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Fenêtres sur le passé
1887
Guet-apens et assassinat à Hanvec
Source : La Dépêche de Brest 21 juillet 1887
Le Corre, Jean-François, âgé de 27 ans, menuisier, né et demeurant à Hanvec, est accusé :
D'avoir, en la commune de Hanvec, le 28 janvier 1887, avec préméditation et guet- apens, commis volontairement
un homicide sur la personne du sieur Le Bris.
Dans le courant du mois de décembre 1883, à la suite des mauvais traitements dont elle était victime et après avoir pris l'avis du maire de Hanvec, commune où elle résidait, la femme de l'accusé quitta le domicile conjugal,
situé au village du Néalc'h et se retira dans un hameau voisin, à Kerhurlu, chez ses père et mère, les époux Le Bris.
Cette décision semble avoir inspiré à Corre un vif mécontentement ;
quoique d'un naturel très peu communicatif et d'habitude très sobre en paroles,
il tint à divers témoins des propos menaçants.
Le 25 janvier 1887, vers neuf heures et demie du soir, la veuve Yvinec, qui revenait d'une veillée,
trouva Corre stationnant auprès de la maison de Le Bris.
Dès que l'accusé aperçut cette femme, il se dissimula derrière un tas de paille.
Rentrée chez elle, la femme Ivinec, dont l'habitation est voisine de celle des époux Le Bris, conçut des soupçons,
et ayant entrebâillé sa fenêtre, elle attendit ce qui allait se passer.
Corre, ne se sachant pas observé, vint se replacer à l'endroit
qu'il occupait précédemment ;
après un certain temps il alla à la fenêtre de son beau-père et brisa les volets, qui tombèrent dans la maison ;
puis, au bout de quelques instants, il frappa à la porte, mais,
de l'intérieur, au lieu d'ouvrir, on le pria de donner son nom.
Il ne répondit point et s'éloigna.
Un autre soir, la veille ou l'avant-veille du crime, un fait à peu près semblable se produisait.
On vint ouvrir les volets de la fenêtre et on heurta à la porte,
comme pour demander à entrer ou pour inviter les habitants
à sortir sur le seuil.
Ceux-ci demandèrent encore qui était là,
mais ils ne reçurent pas de réponse.
Personne, cette fois, ne vit l'accusé.
Cependant la famille Le Bris resta convaincue que c'était lui, car,
dans les deux cas, on avait agi de la même façon.
Le 28 janvier, à sept heures ou sept heures et demie du soir,
un témoin, Pierre Guéguen, aperçut Corre se dirigeait vers Kerhurlu.
Il faisait un clair de lune qui permettait facilement de distinguer.
Vers huit heures, la femme de l'accusé étant sortie devant la porte de la maison de son père, reconnut son mari, qui se trouvait près d'un talus, à une vingtaine de pas :
« La lune est claire, ce soir ? » lui dit-elle.
Il garda le silence, mais elle remarqua qu'il prenait quelque chose dans sa poche.
Aussitôt elle rentra, ferma la porte et s'écria :
« Corre est là, il doit avoir de mauvaises intentions. »
Peu de temps après, Jean Le Bris voulant aller dehors, ouvrit la porte et s'avança suivi de ses deux filles, Jeanne et Marie-Anne, femme Corre.
Les deux femmes virent l'assassin dissimulé contre le talus, et la seconde supplia son père de rentrer, mais celui-ci lui répondit :
« Probablement il ne me frappera pas, puisque je ne lui dis rien. »
À peine avait-il achevé ces mots qu'un coup de feu retentit et le vieillard s'affaissa.
Corre prit la fuite et fut rencontré par la veuve Yvinec, qui accourait
au bruit de la détonation ;
la balle avait pénétré dans le flanc droit, le coup avait été tiré
à une distance moindre de six mètres.
Le Bris succombait le lendemain, à trois heures de l'après-midi ;
avant de mourir, il déclara qu'il avait bien reconnu son gendre
et que c'était lui qui avait fait le coup.
Le lendemain matin on trouvait, sur le lieu même du crime, la bourre à moitié brûlée et faite avec un débris d'avertissement à fin de transaction, remis à Corre au mois de mars 1886, à la suite d'une contravention forestière.
Corre nie le crime qui lui est reproché.
L'arme avec laquelle le crime a été commis n'a pas été retrouvée, mais il est établi qu'en outre du pistolet en mauvais état découvert dans son domicile, Corre possédait un fusil et un second pistolet à deux coups de fort calibre.
Il a fait disparaître ces deux armes.
Jean Le Bris avait une très bonne conduite et jouissait de l'estime de tous ceux qui le connaissaient.
Il n'avait jamais eu de discussion sérieuse avec son gendre.
Une seule fois, dans le courant de l'année dernière, il avait voulu lui adresser des remontrances sur la manière
dont il se comportait vis à-vis de sa femme.
L'accusé, homme d'un caractère sombre et sournois, avait dans le pays, au point de vue de la probité,
une mauvaise réputation.
Il ne travaillait pas régulièrement.
Il a été condamné correctionnellement, en 1883, à seize francs d'amende, pour coups volontaires et ivresse.
Après lecture de l'acte d'accusation, il est procédé à l'appel des témoins, qui sont au nombre de 34.
Vingt d'entre eux sont entendus.
À six heures et demie, l'audience est renvoyée à demain.
Ministère public, M. Fretaud, procureur de la République ; défenseur, Me Le Bail, avocat.
Source : La Dépêche de Brest 22 juillet 1887
Présidence de M. le conseiller Perrussel.
M. Frétaud occupe le siège du ministère public.
Me Le Bail est au banc de la défense.
La cour rend un arrêt ordonnant l'adjonction d'un juré supplémentaire, cette affaire devant durer deux jours.
Après les formalités d'usage et la prestation du serment des jurés, le greffier donne lecture de l'acte d’accusation
que nous avons reproduit hier.
Après cette lecture, M. le président procède à l'interrogatoire de l'accusé.
