelligence avec votre femme ; on disait même à Crozon que vous vous enivriez ensemble.
Votre femme était très douce, mais elle avait aussi beaucoup de faiblesse
et vous n'avez pas dû être étranger à l'état dégradant auquel est parvenu cette malheureuse.
L'accusé garde le silence.
D. — Depuis le 30 août, jour de votre arrivée en disponibilité à Crozon,
on a remarqué que vous buviez et vous enivriez tous les jours.
R. — Ce n'est pas vrai, monsieur le président j'étais toujours à la mer.
D. — Le 22 octobre, vous êtes parti le matin de chez vous.
À quelle heure êtes-vous rentré ?
R. —Vers dix heures ; ma femme était ivre.
D. — Ce n'est pas exact. Cependant, admettons.
Nous verrons si cela vous a donné le droit de faire ce que vous avez fait.
R. — Je lui avais dit, en sortant :
Anonyme
« Ne fais pas comme tu as fait hier, c'est demain dimanche, repasse mon linge, tu sais que ta nièce doit venir ».
Ma femme était ivre.
D. — Vous étiez ivre aussi vous?
R. — J’avais peut-être bu un verre.
D. — Oh! plus d'un, on sait que vous supportez bien la boisson extérieurement.
D. — Enfin, vous dites que vous étiez ivre ; remarquez que ce n'est pas une excuse, l'ivresse est un vice dégoûtant.
Que s'est-il passé entre votre femme et vous ?
R. — Ma foi, je n'en sais rien ; il paraît que je l'ai frappée.
Depuis dix ans que nous étions ensemble, je ne l'avais pas brutalisée.
M. le président. — Vous l'avez frappée brutalement,
vous l'avez roulée à terre, vous lui portiez des coups de sabots, des coups de canne, des coups avec la poignée de votre sabre,
et la malheureuse vous disait :
« Ne me tue pas, ne me tue pas. »
Les voisins, effrayés, n'osaient intervenir.
Vous êtes sorti ensuite, vers deux heures et n'êtes rentré
qu'à quatre heures.
Vous rappelez-vous ce que vous avez fait à votre femme ?
Il s'est passé à ce moment-là une scène épouvantable.
R. — Je ne me rappelle pas.
D. — Vous entrez, votre femme était couchée, vous lui dites :
« Eh ! bien, tu n'as pas préparé mon souper ? »
Vous l'avez jetée hors du lit, vous avez piétiné sur elle avec vos sabots ferrés, qui ont laissé des empreintes
sur son corps, vous lui avez broyé le foie, il était en bouillie.
Vos coups ont entraîné la mort à bref délai.
Cette mort est le résultat des coups que vous avez portés très volontairement.
Est-ce vrai cela ?
L'accusé répond en pleurant :
Oh ! Je ne l'ai pas tuée volontairement, jamais je n'ai eu l'idée de lui donner la mort.
Elle était saoule tous les jours.
D. — Mais si votre femme avez des vices, vous n'aviez pas le droit de la traiter comme un animal.
On connaissait la conduite de votre femme à Crozon, il fallait vous séparer d'elle et ne pas la tuer.
Parce qu'elle était ivre, vous l'avez punie de mort, la malheureuse I
L'accusé écoute, mais ne répond pas.
M. le président. — Vous êtes accusé de meurtre.
La loi donnant la faculté aux jurés d'envisager la question sous toutes ses faces, je poserai trois questions,
qui permettront d'apprécier les circonstances de cette journée.
Après cet interrogatoire, les témoins sont entendus.
1. — M. le docteur Louboutin, maire de Crozon.
J'ai été appelé, le 22 octobre dernier, à sept heures du soir, par M. Bernard, pour aller constater le décès de sa femme.
J'ai été appelé plutôt comme maire que comme médecin.
Je la trouvai sur son lit, sa figure portait des ecchymoses.
Intrigué de cette mort rapide, je soulevai les vêtements et remarquai plusieurs blessures sur le corps,
blessures faites avec un instrument tranchant et piquant.
Je remarquai aussi de nombreuses ecchymoses.
