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Fenêtres sur le passé

1897

Le crime de Landeleau
Querelle de meuniers

Le crime de Landeleau.jpg

 

Source : La Dépêche de Brest 9 janvier 1897

 

Il ne faudrait pas chercher des complications dans le crime qui vient aujourd'hui devant les assises.

C'est un meurtre simple et brutal à la suite d'une querelle entre deux meuniers, à propos de marteaux ;

l'un s'arme d'une hache et fend la tête de l'autre.

 

L'auteur de ce meurtre, Salaun (Corentin), meunier au Moulin-Coz, en la commune de Landeleau, a 33 ans.

C'est un homme de petite taille, le teint bilieux, les yeux inquiets.

Il sera défendu par Me Le Bail.

 

L'accusation sera soutenue par M. Drouot, procureur de la République.

 

La hache qui a servi à commettre le meurtre, et les deux marteaux, cause du différend,

figurent parmi les pièces à conviction.

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Le nommé Corentin Salaun, qui a exploité plusieurs moulins dans les communes de Landeleau et de Collorec,

avait employé, à plusieurs reprises, le sieur Pierre Taro comme garçon meunier.

Bien que depuis longtemps Salaun eût été informé que cet individu entretenait avec sa femme des relations,

il l'avait encore pris à son service au mois de juin 1896, alors qu'il habitait le moulin Bras, en Collorec,

mais il l'avait congédié au mois de juillet.

Au mois d'octobre, Salaun quitta le moulin Bras pour venir exploiter le moulin Coz, en Landeleau,

que Taro avait lui-même occupé jusqu'au mois d'avril précédent.

Celui-ci, de son côté, avait loué le moulin qu'abandonnait son ancien maître

et devait s'y établir dans le courant de novembre.

 

Le 12 novembre, dans l'après-midi, le meunier du moulin Coz allait livrer de la farine à ses clients lorsqu'il rencontra,

à peu de distance de son moulin, Taro qui conduisait lui-même une voiture.

Après quelques propos échangés, ce dernier déclara qu'il allait passer au moulin Coz pour y prendre deux marteaux.

Salaun lui répondit que ces marteaux appartenaient au propriétaire du moulin et lui défendit de les prendre ;

puis il continua sa route.

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Mais il ne tarda pas à apercevoir de nouveau Taro, qui, après avoir sans doute traversé quelques champs, s'avançait vers lui.

Il s'empressa alors d'abandonner son attelage et de courir vers

son moulin, où il s'arma d'une hache, qui se trouvait sur le sol,

et s'embusqua derrière le mur de sa crèche, bien résolu à empêcher son ancien domestique de s'emparer des marteaux.

 

Quelques instants après, Taro pénétrait dans le moulin, gravissait un escabeau permettant d'atteindre une étagère où se trouvaient les marteaux et en prenait deux.

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Il allait sortir lorsque Salaun se dressait devant lui, armé de la hache, et lui intimait l'ordre de laisser les marteaux :

« J'en prendrai d'autres, si je veux » fut la réponse de Taro, qui ajouta :

« Vous avez envie de les avoir dans la tête ? ».

Aussitôt, Salaun lui appuya le tranchant de sa hache sur la poitrine, en répétant à trois reprises :

« Laissez-les et sortez d'ici, ou vous êtes mort » ;

puis, comme Taro, dédaignant cette injonction, voulait gagner la porte, le meunier, brandissant sa hache à deux mains, lui porta un coup furieux qui l'atteignit à la partie inférieure du crâne en lui faisant une blessure affreuse.

 

Le malheureux tomba comme une masse sur la bascule, qu'il inonda de son sang ;

et, comme il faisait un mouvement convulsif, Salaun lui porta, avec l'œillet de la hache,

un second coup qui fracassa le crâne et fit jaillir la cervelle.

 

Il était pourtant impossible au meurtrier de croire sa vie en danger car, de son aveu,

Taro n'avait fait contre lui aucun geste de menace.

 

Laissant le cadavre dans le moulin, l'accusé allait retrouver sa voiture, achevait de livrer sa farine

et rentrait tranquillement se mettre au lit, après avoir fait part à diverses personnes,

avec une indifférence presque complète, du crime qu'il avait commis.

Le lendemain matin, il allait se constituer prisonnier à la gendarmerie de Châteauneuf.

 

L'accusé n'a jamais été condamné, et sa réputation n'était pas mauvaise.

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D. — Connaissiez-vous Taro depuis longtemps ?

R. — Il y a douze ou treize ans et il a été trois fois à mon service.

 

D. — Dans quels termes étiez-vous ?

R. — Je n'ai rien vu et rien eu à lui reprocher jusqu'en juin dernier, parce qu'il se servait-de ma femme {sic).

 

D. — Aviez-vous constaté le fait ?

R. — Non ; mais, selon moi, il y avait quelque chose.

 

D. — Vous avez raconté cela partout, de sorte que vous avez produit une rumeur publique dans le voisinage

et que Taro a été très mécontent.

