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Fenêtres sur le passé
1886
Les veuves de marins naufragés
Source : Le Finistère février 1886
Les veuves des marins naufragés
Il y a quelques jours, M. de Courcy,
président de la Société de secours aux familles des marins français naufragés,
dont le siège est rue RICHELIEU, 87
recevait la lettre suivante du commissaire maritime de Concarneau
Alfred De Courcy
Monsieur le président,
Je vous signale encore un bien triste accident.
La chaloupe de pêche Deux Cousines, n° 1315, de Concarneau, partie le mardi 19 janvier dernier pour la pêche au chalut, n'a pas reparu depuis cette époque.
Cette chaloupe était montée par sept hommes, tous mariés et ayant chacun
de deux à quatre enfants.
Bien qu'on n'ait encore retrouvé d'autres épaves qu'un aviron appartenant à l'armement
des Deux-Cousines, il n’est malheureusement plus permis de douter
de la perte corps et bien de cette chaloupe.
D'après l'opinion unanime des pêcheurs et des pilotes, l'accident a dû avoir lieu
pendant une des dernières bourrasques de neige et de grêle, au moment où l'équipage naviguait, dans les environs de la Base-Jaune, roche située entre les îles de Glénans
et la pointe de Roqueries.
J'ai visité une à une les familles si cruellement éprouvées, et le désastre a pris à mes yeux
des proportions que je ne pouvais même pas soupçonner.
Partout la misère la plus noire, le dénuement le plus absolu ;
presque tout l'équipage des Deux-Cousines se composait d'hommes jeunes, entre vingt-cinq et quarante ans ; par suite, les enfants sont tous en bas âge.
De ces seize orphelins, le plus âgé a neuf ans.
Sur ces dix veuves, une seule atteint quarante ans.
Pas une de ces familles qui n'ait chez le boulanger des dettes considérables.
Toutes vont se trouver absolument sans ressources ; aucune ne peut songer à trouver
du travail avant l'été ; pourvu encore qu'à cette époque les résultats de la pêche
à la sardine soient favorables.
J'aurais pu, monsieur le président, vous exposer déjà les besoins et la misère
de ces infortunés ; mais j'ai été retenu par un scrupule : s'ils revenaient !
Mais non : ils ne reviennent pas, ils ne reviendront pas,
et c'est parce que j'en suis certain que je me permets de dénoncer
à la Société de secours aux familles des marins français naufragés
les malheureux qu'ils laissant après eux.
Recevez, etc.
Le commissaire de l'inscription maritime,
ASSELMANS
C'est là un accident ordinaire de la vie de nos pêcheurs des côtes.
Il ne se passe guère de semaine sans que la Société reçoive
deux ou trois lettres semblables, qui lui arrivent de l'un de nos ports.
Ces naufrages de barques de pèche sont si fréquents
que les journaux ont renoncé à les publier ;
ils se bornent à signaler les naufrages des paquebots et,
si des hommes de bien ne veillaient au sort des veuves et des orphelins des pêcheurs disparus, ils seraient en proie à la plus affreuse misère.
Il y a six ans qu'une Société s'est fondée, afin de leur distribuer
des secours.
On ne fait jamais en vain appel à la charité publique, dans notre pays, aussi cette Société a-t-elle recueilli suffisamment d'argent
pour subvenir aux plus pressants besoins.
Mais la mer impitoyable ne se lasse pas dans son œuvre de mort ;
si les pêcheurs vivent d'elle, elle les rançonne aussi parfois cruellement.
La veuve de l'île de Sein
Emile Renouf
Des chefs de famille s'en vont et ne reviennent pas.
C'est le deuil à la maison avec la misère noire, car tout a péri à la fois, l'ouvrier et l'outil, le père de famille
qui travaillait, la barque et les filets qui étaient ses instruments de travail, et, très souvent, ses plus grands fils,
dont il réclamait l'aide à partir de leur adolescence.
On nous racontait un fait bien touchant, accompli par un de ces pauvres enfants qui fut enlevé
par une tempête de l'Océan.
Il avait offert à sa mère une armoire en sapin verni.
La maison s'en trouvait égayée, et l'enfant payait cette joie à raison de cinq francs par mois,
qu'il prélevait sur son gain de mousse.
Il fit naufrage avec son père, et on allait rendre l'armoire au fabricant, qu'on ne pouvait continuer à payer,
lorsque la Société, mise au courant du fait, compléta le payement.
La mère garda l'armoire.
Cette histoire inspira à une personne habitant Paris, et dont la fortune
n'est cependant pas très grande, une idée également touchante.
L'armoire en sapin verni est un meuble envié de toutes les femmes de marin.
En donner une à tous les ménages de pécheurs eût exigé
une dépense énorme.
La personne en question, après avoir étudié ce qui était faisable
dans cet ordre d'idées, vint un jour au siège de la Société, à qui elle remit
une somme de 70,000 francs, dont la rente devait servir à donner une armoire aux filles des marins attachés aux canots de sauvetage,
le jour où elles se marieraient.
La chose est maintenant pratiquée, et chaque fois qu'une jeune fille se marie dans les conditions déterminées,
la Société est prévenue par le commissaire de l'inscription maritime et fait remettre une armoire
au nouveau ménage
Mais son rôle essentiel est de soulager les veuves des marins naufragés.
Aux uns elle donne 200 fr., aux autres 300 fr., selon les situations.
Pour le naufrage de Concarneau, elle a envoyé immédiatement 1,300 francs à répartir
entre les familles des naufragés.
Pas d'intermédiaires coûteux, pas d'agents rétribués ; elle a obtenu le précieux concours des officiers
de l'inscription maritime qui, dans tous les ports, se font ses auxiliaires dévoués.
Ils sont les premiers renseignés, et sont bien placés pour juger de la misère des veuves et des orphelins.
La Société alimente sa caisse à l'aide de souscriptions ; dans certaines localités, les pécheurs s'imposent
de petites cotisations :
un grand nombre de municipalités de communes maritimes votent des subventions à la Société.
C'est surtout en pareil cas que les petits ruisseaux font les grandes rivières, et que la plus minime obole
vient grossir la somme des bienfaits dont la charité peut disposer.
Aussi souhaitons-nous à la Société de secours aux familles des marins français naufragés de recueillir assez d'argent pour pouvoir soulager toutes les infortunes qui s'adressent à elle,
car il n'en est pas de plus dignes d'être adoucies et secourues.