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Fenêtres sur le passé

1883

C'est drôle une élection à Ouessant

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Source : Le Gaulois 27 août 1883

 

Auteur : Guy de Maupassant

Illustration film "Ouessant Finist Terrae"

 

Il n'est point de spectacle plus gai que celui d'une élection.

Rien de plus drôle que les accusations de corruption que chaque parti jette à l'ennemi,

rien de plus amusant que les professions de foi, et de bonne foi, des candidats à double conscience.

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Guy de Maupassant

 

Quant à nous qui serions désolés de nourrir une opinion quelconque, de croire

à ceci plutôt qu'à cela dans ce royaume de la fourberie qu'on appelle la politique,

de faire des vœux pour le candidat conservateur ou pour le candidat républicain,

de préférer un mode de gouvernement à un autre, et qui haïssons les politiciens, d'une haine indignée, nous avouons humblement que nous demeurons stupéfaits de la façon dont ces gens à principes ou plutôt à principe raisonnent ou déraisonnent, argumentent et agissent.

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Dès que je mets le nez dans la politique, il me semble que je descends dans une mine.

Je ne distingue plus rien.

Je ne sais plus ce qui est juste, ce qui est droit, ce qui est honorable ;

j'entends traiter de crimes des choses qui me sembleraient absolument licites ;

j'entends approuver des choses que je considère comme de honteuses fourberies ;

j'entends appeler blanc ce qui me paraît noir et noir ce qui me parait blanc ;

j'entends mentir de bonne foi, tromper avec honnêteté ;

je vois les électeurs dupés par les élus, les députés dupés par les ministres,

les ministres dupés par les ambassadeurs, etc., etc.

Je ne comprends plus, je ne sais plus, je perds la raison et le bon sens je finis par rire comme on rit devant les faiseurs détours.

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Je viens de voir des élections en province.

Oh la bonne chose !

Je veux parler d'une, justement, parce que les accusations jetées contre elle me paraissent des plus étonnantes et aussi parce que la situation des électeurs est étrangement saisissante.

 

Mais il faudrait, avant de toucher cette question, s'entendre une fois pour toutes sur les droits et les devoirs des candidats envers les électeurs.

J'imagine qu'il ne serait pas inutile de rédiger une sorte de petit catéchisme

pour bien élucider plusieurs points.

Il serait fait de demandes et de réponses à peu près ainsi :

D. Qu'est-ce qu'un candidat ?

R. Un homme sans profession, dévoré du désir de rendre service à ses concitoyens.

 

D. Qu'est-ce qu'un électeur ?

R. Un homme puissant chargé de nommer des conseillers municipaux ou généraux,

des députés ou des sénateurs, et libre d'exiger ce qui lui plaira de ses représentants, avant ou après l'élection.

Mais voici que nous arrivons à un point délicat.

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Un simple candidat a-t-il le droit de rendre de grands services aux électeurs avant le vote ;

de les aider selon ses moyens et selon leurs besoins ?

J'aurais répondu : « Oui ».

Mais il parait que « Non ».

Or, comment un électeur peut-il savoir au juste ce que vaudra son représentant, si ce futur représentant n'a, rien fait pour lui, ne lui a donné des preuves ni de son pouvoir, ni de son intelligence, ni de sa générosité ?

 

Je veux bien qu’il y ait souvent des abus.

Mais prenons un cas spécial.

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On vient, de nommer à Ouessant un conseiller général.

Je connais un peu ce pays.

Or, l'élection de M. de Kergariou est attaquée en ces termes par un journal ennemi :

 

« D'une prodigalité tempérée par une économie bien entendue, M. de Kergariou fit ce que ses partisans appellent des sacrifices pour amener à donner aux consommateurs le pain à meilleur marché.

Il aida les veuves de quelques pièces de monnaie.

Il installa un blessé à ses frais dans un hôtel bien en vue, etc.

 

« Ce n'est pas tout.

Le descendant des Croisés s'est improvisé marchand de langoustes et marchand comme il n'y en a guère.

Il achète les langoustes 18 francs la douzaine et les revend 15 francs, etc., etc., etc.

 

« Vous croyez que nous sommes au bout de notre énumération d'entreprises commerciales ?

Erreur.

Sans crainte de laisser choir son blason dans la moutarde, M. de Kergariou s'est en quelque sorte établi épicier, car il fait vendre du filin, des casiers, des provisions de toutes sortes.

 

« Nous n'inventons rien, etc. »

 

J'ignore absolument si ces faits peuvent être contestés.

Peu m'importe d'ailleurs !

Je ne fais point de politique.

Je les accepte donc pour vrais.

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Mais parlons d'abord d'Ouessant.

Quand on quitte Brest pour s'avancer jusqu'au cap sauvage qui est la fin du vieux monde, on voit peu à peu les villages s'égrener, la terre s'appauvrir.

On va toujours, toujours.

Voici un château caché dans un pli de la côte.

C'est Kermorvan qui appartient au comte Charles de Kergariou : puis plus rien, la côte nue, sauvage.

Une plage déserte qu'on appelle « les blancs sablons », un phare, la mer.

Et là-bas, dans les vagues, Ouessant.

 

Un proverbe breton dit :

Qui voit Ouessant, voit son sang.jpg

 

Autour de cette île redoutée, deux océans se rencontrent et luttent, l'Atlantique et la Manche.