R. — C'est vrai, je l'ai raconté.

 

D. — Et avez-vous renvoyé votre domestique ?

R. — Oui, à cause de cela.

 

D. — Depuis cette époque, l'avez-vous revu ?

R. — Je ne l'ai revu qu'après la Saint-Michel.

​

Nous arrivons à l'affaire des deux moulins,

sorte de chassé-croisé entre ces deux hommes,

et à l'enlèvement des marteaux.

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Le président fait connaître qu'antérieurement à ces faits, il y avait eu de nombreuses discussions entre l'accusé

et son ancien domestique, que le lendemain ils étaient les meilleurs amis du monde et qu'on les considérait

comme deux farceurs.

 

D. — Le 12 novembre, dans quelles circonstances avez-vous rencontré Taro ?

R. — Il m'a demandé :

Es-tu défâché ?

Je lui ai répondu :

Oui.

Alors, il m'a dit qu'il allait chercher ses marteaux, qu'il avait laissés au moulin.

 

D. — Qu'avez-vous répondu ?

R. — Je lui ai dit :

Tu veux venir prendre tes marteaux, c'est un prétexte pour jaser avec ma femme ;

mais ce n'est pas elle que tu trouveras, c'est moi.

 

D. — N'avez-vous pas dit aussi :

Si tu le fais, cela te coûtera cher ; et en disant cela n'aviez-vous pas l'intention de tuer Taro?

R. — Il est vrai que je l'ai dit, il n'est pas vrai que j'en aie eu la pensée.

 

D. — Et pour accomplir ce dessein, ne vous êtes-vous pas armé d'une hache et blotti au coin du moulin,

attendant son arrivée ?

R. — Oui.

​

Salaun raconte ici la scène du meurtre

 

D. — Teniez-vous la hache à deux mains ?

R. — Oui.

 

D. — Avez-vous frappé à la tête ?

R. — Oui.

 

D. — Et ensuite ?

R. — Je n'ai pas autre chose à vous dire.

 

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Il est impossible de décrire le calme avec lequel l'accusé fait cette réponse.

 

Le président insiste. 

Salaun. — Je croyais qu'il allait revenir et je lui ai porté un second coup.

 

Le président. — C'est affreux ce que vous avez fait.

La cause est bien futile pour un résultat aussi effroyable.

Qu'invoquez-vous pour votre défense ?

R. — Je l'ai tué parce que je craignais d'être tué moi-même.

 

Le président. — Mais vous ne couriez aucun danger, car Taro ne vous a pas menacé ; vous l'avez reconnu.

Vous l'avez tué froidement par vengeance.

D'ailleurs, on verra tout à l'heure quelle âme sèche vous êtes et de quel cynisme vous êtes capable devant le cadavre de votre victime.

 

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Les témoins Il n'y en a pas moins de quinze cités dans cette affaire.

Citons au hasard quelques dépositions.

 

M. GENTRIC, brigadier de gendarmerie à Châteauneuf, fait connaître que le 13 novembre,

vers cinq heures du matin, il fut réveillé par quelqu'un qui frappait à la porte de la caserne.

Il lui demanda ce qu’ il y avait, l'individu répondit :

« Je crois que je viens de faire un mauvais coup.»

« Où cela ?» lui demanda M. Gentric ;

« à Landeleau », répondit l'homme, qui ajouta qu'il croyait avoir tué un nommé Pierre Taro et qui fit même ensuite au brigadier le récit du crime qu'il avait commis.

 

Sur interpellation : — Salaun n'avait pas le moins du monde l'air ému et jamais, pendant l'enquête

que je me mis à faire aussitôt, il ne s'est départi un seul moment de son indifférence ;

il est même resté insensible aux lamentations de la femme Taro, qui lui disait qu'elle allait mourir de faim,

elle et son enfant.

 

Il y a un certain côté de cette affaire sur lequel nous ne nous étendrons point, mais qu'il est indispensable

de souligner, au seuil de ces débats, afin de bien faire connaître dans quelle disposition d'humeur se trouvaient

vis à-vis l'un de l'autre le meurtrier et sa victime.

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Ainsi, il résulte de l'enquête édifiée par M. Gentric qu'il y avait

des moments où Salaun semblait en vouloir beaucoup à Taro

d'être la cause de ses infortunes conjugales, et que, dans d'autres moments, il semblait être son ami et lui donnait toute sa confiance.

Enfin, il a été appris que tous deux étaient au mieux

avec une sœur à la femme de Salaun.

 

D'après M. le docteur DUBUISSON, de Châteauneuf,

qui a pratiqué l'autopsie de cadavre de Taro, ce dernier a été frappé lorsqu'il tournait le dos à son adversaire.