D. — Le Corre. Levez-vous. Quelle est la date de votre mariage ?
R. — Il y aura cinq ans le 10 octobre que je me suis marié.
D. — A Hanvec?
R. — Oui.
D. — Qui avez-vous épousé ?
R. — Anne-Marie Le Bris.
D. — Vous avez un enfant ?
R. — Oui, il a 2 ans 1/2.
D. — On prétend que vous rendez votre femme malheureuse, que vous l'injuriez et que vous l'avez mise
dans la nécessité de se réfugier chez ses parents ?
R. — Ce sont ses parents qui venaient la chercher. Je ne lui ai donné qu'un coup de poing.
D. — On prétend aussi que vous avez le caractère sombre et sournois, que vous êtes dissimulé ?
R. — Je ne cause pas beaucoup avec le monde.
D. — Quel est le nom du village que vous habitez ?
R. — Le NeHac'h.
D. — Et celui habité par votre beau-père et votre belle-mère ?
R. — Kerhurlu.
D. — Vous possédez un fusil ?
R. — Un jour que j'allais chercher du bois, j'ai rencontré un homme accompagné d'un chien jaune.
Il m'a demandé si je voulais lui arranger son fusil.
Je lui ai dit que je voulais bien et il n'est pas venu le reprendre.
D. — Mais qu'est-il devenu ce fusil ?
R. — Ce fusil-là était sur l'armoire quand je suis sorti de chez moi.
D. — Aviez-vous des pistolets ?
R. — J'en avais un chez moi.
D. — Avez-vous été, dans une circonstance ou dans une autre, possesseur d'un pistolet à deux coups
avec garniture en cuivre ?
R. — Je n'ai jamais eu qu'un pistolet à un coup.
D. — Pourquoi aviez-vous du plomb chez vous, du plomb récemment coupé ?
R. — Je n'avais qu'un petit morceau de plomb chez moi.
D. — Quelques jours avant le crime, n'avez-vous pas fait du tapage devant la maison de votre beau-père.
N'avez-vous pas brisé les volets de la fenêtre ?
R. — J'étais allé, à cette époque, chercher du travail à Châteauneuf.
D. — Le vendredi 28 janvier, où étiez-vous entre huit heures et demie et neuf heures du soir?
R. — J'étais à Landerneau, je suis allé de là à Landivisiau à pied. Il faisait nuit.
D. — Qu'alliez-vous faire à Landivisiau ?
R. — J'allais chercher du travail.
D. — En avez-vous demandé à Landivisiau, à Pleyber-Christ ou dans les environs ?
R. — À Pleyber-Christ, j'en ai demandé dans deux ou trois maisons, on ne m'en a pas donné.
Sur diverses interpellations de M. le président, l'accusé essaie de montrer l'alibi qu'il a déjà invoqué à l'instruction
et qui est complètement retourné contre lui.
Selon sa version, il serait allé, le 28 janvier, jour du crime, chercher de l'ouvrage dans les endroits
que nous venons d'indiquer, tandis que des témoins l'auraient aperçu, ce jour-là, quelques instants avant le crime,
dans le village habité par les époux Le Bris.
L'interrogatoire se borne aux questions que nous venons de reproduire, puis l'audition des témoins commence :
Le premier témoin est M. Morain, Yves, brigadier de gendarmerie à Daoulas.
Il fait connaître les constatations auxquelles il s'est livré sur le lieu de l'assassinat et donne quelques détails
sur l'enquête édifiée par lui sur la scène du 28 janvier.
Il décrit ensuite la maison des époux Le Bris et, arrivant aux perquisitions faites au domicile de Le Corre,
il déclare y avoir découvert plusieurs morceaux de plomb récemment fondu
et une cuiller dans laquelle on avait opéré la fusion.
Une balle a été également trouvée dans un trou du mur, ainsi que du plomb fraîchement coupé.
M. Morain complète sa déposition par quelques renseignements généraux sur le caractère de l'accusé, représenté comme un homme taciturne et méchant, travaillant peu ou point, tandis que la famille Le Bris jouissait de l'estime publique.
M. le président fait passer, en ce moment, sous les yeux des jurés, les pièces à conviction, au nombre desquelles se trouve la balle extraite du corps de Jean Le Bris.
Un juré. — Je désirerais savoir si on a retrouvé le moule à balle.
Le témoin. — Non.
M. le président (à l'accusé). — Pourquoi aviez-vous de la poudre chez vous, puisque vous ne chassez jamais ?
R. — J'avais eu cela avec un individu de Landerneau chez lequel j'avais travaillé.
D. — Mais d'où viennent ce plomb et cette cuiller qui a servi à le fondre ?
R. — J'ai trouvé le plomb chez moi quand j'ai déménagé, mais je ne me suis pas servi de cuiller pour fondre du plomb.
M. le président. — C'est facile à dire, mais difficile à croire, lorsqu'on voit surtout les bavures de plomb qui existent encore dans cette cuiller.
Le deuxième témoin est la femme de l'accusé.
Sur la demande de Me Le Bail, elle dépose sans prêter serment.
Mon mari et moi nous étions quelquefois bien, quelquefois mal ensemble.
Quand je me procurais de la nourriture, il me la cachait.
Il m'a frappée cinq ou six fois et j'ai dû, à cause des mauvais traitements qu'il me faisait subir,
quitter deux fois le domicile conjugal.
Je me suis réfugiée chez mon père, pour la dernière fois, en novembre 1886.
Deux fois mon mari est venu faire du bruit à la porte de la maison de mon père.
Lorsqu'on demandait qui était là, personne ne répondait.
Je suis sûre que c'était mon mari.
Un soir, il poussa violemment les volets de la fenêtre et les fit tomber dans la maison.
La femme Le Corre arrive ensuite à la scène de la soirée du 28 janvier :
C'était le soir du vendredi 28 janvier, je venais de coucher
mon nourrisson, je suis sortie et immédiatement j'ai vu mon mari,
que j'ai parfaitement reconnu.