Jamais de calme, jamais de repos, aucun abri dans ces parages.

 

L'île est basse, ravagée, par le vent, battue par l'éternelle tempête, plus perdue qu'à mille lieues des continents.

Qui là connaît et qui s'en occupe ?

Qui vient à l'aide des misérables abandonnés sur ce rocher ?

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Les abords en sont si périlleux que jamais les bateaux de plaisance n'y relâchent.

Deux fois, en un seul hiver, le courrier chargé des lettres a sombré dans le trajet de Brest.

Le sol est aride, la côte inabordable, ceinte de courants terribles.

C'est la terre des veuves.

Pour subsister sur ce roc, il faut toujours risquer sa vie.

Dans trois familles sur dix le père est mort à la mer, et aussi le fils aîné bien souvent.

Cernés par l’Océan, les malheureux, résignés, patients, sans rien espérer sans rien apprendre de plus, vont à la mer comme le soldat irait au feu, car chaque jour il faut pêcher pour vivre chaque soir.

Tout est péril pour l'homme, tout est angoisse pour la femme et pour l'enfant.

Comme un immense oiseau de proie, la mort plane, les ailes étendues, sur cette île.

Et (qui le croirait ?) ces gens n'avaient, voici quelques mois encore, ni boucher, ni boulanger.

 

On portait la pêche au Conquet, on en rapportait les vivres.

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Telle était l'île quand je l'ai vue.

 

Or, un homme riche (il est comte est-ce sa faute ?) qui se trouve habiter sur le cap même en face d'Ouessant, s'est ému de cette misère.

A-t-il pensé aux élections ?

Qu'importe?

 

Ses ennemis affirment qu'il amena à donner aux consommateurs le PAIN à meilleur marché, qu'il aida les VEUVES de son argent, qu'il fit soigner un blessé à ses frais, qu'il s'est établi marchand de langoustes pour faire gagner un peu plus aux matelots, qu'il a acheté une chaloupe pour le transport de ces crustacés et qu'il a passé des marchés avec plus de soixante bateaux pêcheurs, qu'il a établi des boutiques d'épicerie, de filin, de provisions de toutes sortes, d'objets de première nécessité que les habitants ne pouvaient se procurer qu'avec d'extrêmes difficultés et en les payant fort cher.

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Mais, morbleu ! Sont-ce là des crimes ?

Des crimes politiques, dites-vous ?

Je ne comprends plus.

Je n'y comprends rien.

Je voudrais, au contraire, que tous les candidats en fissent autant pour qu'on les jugeât à l'œuvre.

Peu m'importe l'élection de M. de Kergariou !

Ce qui importe, c'est la détresse et la misère et l'isolement absolu des pêcheurs d'Ouessant.

Un homme leur vient en aide.

Il est élu conseiller général par reconnaissance, tant mieux !

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J'oubliais le plus gros crime.

Ouessant ne produisant aucun combustible, M. de Kergariou a fait porter soixante cordes de bois pour l'hiver prochain : C'est là de la corruption, tonnerre ! Et de la bonne.

 

Or si j'allais à mon tour révéler les abominables manœuvres des ennemis de M. de Kergariou, tous les journaux réactionnaires frémiraient d'horreur.

 

Figurez-vous qu'un député, ancien ingénieur et directeur des travaux dans l'île, serait allé, en tournée de plaisir (?) (mais je n'en crois rien), et aurait…

Non, je n'ose dévoiler cette perfide invention.

Il aurait photographié les électeurs lui-même, comme Pierre Petit, un à un.

 

Parlez-moi maintenant de langoustes, de cordes de bois, de pain à bon marché, d'épicerie et de mélasse.

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Oh! Je sais bien que ce député se cachait, qu'il faisait semblant de prendre des vues, qu'il n'avait l'air de rien.

Il restait là tranquille, près de son appareil, tandis que M. le sous-préfet faisait le guet.

Puis dès qu'on apercevait un électeur dans un chemin désert

 

  • -- Pstt, pstt, jeune homme ?

 

L'électeur interdit s'approchait.

Approchez, jeune nomme, approchez, nous sommes bien aimables.

L'autre s'en venait avec inquiétude, prêt à fuir, pas rassuré du tout.

Alors M. le sous-préfet lui glissait dans l’oreille :

Nous allons faire ton portrait, pour rien, mon gros, un beau portrait.

Tu verras comme c'est gentil.

Et, crac ! L'appareil marchait.

C'était fini.

On remettait à l'homme son image bien tirée, et M. le sous-préfet lui disait tout, bas, tout bas, quelque chose, mais quoi ?

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En voilà, de la corruption, saperlipopette ! Ou je ne m'y connais pas.

Cette histoire est-elle vraie ?

En tous cas, on la raconte.

Ne suffirait elle pas, vraie ou fausse ou simplement exagérée, à alimenter une campagne décisive de la presse conservatrice contre la presse républicaine, et ne donnerait-elle pas un argument puissant pour le parti des langoustes ?

Voyez-vous Ouessant divisé en photographes et en boulangers, rappelant la querelle fameuse des Guelfes et des Gibelins ?

 

Vraiment c'est drôle, une élection à Ouessant !

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