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Les blessures ne peuvent avoir été faites lorsque les deux hommes se faisaient face.

 

Marie-Anne LE ROUX, 27 ans, dit qu'elle a vu Taro prendre les marteaux et descendre l'escalier

en tenant dans la main droite son couteau ouvert, qu'il appuyait sur sa poitrine.

C'est à ce moment qu'est arrivé Salaun.

 

Le témoin a entendu la chicane entre les deux hommes et vu porter le second coup au malheureux Taro

au moment où il ne bougeait plus.

 

Marie-Anne Le Roux a crié alors : « Assez, Corentin ! »

 

Viennent ensuite des témoins auxquels Salaun a fait, dans la soirée, le récit de son crime.

 

L'un d'eux, Marie HOURMANT, femme SCOUARNEC, a remarqué qu'il avait du sang sur son pantalon

et des débris de cervelle sur son chapeau.

 

Louise LE CAM, veuve TARO, déclare :

« Quand j'ai vu le cadavre de mon mari, je me suis mise à pleurer. Alors Salaun, qui est arrivé, m'a dit :

« Probablement vous ne pleurez pas ce poison-là (sic) ?

Il était plus que temps de le tuer ! »

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Un témoin, CLAUSTRE (Germain), 69 ans, dit que lorsque Taro exploitait le moulin qu'il lui avait loué,

les clients ne pouvaient pas envoyer leurs femmes au moulin

sans que cet homme cherchât à les débaucher.

 

C'est, d'ailleurs, ce que confirme l'opinion d'autres habitants

du pays, qui considéraient Taro comme un coureur de filles.

 

Enfin, il résulte d'autres témoignages que Taro buvait souvent et qu'on avait peur de lui quand il était ivre.

Salaun était plus tranquille.

 

Un sieur LE CORRE(Auguste), du Guern-Vian, en Plouyé, raconte qu'un jour,

rencontrant Salaun, on se mit à parler de Taro.

Salaun déclara au témoin qu'il en voulait à son ancien domestique, sans dire pourquoi.

Il ajouta :

« J'ai un revolver à sept coups, il me servira contre Taro, et, si je ne le trouve pas sur une route, j'irai le tuer dans son lit ! »

 

Propos graves, que l'accusé nie énergiquement.

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Après avoir, dit M. Drouot, été la sauvegarde de la propriété, que vos verdicts, messieurs, soient celle des personnes.

Il faut le reconnaître, au milieu de notre population dense, à l'humeur vaillante et qui a les vices de ses qualités,

on rencontre souvent des crimes de cette nature.

Si vous voulez corriger de tels défauts, vous ne le pouvez que par l'application des lois.

 

L'honorable magistrat montre l'indifférence maritale de Salaun, qui connaissait son cas, et il est convaincu que lui,

qui n'aurait pas bougé pour le délit d'adultère, il a tué pour avoir ses marteaux, rien que pour cela.

Il retrace ensuite la scène du meurtre et se livre à un examen serré des faits.

Ce qui est prouvé, dit-il, dans la cause, c'est la vie humaine immolée avec brutalité, pour un motif futile,

c'est l'absence de preuve de l'excuse légale.

D'un autre côté, ce qui prouve l'intention mortelle, c'est le fait d'avoir frappé à terre ce malheureux foudroyé

d'un premier coup de hache et dont le sang et la cervelle ruisselaient sur le sol.

 

M. Drouot termine ainsi :

« II y a là un état d'esprit dont il faut tenir compte avec les bons antécédents de l'accusé.

Vous le ferez par l'admission des circonstances atténuantes et en réprimant un attentat contre l'existence humaine,

vous concilierez les intérêts de la justice et de l'humanité. »

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Me Le Bail développe une chaleureuse plaidoirie en faveur de Salaun.

Cet homme, dit-il, en parlant de la victime, qui a pris à mon client

son honneur, qui n'avait cessé de l'outrager durant huit années,

cet homme a voulu lui ravir encore sa propriété.

 

Pour le défenseur, il ne peut y avoir aucun doute.

L'espèce, dit-il, se rapproche étrangement de la circonstance prévue par le paragraphe 2 de l'article 322 du code pénal.

 

Me Le Bail, dans une vibrante péroraison, laisse aux juges

le soin de répondra pour oui ou non sur la question soumise.

 

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La question d'excuse, par suite de provocation, est posée aux jurés, ainsi que celle résultant de l'article 332.

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Le verdict du jury réduit l'accusation à une affaire de coups mortels,

avec excuse légale résultant de ce que le crime a été commis en repoussant, pendant le jour, une violation de domicile.

 

Salaun, qui bénéficie des circonstances atténuantes, est condamné à 18 mois de prison.

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