Je lui ai dit :
« La lune est claire », il ne m'a pas répondu ;
mais aussitôt, il a fait un mouvement et j'ai entendu « crac ».
Je suis rentrée et ai dit à mon père que Corre était là ;
mais il voulait sortir et moi, craignant un malheur,
je voulais l'en empêcher.
Il sortit quand même, et ma sœur et moi nous le suivîmes.
À peine était-il dehors, que nous vîmes mon mari, baissé le long du talus.
Un coup de feu partit et mon père tomba en s'écriant :
« Je suis tué ».
Nous l'avons fait rentrer à la maison et on est allé chercher le prêtre.
Toute la nuit nous avons essayé en vain d'arrêter le sang.
Le lendemain le médecin est venu à midi et, vers trois heures,
mon père expirait.
Sur interpellation de M. le président — Je suivais mon père à deux pas
de distance, ma sœur et Marie-Jeanne Bourlès m'accompagnaient.
À ce moment, j'ai vu mon mari, il avait un genou à terre.
M. le président. — À quelle distance votre père se trouvait-il de votre mari ?
R. —À cinq pas environ.
D. — Avez-vous vu votre mari tirer ?
R. — Non, à ce moment la lune ne donnait pas sur lui.
D. — Avez-vous bien reconnu votre mari ?
R. — Oh ! Oui, je n'ai pas été cinq ans avec lui sans le connaître.
D. — Pourquoi votre mari a-t-il tué votre père ?
Comment a-t-il eu la cruauté de faire du mal à ce malheureux vieillard, qui ne lui avait fait que du bien ?
R. — Parce que mon père me fournissait la nourriture.
M. le président. — Peut-être, messieurs les jurés, Corre a-t-il voulu supprimer la petite abondance relative
qu'il y avait dans la maison.
L'accusé. — Ce n'est pas moi qui étais là, s'ils ont vu là quelqu'un, ce n'est pas moi.
La femme Le Corre. — Je ne suis pas venue ici pour damner mon âme.
M. le président. — Je vous adjure de ne pas mentir.
Si vous avez reconnu votre mari, vous êtes honnête, il faut le dire.
Si vous n'êtes pas certaine de l'avoir reconnu, il ne faut pas avoir peur de le déclarer.
Le témoin. — Je ne dis que la vérité.
M. le président. — Votre mari vous a-t-il fait des menaces de mort ?
Le témoin. --Il m'a dit, plusieurs fois :
« Tôt ou tard, je ferai de la farine avec tes os. »
M. le président. — Est-ce que votre mari avait un fusil ?
Le témoin. — Il en avait un depuis que nous sommes mariés.
M. le président. — Avait-il un pistolet à deux coups ?
Le témoin. — Je ne lui en ai pas vu.
(On lui représente le pistolet à un coup, que le témoin croit reconnaître pour appartenir à son mari.)
La femme Le Corre parle ensuite de la bourre trouvée, le lendemain,
sur le lieu du crime.
Mais elle ne sait pas lire ; cependant, quand on lui a remis ce papier,
elle a reconnu qu'il y avait dessus de l'écriture et des lettres moulées.
Comme il était sale et mouillé, elle l'a mis à sécher sur la table.
Pendant son absence, sa mère, sans y prendre garde, l'a jeté au feu.
Ce morceau de papier était un peu brûlé.
« Mon mari, ajoute le témoin, avait reçu un avertissement pour payer une amende au percepteur à la suite d'une contravention commise
par lui dans la forêt du Cranou. »
L'accusé. — Quand j'ai reçu l'avertissement je l'ai déchiré et jeté au feu.
M. le président. — Comment se fait- il que le lendemain du crime, on a trouvé sur le lieu du crime un fragment de papier portant ces mots « François Corre », que les témoins ont pu, lire ?
L'accusé. — Ce n'est pas possible, puisque je l'ai mis au feu devant ma femme.
La femme Le Corre. — Mon mari n'a jamais, brûlé aucun morceau de papier en ma présence.
Sur interpellation de Me Le Bail :
Quand j'ai vu la bourre, c'est-à-dire le morceau de papier, il n'était pas encore tout à fait ouvert,
il était, encore chiffonné.
Le brigadier Morain est rappelé pour répondre au détail suivant :
Sur interpellation de Me Le Bail :
L'endroit où était l'accusé au moment où il a tiré le coup de feu était plus élevé que celui où se trouvait le père Le Bris.
Jeanne Le Bris, 16 ans, belle-sœur de l'accusé, a été témoin de la scène du crime.
Elle suivait, en effet, sa sœur, la femme Le Corre, et la fille Bourlès qui accompagnaient son père
quand il est sorti sur le seuil de la maison.
Elle confirme la déclaration déjà faite par sa sœur et affirme avoir parfaitement reconnu l'accusé.
Elle a bien entendu la détonation, mais n'a pas remarqué d'arme entre les mains de Le Corre, qu'elle a vu fuir.
Me Le Bail. — Dans quelle position était l'homme qu'a vu le témoin ?
R. — Il était à genou près du talus.
La jeune Bourlès, Marie-Jeanne, âgée de 14 ans, raconte, comme le témoin précédent,
les détails de la scène à laquelle elle a assisté le 28 janvier.
Elle se trouvait dehors au moment de la détonation.
Elle a entendu le père Le Bris dire aussitôt : « Je suis tué ».
M. Guillet, docteur-médecin au Faou.
Le 29 janvier, je suis allé donner mes soins au sieur Le Bris à l'occasion d'un coup de feu qu'il avait reçu la veille.
Ce vieillard était très oppressé et dans un état de grande faiblesse.
Il avait perdu beaucoup de sang. Je constatai une plaie au côté droit de la poitrine, au niveau des fausses côtes.
Cette plaie était béante, les rebords en étaient circulaires, mâchés et noircis.
J'attribuai cette teinte à la poudre.