M. Bernard ne me donna aucune explication.
Sa parole était assez facile.
Je lui ai demandé si c'était lui l'auteur de ces blessures, il me répondit catégoriquement non.
M. Bernard était allé à la mairie pour établir l'acte de décès.
Le secrétaire ne voulant pas prendre sur lui de dresser cet acte avant la visite du médecin,
c'est alors que M. Bernard vint me prier d'aller constater le décès.
La femme Bernard avait la réputation d'une femme qui buvait
et de mœurs légères.
On disait également que Bernard buvait.
D. à Bernard. — Qu'avez-vous à dire ?
R. — Quand ma femme fut morte,
je l'ai mise dans son lit et je suis allé chercher le médecin.
Je crois que c'est comme cela que j'ai fait, je ne sais pas trop, moi.
D. — Vous voulez vous donner l'air d'un homme qui ne savait pas ce qu'il faisait à ce moment, mais vous n'aviez donné de secours d'aucune sorte à votre femme, elle est morte comme un chien, absolument.
Vous êtes allé très froidement déclarer son décès à la mairie, comme on va déclarer le décès d'un inconnu.
Vous vouliez avoir seulement un bon acte de décès établissant que tout était bien fini.
Vous n'avez fait preuve d'aucune émotion et vous ne vouliez pas qu'on vînt chez vous savoir ce qui s'était passé.
Vous n'avez considéré que vos intérêts personnels.
Voilà les faits, je ne les exagère pas, je les raconte comme ils se sont passés.
Votre conduite a été déplorable, vous n'aviez pas le droit de tuer votre femme !
R. — Je n'avais pas la tête à moi, je ne m'en rappelle pas.
D. — Quand on n'a pas la tête à soi, on ne va pas froidement déclarer
le décès de sa femme comme le décès d'un étranger !
R — Je ne me rappelle pas être allé à la mairie.
Me Le Bail. — Considérait-on la femme Bernard comme se livrant
à la prostitution ?
M. Louboutin. — Je ne puis pas répondre à cela.
Il était de notoriété publique qu'elle avait des mœurs légères, voilà tout.
Me Le Bail- — Quelle était la vie de Bernard là-bas,
quand il était en permission ?
M. Louboutin. — On ne le regardait pas comme un méchant garçon,
il passait pour être sans malice.
M. !e président. — Bernard, puisque nous sommes sur ce sujet,
avez-vous eu à vous plaindre de votre femme à l'égard de ses mœurs ?
L'accusé. — Elle était ivre tous les jours.
M. le président. — Je tiens à ce qu'il soit établi que vous avez frappé
Anonyme
votre femme à cause de son état d'ivresse et non parce que vous l'auriez surprise avec quelqu'un ?
L'accusé. — Non, non, je ne l'ai pas frappée pour cela, c'est parce que je l'ai trouvée ivre.
2. — Marie-Jeanne Kerguyader, 60 ans, habitant Crozon, logeait dans la même maison que l'accusé, qu'elle déclare connaître depuis longtemps.
Elle dépose d'abord de la scène du 22 octobre, celle du crime.
J'étais chez moi, dit le témoin, vers dix heures du matin,
j'ai entendu Bernard frapper sa femme et cela a duré jusqu'à midi.
Elle disait :
« Pardon, Emile, ne tue pas ta femme. »
La tante de cette dernière est arrivée et a dit à sa nièce :
« Lève-toi pour te mettre au lit. »
C'est le soir que j'ai appris la mort de la femme Bernard.
On est même venu me dire d'aller voir, j'y suis allée et j'ai constaté qu'elle était bien morte.
Quand la femme Bonjour est rentrée, je l'entendais dire à Bernard :
« Eh ! Cochon, vous l'avez tuée », à quoi Bernard répondait :
« Vous allez encore donner raison à cette g... là. »
Bernard ne paraissait pas ivre ce jour-là.
Il n'était brutal qu'avec sa femme et je l'ai vu la maltraiter si souvent
que je ne pourrais dire combien de fois.