Je constatai une tumeur au milieu de laquelle je pus reconnaître un corps étranger mobile.
Comme la balle était sous les téguments, je la fixai et je pratiquai une incision au moyen de laquelle je pus l'extraire.
Le pansement fut difficile, le malade, en toussant, faisant évacuer le sang par la plaie.
Il y a 40 ans que j'habite Le Faou, je connaissais beaucoup Le Bris.
Quand j'arrivai, il me dit :
« Ah ! monsieur Guillet, je vais mourir, c'est mon gendre qui m'a tué. »
M. Le Bras, Corentin, maire de la commune de Hanvec, vient ensuite déposer au sujet des plaintes qu'il a reçues
de la femme Le Corre contre son mari, dont elle ne pouvait plus supporter les mauvais traitements.
Elle lui a déclaré que celui-ci la frappait et ne lui fournissait pas de quoi subsister :
« J'ai pensé, dit le témoin, qu'elle pouvait quitter son mari dans ces conditions et je lui en ai donné le conseil. »
Marie-Yvonne Cariou, veuve Yvinec, déclare :
J'ai bien vu Le Corre s'enfuir après la détonation. Je l'ai vu ramasser son chapeau, qui était tombé.
J'étais, à ce moment, à huit ou neuf pas de lui, il faisait clair de lune et je l'ai bien remarqué.
Au lieu de courir vers son domicile, il s'en éloignait.
J'ai entendu le père Le Bris dire-ceci :
« J'ai reçu un coup de feu et c'est mon gendre qui me l'a donné. »
J'ai aidé à le transporter chez lui.
L'accusé combat cette déposition et soutient énergiquement
que ce n'est pas lui que le témoin a vu.
Le témoin. — Personne que lui ne se trouvait là,
je le connais depuis son enfance.
La veuve Yvinec raconte ensuite que, dans la soirée du 25 janvier,
elle a reconnu Le Corre qui se trouvait dans le village habité par elle
et les époux Le Bris.
Elle avait soufflé sa lumière pour observer ses mouvements
sans l'inquiéter.
Corre a brisé les volets et heurté à la porte.
« J'ai entendu, dit-elle, causer dans la maison, mais on n'a pas ouvert.
Le lendemain, le bonhomme Le Bris m'a dit qu'il avait eu grand peur.
Je ne lui ai pas dit que j'avais vu Le Corre la veille. »
M. le président. — Malgré les déclarations formelles de votre femme
et de votre belle-sœur qui vous ont vu commettre le crime,
malgré les déclarations de votre beau-père qui a dit, avant de mourir, que c'était son gendre qui l'avait assassiné, en présence de ce témoin qui déclare avoir parfaitement vu votre visage,
vous persistez encore à nier.
Eh bien, je vous donne un conseil, le dernier.
Si vous reconnaissez le crime que vous avez commis, c'est que vous ferez preuve de repentir.
Mais si vous persistez dans votre caractère sournois, méchant et dissimule, vous en subirez les conséquences.
On verra que vous êtes un homme sur lequel on ne peut compter et envers qui
la justice doit être aussi impitoyable que possible.
Guéguen, Jean, 13 ans.
J'étais avec mon cousin Pierre, le 28 janvier au soir, vers 7 h. 1/2,
au village de Kerhurlu.
Je rentrais chez moi quand Pierre me dit :
« Voilà Corre ».
C'est ce soir-là que le père Le Bris a été tué.
Guéguen, Pierre, 13 ans.
Dans la soirée du jour où le père Le Bris a été tué, vers 7 h. 1/2, je rentrais chez moi quand j'ai aperçu, au village de Kerhurlu,
Le Corre que j'ai bien reconnu, car il faisait clair de lune.
Je n'ai pas remarqué qu'il eût quelque chose dans les mains.
M. le président. — On dirait que la Providence, quand elle veut
que les crimes ne restent pas impunis, échelonne des témoins
de distance en distance sur le passage de l'assassin.
Marie-Jeanne Riou, femme Salaün, est sortie au bruit de la détonation
et a vu Le Bris blessé.
Le lendemain elle l'a entendu dire que c'était son gendre
qui avait tiré sur lui.
Elle a reçu les confidences de la femme Le Corre, qui se plaignait
de ne pouvoir continuer à vivre avec son mari, qui la brutalisait.
Marie-Anne Trécher, femme Cadec, a entendu la femme Le Corre dire :
« Mon Dieu, mon Dieu ! Mon père a été tué par mon mari. »
Le jour du crime, en allant chercher du bois, elle a vu Corre chez lui, vers onze heures et demie.
Marie Le Cam, femme Le Gall, a entendu Le Bris déclarer que c'était son gendre qui l'avait tué
et qu'il l'avait bien reconnu.
La femme Le Corre pleurait et disait également qu'elle avait reconnu son mari.
Les témoignages suivants se rapportent à l'incident de la bourre :
Balay, Jean-Pierre, 15 ans, de Kerhurlu.
Le soir du crime, j'ai entendu diro que Le Bri« avait été tué. Je suis allé le voir. Le lendemain, en retournant,
j'ai trouvé un morceau de papier devant sa maison. Bourlès, qui était avec moi,
l'a lu et m'a dit que c'était un procès-verbal contre Le Corre, qui avait volé du bois dans la forêt.
M" Le Bail. — Le papier était-il brûlé au milieu?
— Pas au milieu, dans le coin.
Bourlès, Joseph, 16 ans, du même lieu.
Le 28 janvier, vers huit heures et demie du soir, j'étais chez Balay, lorsque j'ai entendu la détonation d'une arme à feu.
Nous sommes sortis et rentrés chez Le Bris.
Là, j'ai su que c'était sur lui qu'on avait tiré.
Le lendemain, lorsque je suis retourné avec Balay, celui-ci a ramassé devant la maison un morceau de papier sur lequel j'ai lu ces mots :
« Corre... François » ; il y avait une petite déchirure après le mot « Corre ».
J'ai lu aussi les mots :
« procès-verbal... Nellac'h ».
Le dimanche 30, dans l'après-midi, alors que la justice était à Kerhurlu, j'ai vu Corre, un bâton à la main,
qui se dirigeait vers le Nellac'h.
Sur interpellation de M. le président : — Lorsqu'on a remis le morceau de papier à la femme Le Corre, on lui a dit :
« Voilà le meilleur témoin de tous. »
L'accusé maintient avoir brûlé le billet en question.
Jean Le Gall, 67 ans, a vu ramasser le papier qui avait servi de bourre et a entendu expliquer la nature de ce papier,
qui était en partie déchiré et brûlé.
Marie Ménez, veuve Le Gac, a vu, quelques jours avant le crime, l'accusé arranger un pistolet à deux coups.
Elle a également entendu dire qu'on avait trouvé un morceau de papier extrait d'un procès-verbal contre Le Corre.
L'accusé. — Jamais je n'ai eu de pistolet à deux coups.
Je ne sais pour quel motif cette femme est venue chez moi ;
elle me devait de l'argent depuis longtemps et elle ne me payait pas.
M. le président. — Vous êtes dans une position assez grave
pour ne pas vous comporter en diffamation.
Le témoin. — Le pistolet que j'ai vu aux mains de Le Corre
avait deux trous, j'en suis sûre.
Marie Ménez, veuve Le Bris, 50 ans, belle-mère de l'accusé.
Je ne me trouvais pas à la maison, au moment du crime.
J'étais chez mon autre gendre, quand je suis arrivée chez moi, mon mari.
Qui était étendu sur son lit, m'a dit :
« C'est Corre qui m'a tué ».
Le lendemain, j'ai bien vu un morceau de papier sur la table,
mais comme je nettoyais celle-ci, avant l'arrivée du médecin,
j'ai enlevé ce papier, que j'ai jeté au feu.
Quand ma fille a su cela, elle s'est mise à pleurer en disant
qu'on lui avait recommandé de garder ce morceau de papier.
Le témoin ajoute que, quelques jours avant le crime, on est venu faire du tapage devant sa maison, la fenêtre a été enfoncée et les volets sont tombés dans la maison.
Je suis certaine que c'est Le Corre qui a fait cela.
M. Kerdoncuff, brigadier forestier à Rumengol, a dressé, en 1886, un procès-verbal contre Corre pour une contravention commise dans la forêt du Cranou.
Il y avait sur l'avertissement à fin de transaction :
« Je soussigné Kerdoncuff, Olivier, brigadier forestier à Rumengol, ai notifié à Corre, François, etc. »
M. le président fait passer sous les yeux de MM. les jurés une copie de cet avertissement.
Les dépositions qui vont suivre ont rapport à l'alibi invoqué par l'accusé,
c'est-à-dire au prétendu voyage qu'il aurait fait le jour du crime.
M. Masson, maréchal-des-logis de gendarmerie à Landerneau, chargé de l'arrestation de Le Corre,
s'est mis à sa recherche et a suivi ses traces jusqu'à la lisière de la forêt du Cranou.
Il a appris qu'il était chaussé de souliers.
« Le gendarme Sizun m'a dit, ajoute le témoin, qu'il avait vu Corre descendre du train, le 29 janvier, à Landerneau.
Lorsque Le Corre a passé à Landerneau le 31, conduit par les gendarmes, qui l'avaient arrêté, je l'ai confronté avec mon gendarme, qui l'a parfaitement reconnu pour être l'homme qu'il avait vu descendre du train le samedi 29. »
M. Frétaud, procureur de la République. — Il l'a vu descendre et remonter ?
Le témoin. — Oui, le premier train qui va sur Brest.
M. Sizun, gendarme à Landerneau, déclare avoir vu Corre descendre du train de Landerneau, le 29 janvier au matin :
« Son costume attirait mon attention, dit le gendarme, car il était de ma commune.
Quand le train de Morlaix est arrivé, dans sa hâte à monter en wagon,
il s'est trompé de place et est monté en 2e classe.
Malheureusement, je ne savais pas, à ce moment, que Corre avait commis le crime, sans cela, je l'eusse arrêté ».
Après l'audition de ces 20 témoins, la continuation des débats est renvoyée à demain matin, 10 heures.
Source : La Dépêche de Brest 23 juillet 1887
À 10 h. du matin, reprise de l'audience.
On continue l'audition des témoins.
Baron, Jean-Marie, charron à Guimiliau, déclare que Corre est venu, le 29 janvier, lui demander de l'ouvrage.
Je lui en ai promis, dit-il, et il a couché chez moi.
Il est parti le lendemain, matin 30, pour aller prendre ses effets chez lui.
M. le président. — Il avait intérêt, et les assassins agissent ainsi, à aller voir ce qui se passait sur le lieu du crime.
M. Miorcec, docteur-médecin à Brest.
Je me suis transporté avec le parquet de Brest à Hanvec, à l'occasion d'un coup de feu qu'avait reçu un sieur Le Bris,
du village de Kerhurlu.
Le cadavre était celui d'un homme vigoureux.
Dans le flanc droit se trouvait une ouverture aux bords brunâtres, on n'y remarquait pas de grains de poudre.
À l'intérieur, la plaie était d'une dimension double.
Le projectile avait traversé sans toucher l'os iliaque et était venu mourir sous la peau.
Le témoin conclut ainsi :
Cet homme est mort à la suite d'un projectile lancé par la poudre, à une distance de cinq mètres.
La péritonite a été causée par la lésion du péritoine et la perforation intestinale.
Me Le Bail. — M. le docteur peut-il dire si la balle a eu une déviation sensible ?
Le témoin. — La balle est entrée sous la dernière fausse côte, qui n'a pas été lésée,
et a traversé le bord tranchant du foie.
Le coup a été tiré de haut en bas.
L'ouverture d'entrée était de dix centimètres plus élevée que l'ouverture de sortie.