Il allait le jour en mer pour se distraire et, le soir, fréquentait ses camarades.
Je sais que la femme Bernard buvait.
J'ai entendu dire qu'elle avait des mœurs légères, mais à ma connaissance,
je ne puis rien affirmer.
Toutefois je déclare que, pendant que Bernard était au service,
j'ai vu des hommes entrer chez sa femme,
mais je ne savais pas ce qui s'y passait.
Quand Bernard était au pays, j'en ai vu également rentrer chez lui,
mais moins souvent.
Bernard. — Ce que dit cette femme-là est bien vrai.
On m'a dit cela quelquefois à bord, mais je n'ai pas vu par moi- même.
M. le président. — Ce qui vous vexait, c'était de trouver votre femme en état d'ivresse,
vous avez satisfait votre colère jusqu'au bout.
Vous avez agi comme quelqu'un qui veut se débarrasser de sa femme.
M. Fretaud, procureur de la République. — Le témoin a eu connaissance de plusieurs scènes entre les époux, notamment une nuit, la femme Bernard, pour échapper aux violences de son mari, aurait dû faire un kilomètre
en chemise pour se réfugier chez sa tante, et cela au mois d'octobre.
Le témoin. — C'est vrai.
Bernard. — C'était une idée qui l'avait prise, elle était saoule.
M, Fretaud. — La femme Bernard était-elle douce ?
Est-ce qu'elle était disposée à riposter à son mari.
Le témoin. — Quand elle était ivre, elle n'était pas commode ;
mais, quand son mari la frappait, elle ne faisait que pleurer.
3. — Baraër, Joseph, 50 ans, syndic des gens de mer à Crozon.
Ce témoin a rencontré Bernard dans la journée du crime et est entré chez lui,
où il a remarqué l'état d'ivresse de sa femme.
Celui-ci ne lui a rien dit de mal.
Ils plaisantaient tous deux.
Il devait être 10 heures 55.
« Bernard n'était pas ivre, ajoute le témoin, sans cela je l'eusse remarqué, car nous avons fait route ensemble. »
M Baraër dit, de plus, que Bernard et sa femme, à en croire les on-dit, se battaient ensemble.
M. Fretaud. — Aucun témoin ne le dit.
Me Le Bail. — La gendarmerie l'a constaté.
M. le président. — Il faut au moins laisser à cette pauvre femme quelques vertus, si elle en a.
M. Le Bail. — Je n'ai pas encore plaidé, monsieur le président.
4. — Aline Bernicot, 14 ans, passant devant la maison des époux Bernard, entendit des cris de femme ; on disait :
« Ah ! mon Dieu, ah ! mon Dieu ! ».
Le témoin ayant rencontré la femme Bonjour,
la prévint qu'on battait sa nièce.
Cette jeune fille qui allait donner du linge à repasser, n'osa pas entrer.
5. — Le témoin suivant est un des plus importants, c'est la tante de la femme Bernard.
Elle déclare se nommer Jeanne Bonjour, veuve Gourmelon, 62 ans, et dépose à peu près en ces termes :
Le 22 octobre dernier, je fus prévenue par une jeune fille qu'il y avait du bruit dans la maison de Bernard.
Lorsque je m'y rendis, sa femme, qui est ma nièce, était à terre, le corps engagé sous la table, la tête dépassant,
il y avait du sang sur le plancher, son mari la frappait avec un bâton.
Je lui dis :
« Cochon ! Vous l'avez tuée. »
Il me répondit ; « Pourquoi se saoule-t-elle ? »
Il demanda alors cinq francs à sa femme pour aller acheter de la sardine et sortit.
Quand ma nièce fut au lit, je m'en allai à mon tour.
Je n'ai pas vu Bernard frapper avec son sabre, qui était sur la table, mais des femmes qui se trouvaient là, ayant dit qu'il y avait du sang sur la garde, je le pris et le cachai dans un coin.
Lorsque je suis entrée, ma nièce avait du sang sur la figure et derrière la tête, elle avait des meurtrissures aux jambes.
J'étais épouvantée.