Mingant, Jean-Marie, employé à la gare de Landerneau, reçoit les billets de 9 h. du matin à 10 h. et demie du soir.
Il déclare n'avoir pas vu l'accusé le 28 janvier.
Il nie avoir reçu un billet déchiré et avoir dit au voyageur qui le lui remettait « vous êtes un cochon »,
version rapportée par l'accusé Corre.
— Le Moal, Guillaume, employé à la gare de St-Aubin St-Luperce, était de service à la gare de Landerneau jusqu'à 9 h. du matin, le 28 janvier.
II nie également avoir reçu un billet déchiré et avoir tenu le propos rapporté par le témoin précédent.
Marie Kerhoas, femme Bourlès, du Nellac'h.
L'accusé serait allé chez ce témoin le vendredi 28 janvier à midi, pour demander l'heure.
Il avait quelque chose sous sa vareuse, il a dit au témoin que c'était du pain.
« Un jour, déclare cette femme, j'ai vu Le Corre prendre un poulet et lui arracher la tête. »
Comme on lui faisait des reproches, il a dit :
« Le premier qui parle, je lui en fais autant. »
Le témoin ajoute :
« Quand Le Corre s'est présenté chez moi, le 28 janvier à midi, disant qu'il allait à Brest chercher de l'ouvrage,
il était chaussé de sabots couverts de cuir. »
« Enfin, dit le témoin, j'ai entendu, un jour, Le Corre dire : Quand le vieux ne sera plus, ils seront dans la misère. »
Un juré. — Le Corre a-t-il montré au témoin une lettre qu'il aurait reçue de Brest pour aller y chercher de l'ouvrage ?
Le témoin répond négativement.
L'accusé nie avoir reçu cette lettre et avoir fait cette déclaration.
Le témoin suivant, la femme Olivo, du Néach déclare également avoir vu, le mercredi 28 janvier, à midi,
l'accusé Le Corre chaussé de sabots couverts de cuir, c'est-à-dire des sabots-bourrés.
L'accusé persiste à nier.
M. le président. — L'accusé comprend la gravité de sa situation.
Il en résulte qu'il se préparait un alibi et qu'en simulant ce prétendu voyage,
il avait l'intention de commettre une mauvaise action.
— Un autre témoin, la femme Guéguen, du même village, déclare qu'un soir de veillée, comme on demandait à Corre pourquoi il n'allait pas chercher sa femme, il répondit qu'il n'irait jamais la reprendre.
C'était le 25 janvier.
— Gargam, Jean, sabotier, fait la déclaration-suivante :
La femme Le Corre est venue plusieurs fois chez moi se mettre à l'abri des coups de son, mari.
— J'ai entendu, le soir du crime, vers 9 heures,
un chien aboyer près de la maison de Le Corre.
J'ai remarqué des empreintes de pas dans le champ
et autour de la maison de ce dernier.
M. Fretaud, procureur de la République. — N'est-il pas à la connaissance du témoin que le jeune Guéguen a vu Corre dans la soirée du 28 janvier, quelques instants avant le crime ?
Le témoin. — Guégen m'a dit cela.
— Poulmarch, Julien, est rentré un jour chez Le Corre.
Celui-ci cherchait quelque chose dans son tiroir.
C'était un pistolet à deux coups que j'ai eu dans les mains et que j'ai examiné.
J'ai même introduit le pouce dans les deux canons et ce jusqu'à la première phalange.
Il était à pistons.
L'accusé. — Jamais je n'ai possédé de pistolet à deux...
M. le président. — Vous avez un intérêt majeur à déclarer que vous n'avez pas de pistolet à deux coups,
donc le pistolet qui a disparu est l'arme dont vous vous êtes servi.
Le témoin ajoute :
Le jour du premier de l'an, Corre est venu chez moi, je lui ai demandé pourquoi sa femme ne retournait pas avec lui ;
il m'a répondu :
« Si elle ne vient pas d'une façon, elle viendra d'une autre. »
Suivant le témoin, Corre aurait tué le père Le Bris afin de supprimer le soutien de la famille.
Anna Bernard, femme du précédent témoin, a entendu l'accusé dire chez elle qu'il n'irait pas chercher sa femme, ajoutant :
« Si elle ne vient pas d'une façon, elle viendra de l'autre. »
« Il n'y a pas de séparation encore, mais il y en aura peut-être plus tard. »
Le Gall, François, un jour qu'il est entré chez Le Corre, a vu celui-ci réparant un fusil :
À ce moment, dit-il, il préparait la monture.
Il a m'a dit qu'il avait chassé avec ce fusil du côté de Sizun.
C'était dans les premiers jours de janvier.
M. Raux, Gustave, arquebusier à Brest.
J'ai été commis pour examiner deux balles.
Celle qui avait été extraite du corps de la victime pesait 20 grammes.
Les deux ont été fondues dans le même moule ; celui-ci était un moule informe, mal joint.
M. le président. — Une balle est trouvée chez l'accusé.
Elle a été faite dans le même moule que celle extraite du corps de la victime.
Dès lors on est forcé de conclure que celui qui avait cette balle est celui qui a tiré le coup de pistolet.
Cette démonstration paraît mathématique.
Le Gac, Jean-Marie, menuisier à Pleyber-Christ, fait connaître que le 29 janvier, Corre s'est présenté chez lui,
vers deux heures de l'après-midi.
Le témoin lui a tourné le dos en le voyant, parce qu'il l'avait déjà congédié étant à son service.
— M. Duplan, chef de gare à Hanvec, déclare n'avoir donné, dans la journée du 28 janvier,
qu'un seul billet pour Landerneau.
« Le samedi matin, ajoute le témoin, je suis personnellement sûr que personne n'est parti pour Landerneau. »
L'accusé. — C'est bien le vendredi à trois heures que j'ai pris le train à Hanvec pour aller à Landerneau.
M. le président. — Dans tout le cours des débats, j'ai essayé de comprendre chez cet homme d'une nature exceptionnelle quelque sentiment humain ; je n'ai rien trouvé.