La gendarmerie me prévint dans la soirée de ce qui s'était passé ensuite.
D. — La femme Bernard n'avait-elle pas peur d'être tuée ?
R. — Si, elle disait toujours : « Je serai tuée aujourd'hui. »
M le président. — Eh ! bien, elle disait vrai !
Le témoin ajoute, sur interpellation :
Je ne peux pas dire combien de fois j'ai vu des scènes entr'eux.
Bernard disait souvent à sa femme :
« Je te tuerai, je te tuerai », et il l'a fait.
Invitée à donner des renseignements sur le ménage Bernard, la veuve Gourmelon déclare
que le mari et la femme buvaient et que cette dernière passait pour avoir de mauvaises mœurs.
(On exhibe les pièces à conviction qui sont représentées au témoin, à l'accusé, aux jurés.)
Le témoin reconnaît le bâton et dit :
Bernard frappait à la tête avec le bout de ce bâton, je le lui ai arraché et je l'ai brisé.
M. le président à Bernard. — Vous aviez une colère à froid, c'est la pire des colères celle-là,
et vous vous possédiez plus que vous le dites.
Vous avez manqué absolument de repentir et de franchise, cela paraît singulier de la part d'un marin comme vous.
Bernard. — Je ne me souviens pas de ce que j'ai fait.
Je ne disais rien à ma femme quand elle ne buvait pas, je l'aimais bien.
M. le président. — Vous ne lui donniez pas non plus, vous, l'exemple de la sobriété.
6. — La femme Jollec, âgée de 66 ans, habite la chambre au-dessus de l'appartement de Bernard.
Le 22 octobre, après avoir constaté que la femme Bernard était ivre, elle a entendu son mari qui la disputait,
lui disant de se lever et de lui faire à manger.
La femme disait :
« Je ne peux pas, va chercher le médecin. »
Le mari voulait toujours qu'elle se levât pour lui faire à manger.
Plus tard, le témoin a entendu Bernard arracher sa femme de son lit et la jeter à terre « comme on jette un animal. »
De quatre heures à quatre heures et demie, les coups résonnaient sur la femme Bernard, qui disait :
« Ne me tue pas, ne me tue pas. »
Quand Bernard était au pays, ajoute le témoin,
il battait souvent sa femme la nuit.
Celle-ci ne lui faisait pas souvent à manger et s'enivrait
trois ou quatre fois par semaine.
Je n'ai vu Bernard bien ivre qu'une ou deux fois.
Je l'ai entendu deux ou trois fois dire en parlant de sa femme :
« Je la tuerai, je la tuerai. »
M. le président à Bernard. — Qu'avez-vous à dire ?
Bernard. — Je ne me rappelle pas ce que j'ai fait.
M. le président. — Mais si, vous devez vous le rappeler.
Ah ! Votre femme a bien cruellement expié son vice, cela a été un martyre d'une journée.
Bernard. — Ma femme ne me faisait jamais à manger, elle était ivre tous les jours.
M. Fretaud. — Et vous aviez le droit de la tuer ?
Car pour vous, il n'y a qu'une chose, le droit de tuer !
Sur interpellation de Me Le Bail :
J'ai dû me lever plusieurs fois, la nuit, pour chasser des hommes qui faisaient du tapage chez la femme Bernard,
en sa compagnie.
Le témoin rapporte en outre quelques scènes démontrant les torts de conduite de la femme Bernard.
(Après une demi-heure de suspension, l'audition des témoins continue).
7. —Le septième témoin est la femme Carn.
Elle habite la même maison que les époux Bernard et, comme les voisins, elle a entendu les cris et le bruit des coups, ainsi que la chute d'un corps sur le plancher.
Sa déposition n'ajoute rien aux détails que nous connaissons déjà,
si ce n'est que la femme Bernard disait toujours du bien de son mari.
M. Fretaud, procureur de la République. — Qui l'accable, lui.
8. — M. Rouxel, brigadier de gendarmerie à Crozon, résume, devant la cour les constatations qu'il a faites
et dont les témoins ont raconté les détails.
Lorsqu'il a arrêté Bernard, il avait l'air d'un homme abruti et ne savait trop ce qu'il disait.
9. — M. Baley, docteur-médecin à Châteaulin, a été appelé à faire l'examen et l'autopsie de la femme Bernard.
Il déclare qu'elle a succombé à une hémorrhagie.
Il me serait difficile, dit le docteur, d'énumérer le nombre des blessures ou des meurtrissures que j'ai constatées.
Il y en avait par centaines, sur la figure, la tête, le cou, la thorax, les seins, le ventre, les cuisses, enfin partout.
J'ai remarqué de nombreuses traces de clous.
En pratiquant l'autopsie, j'ai découvert une hémorrhagie abondante dans l'abdomen et le foie était réduit en bouillie.
Cette malheureuse a dû succomber dans l'espace d'un quart d'heure et la mort a été occasionnée
par les lacérations du foie et l'hémorrhagie qui s'est produite.
Il y avait du sang en abondance dans le lit et sur le plancher.
J'en ai vu sur des sabots, sur les vêtements de la femme, sur la garde d'un sabre.
Les violences ont dû être bien grandes et de très longue durée.
M. le président à Bernard.
— Voilà comment vous avez maltraité votre femme !
M. Fretaud. — C'est un massacre.
M. Baley. — Il me serait difficile d'indiquer un endroit qui fût indemne.
10. — La femme Caubon ne sait rien de la scène du 22 octobre,
mais elle a habité, avant cette époque, dans la même maison
que les époux Bernard et ne s'est pas aperçue que la femme
eut des habitudes d'ivrognerie, du moins pendant les six mois d'absence de son mari.
C'est depuis son retour que le témoin a remarqué qu'elle s'enivrait.
Son mari alors la frappait.
Ils se grisaient tous les deux.
Le témoin rapporte ensuite plusieurs scènes de brutalité de Bernard vis-à-vis de sa femme, quand elle était en état d'ivresse.
Souvent on entendait celle-ci se plaindre et crier la nuit.
11. — Enfin, le dernier témoin est le secrétaire de la mairie de Crozon, M. Lavenant (Auguste).
Il rapporte la démarche faite vis-à-vis de lui par l'accusé pour faire établir le décès de sa femme.
Comme elle n'était pas malade, je lui demandai si elle était morte violemment.
Bernard répondit :
« Je ne savais pas, quand je l'ai vue morte, je croyais que c'était pour rire ».
Je suis allé avec d'autres personnes chez Bernard et là nous avons vu en effet que sa femme était morte.
Je l'avais engagé à aller prévenir l'autorité, c'est alors qu'il est allé trouver M. le maire.
Bernard expliquait la mort de sa femme en l'attribuant à des excès de boisson
M. Lavenant ajoute :
Mme Bernard était une ouvrière qui travaillait chez moi, et, si cette femme s'était prostituée comme on le disait
dans une lettre anonyme adressée à Bernard, je ne l'aurais pas conservée chez moi.
Je n'y croyais pas.
J'écrivais pour cette femme à son mari et je voyais les lettres de ce dernier.
Il n'y avait dans celles-ci aucune allusion aux bruits qu'on lui avait transmis dans la lettre anonyme.
Bernard. — Je n'en voulais pas à ma femme, je lui donnais tout ce que je pouvais.
Tous les témoins sont entendus. M. Frétaud prend la parole.
L'organe du ministère public dit les qualités de l'accusé comme marin ;
il le montre aussi glissant sur la pente de l'ivrognerie et se faisant punir sévèrement.
Il retrace les faits qui ont amené Bernard devant le jury et demande justice.
Me Le Bail prononce une chaleureuse plaidoirie en faveur de l'accusé.
Ma dépêche de ce soir (5 février 1888) vous a annoncé déjà l'acquittement.
M. le président dit à l'accusé :
« Bernard, vous allez être libre. Souvenez-vous que sur votre vie vous avez le sang d'une femme. »
L'accusé pleure à chaudes larmes.
Il est ensuite mis en liberté.