Dans le cœur de cet homme taciturne, sombre et sournois, il n'y a rien de sensible, et il faut se délier de ces natures-là.
La liste des témoins est épuisée.
M. Fretaud, procureur de la République, prononce son réquisitoire à peu près dans ces termes :
Messieurs les jurés,
Je viens vous demander la répression d'un crime capital, longuement mûri, soigneusement prémédité
et exécuté avec un sang-froid inouï.
Je ne voudrais pas, messieurs, dans cette grave affaire, qui a été simplifiée par les débats que vous avez suivis,
prolonger une émotion qui m'est bien pénible, bien douloureuse, et qui n'a pu vous échapper.
C'est qu'en effet les preuves abondent, c'est qu'en effet les preuves de la culpabilité débordent et que je croirais vous faire injure si je m'attardais à discuter non pas ce que j'appellerais des présomptions,
mais des preuves dont la clarté jaillit.
Ce drame, comme je viens de le dire, a été longuement préparé ; il a été terrible.
Au village de Kerhurlu demeurait un brave homme, un honnête vieillard de 67 ans, Jean Le Bris,
aimé de ses voisins, estimé de tous.
Pauvre, il avait recours, mais d'une façon discrète, à la charité publique et, dans ces conditions,
il avait appris lui-même à devenir charitable.
Il recevait dans sa maison sa fille, la femme Le Corre, âgée de 27 ans, mariée depuis cinq ans, avec un enfant de deux ans, et, par surcroît, un nourrisson qu'elle avait reçu de Brest et dont elle prenait soin.
Voilà l'intérieur de ce ménage.
Ce mendiant, ce vieillard avait reçu chez lui cette femme parce qu'elle avait été abandonnée par son mari.
Quel était donc ce mari ?
Car il faut que je vous esquisse d'un trait cette figure farouche.
Cet homme, c'était Le Corre, un homme âgé de 27 ans, en pleine force, qui devait travailler pour lui et pour sa femme.
On vous a dit quel était son caractère.
C'était un homme sombre, taciturne, ne communiquant avec autrui qu'à son corps défendant,
ne travaillant presque jamais, brutalisant sa femme et lui refusant la nourriture.
C'était l'homme dissimulé, caché, l'homme se renfermant en lui-même, capable de grandes haines,
concevant des rancunes profondes et les dissimulant.
Messieurs les jurés, Jean Le Bris était ce que je vous ai dit.
Il n'avait pas d'ennemi, et je prie l'accusé Le Corre, lui qui aime tant à donner des démentis à tout le monde,
je le somme de me donner un démenti, Jean Le Bris pas d'ennemi :
je me trompe, il en avait un seul, c'était son gendre.
M. le procureur de la République retrace ensuite en quelques mots la scène douloureuse du 28 janvier,
et répond aux objections faites par l'accusé dans son système de défense.
Puis il développe les preuves capitales de l'accusation.
C'est d'abord la balle trouvée au domicile de l’accusé et qui a été faite dans le même moule que la balle meurtrière.
Comment Le Corre peut-il expliquer cette similitude parfaite des deux balles ?
Puis, c'est la bourre trouvée, le lendemain du crime, devant la demeure de la victime, et qui porte le nom du meurtrier.
Comment encore l'accusé expliquera-t-il la découverte de ce papier près de la porte de son beau-père ?
Après avoir démontré ces preuves, M. Fretaud définit brièvement le crime reproché à Le Corre.
« Ce n'est pas un meurtrier que vous avez à juger, dit l'honorable organe du ministère publie,
c'est plus qu'un meurtrier, c'est un assassin, assassin qui emploie le guet-apens, l'assassin qui, comme le chasseur, attend sa victime pour la surprendre quand l'occasion sera favorable.
M le procureur de la République arrive alors à la fin de son réquisitoire.
Il vous reste une question à résoudre, il ne vous en reste qu'une seule.
Cet homme, qui est devant vous, a-t-il droit à quelque pitié, à quelque indulgence ?
Devez-vous le frapper avec toutes les rigueurs de la loi ?
Je suis convaincu qu'avec son tact et toute sa délicatesse professionnelle et individuelle, si je puis m'exprimer ainsi, l'honorable défenseur n'en plaidera pas d'autre, car il ne voudra pas, j'en suis sûr,
suivre son client dans la voie où il s'est engagé.
Je vous ai dit eu quelques mots ce qu'était 'accusé.
Que vous dirai je de sa femme ?
Elle était jeune, elle avait besoin de protection, elle avait un enfant à élever, un nourrisson à soigner,
elle travaillait, elle était économe.
Elle allait chercher le pain que lui avait procuré son travail et le mari le mettait sous clef.
Alors la malheureuse restait sans manger et l'enfant et le nourrisson pâtissaient ;
puis iI y avait les sévices, les coups, il y avait les procédés plus vexatoires, plus odieux encore.
Il prenait les vêtements de sa femme et les jetait sur la rue.
Il y avait ceci :
Cette femme, au milieu de la nuit se réfugiait chez les voisins toute échevelée.
Enfin il y avait l'expulsion finale.
J'aurais voulu voir chez cet homme un peu de regret, un peu de pitié.
Je ne trouve rien, qu'un cœur qui ne sent pas, une bouche qui ne s'ouvre que peur diffamer les témoins.
M. Fretaud termine ainsi :
Messieurs, je sais que je remplis en ce moment une douloureuse mission,
mais j'ai des devoirs impérieux auxquels je ne faillirai points, quels que pénibles qu'ils soient.
Vous avez déjà entendu parler d'autres affaires graves que vos prédécesseurs ont été appelés à connaître,
eh bien ! à peine ces affaires sont-elles jugées qu'il en apparaît encore.
Il semble que dans l'arrondissement de Brest il souffle en ce moment comme un vent de criminalité.
Messieurs, je ne vous dis pas cela pour vous impressionner, pour vous toucher, mais je vous dis cela pour vous signaler le danger social, pour vous montrer le caractère de certains verdicts tempérés par trop d'indulgence.
Je vous dis d'opposer par tous les moyens que vous donne la loi, à une marée montante de la criminalité,
une barrière rassurante pour les honnêtes gens, afin d'empêcher le retour de pareils forfaits par un verdict rigoureux, ferme et inflexible.
Me Le Bail présente ensuite la défense de Le Corre.
Ce n'est jamais, dit l'honorable défenseur, sans une certaine émotion que je me lève à cette barre pour présenter
la défense des hommes dont la liberté et l'honneur me sont confiés, mais ici où il s'agit de présenter la défense
d'un homme jeune encore, accusé d'assassinat, mon émotion est plus forte que de coutume.
Monsieur le procureur de la République, vous avez été éloquent, complet, convaincu.
Vous avez été éloquent et, malgré les impressions personnelles que me causait cette affaire,
votre éloquence m'a touché.
Vous avez été convaincu, et cette conviction je vous l'envie.
Puisse ma conviction à moi, qui ai à remplir d'autres devoirs que les vôtres, dépasser ou au moins égaler la vôtre.
Vous avez été aussi impitoyable.
Vous vous êtes fait l'écho de la justice implacable, et ici je vous arrête, sentinelle placée à ce poste, je vous dis :
Halte-là !
Oh ! Je sens trop le poids de tous ces faits dont vous avez accablé mon client.
Le doute existe-t-il sur certains points qui ont une importance capitale ?
Ah ! Vous avez des faits, vous avez des preuves que vous pouvez faire mouvoir dans votre tragique langage !
Moi je suis l'avocat du doute et j'ai le droit de tout peser dans cette affaire.
Messieurs les jurés, vous avez un crime à juger et vous ne pouvez pas vous acquitter de cette mission sans l'examiner.
Si ce crime résulte des habitudes, du caractère de mon client, il faut que je le prenne comme il est,
il faut qu'avant de passer à la discussion et aux détails du crime, je vous le fasse connaître.
Me Le Bail retrace ici en quelques mots la vie de son client, enfant naturel qui a perdu de bonne heure sa mère,
son unique soutien.
Il croit plus tard se retremper dans les douceurs du ménage et aujourd'hui il a perdu tout,
d'un bâtard il est devenu un isolé.
Ce crime, ajoute le défenseur, éveille en mon idée trois éléments :
Le bras qui frappe, le mobile qui l'inspire, l'instrument dont on se sert.
On prétend que le 28 janvier 1887, un homme, qui serait mon client, se tenait accroupi, adossé à un talus,
à vingt pas de la maison de Le Bris.
Une femme, le reconnaissant au clair de la lune, lui aurait dit : « La lune est claire, ce soir. »
Ce n'était rien de bien affectueux, c'était une parole assez banale ;
elle serait rentrée chez elle et, malgré ses représentations, son père serait sorti à son tour,
suivi de ses deux filles et d'une autre personne.
Et cet homme, tapi dans le coin du talus, se serait avancé, aurait brandi l'arme qu'il aurait tirée de sa poche et,
la laissant retomber, l'aurait dirigée sur sa victime, l'aurait visée à la clarté de la lune, aurait pressé la détente
et le bonhomme Le Bris serait roulé à terre.
Cet homme serait Le Corre ; qui nous le dit ?
L'honorable défenseur discute les témoignages qui viennent confirmer l'accusation et met en relief
les contradictions qu'il y rencontre.
Me Le Bail ajoute :
Pour un crime aussi grand, il faut un mobile qui soit en proportion avec le crime.
Qu'imaginer ?
Malgré l'évidence apparente et les preuves qu'on a essayé de vous démontrer, il n'y a rien.
Je cherche et je ne vois pas l'ombre d'une raison.
Alors, ce n'est pas un homme que vous avez à juger, c'est une brute ;
c'est un cas pathologique que vous avez devant vous.
On frappe l'intelligence, mais on ne frappe pas les brutes.
Quant à l'instrument du crime, qu'est-il devenu ?
La femme de l'accusé ne l'a jamais vu et pourtant ce témoin a été sévère pour mon client.
La bourre ! Je ne la vois pas, on ne me la montre pas.
Si la découverte de la balle a une certaine importance, ce n'est pas une preuve irréfragable.
Le Corre, qui demeurait près de la forêt, pouvait avoir besoin de balles pour tirer, à l'occasion, sur le gibier.
Après avoir soutenu et développé l'alibi invoqué par son client et dit quelques mots sur la préméditation et le guet-apens, Me Le Bail termine ainsi :
Messieurs, j'ai fini ; ma tâche est terminée, la vôtre commence.
On m'a confié cette défense, je la subis comme une cause dont on est fier.
Elle a été l'objet des préoccupations du ministère public.
Elle a été aussi l'objet des préoccupations légitimes de l'honorable Président des assises, qui en a dirigé les débats.
Chacun a terminé sa tâche et la journée va finir, à vous de terminer la vôtre.
J'attends avec calme votre verdict.
J'ai essayé de laisser déborder de mon cœur tout ce qui s'y est logé depuis ces deux jours d'audience.
Inquiet, pliant sous le fardeau, je m'incline et j'attends.
Allez, messieurs, travaillez à votre œuvre de justice, et quoi qu'il arrive, vous pouvez en être sûr,
je saluerai votre verdict avec respect.
Après une courte délibération, le jury rapporte un verdict affirmatif avec admission de circonstances atténuantes.
En conséquence, Le Corre est condamné aux travaux forcés à perpétuité.
-0-0-0-0-0-0-0-
Bagne de Guyane
Parti de Toulon le 1 octobre 1887
sur le transport « L’Orne »
Arrivé en Guyane le 4 novembre 1887
Interné aux Îles du Salut
le 4 novembre 1887
Évadé le 26 octobre 1889
Réintégré le 1 novembre 1889
Décédé à Cayenne le 15 août 1895