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Fenêtres sur le passé

1882

​

L'incendie de la mairie et de l'école communale

​

à Crozon

Source : Le Finistère 18 novembre 1882

 

Incendie de la mairie et de l'école communale à Crozon

 

Le bourg de Crozon a été, dans la nuit de mercredi à jeudi, le théâtre d'une épouvantable catastrophe.

 

La mairie a été incendiée ; huit personnes ont péri dans les flammes.

 

Un de nos amis, qui habite Crozon, nous a adressé sur ce terrible événement la lettre suivante :

 

À trois heures, jeudi matin, le feu a pris dans les combles de la mairie de Crozon.

 

Un quart d'heure après, le bâtiment tout entier n'était qu'une fournaise :

la violence du vent, qui soufflait en tempête du nord-ouest, a été cause que ce sinistre comptera

parmi les plus grands malheurs qui aient, de mémoire d'hommes, affligé à notre pays.

​

La mairie de Crozon, où est installée l'école communale,

et qui sert de logement à l'instituteur et à ses deux adjoints,

a été bâtie en 1855.

 

M. Cariou, l'instituteur, habitait le premier avec sa famille ;

ses deux adjoints, MM. Jannou et Letourneur,

couchaient dans les mansardes,

ainsi que onze pensionnaires âgés de 10 à 12 ans.

 

Vers trois heures du matin, les cris de ces enfants réveillèrent les voisins, et, peu de minutes après, 

toute la population fut sur pied.

 

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Le feu avait pris dans les mansardes qui regardent la place, et presque instantanément, les flammes,

poussées par le vent, enveloppèrent le second étage tout entier, pénétrant d'un seul coup dans le dortoir des enfants qui, au milieu des flammes, apparurent aux fenêtres, et se dressèrent debout sur le toit en poussant des cris affreux.

 

Nous avons assisté à ce spectacle ; il n'y a pas de termes pour en exprimer l'horreur.

 

Que faire en présence de cet immense brasier ?

 

Non seulement les pompes manquent à Crozon ; mais l'eau même y fait défaut.

 

La seule, chose à tenter était de sauver tout ce monde qui hurlait aux fenêtres,

au milieu de tourbillons de flammes et de fumée.

 

L'escalier, par malheur, s'était embrasé le premier ; nul espoir de ce côté.

 

À une fenêtre du premier étage, cinq personnes se pressaient, attendant une échelle :

c'était l'instituteur, sa femme, la domestique, et deux tout jeunes enfants ;

une échelle fut appliquée à temps pour les sauver : quelques secondes de retard, c'était la mort pour eux tous.

​

Treize personnes restaient au second étage,

sur les toits ou aux fenêtres des mansardes :

M. Jannou, instituteur-adjoint, venait de se jeter dans la cour, et, un même temps que lui, un enfant de douze ans :

le maître tomba sur le pavé, la tête la première ;

on le vit inanimé, à travers les flammes qui dévoraient

les portes et l'escalier : malgré le danger, quatre ou cinq braves traversèrent le rez-de-chaussée, et revinrent portant le pauvre adjoint dont le corps n'était plus qu'une plaie ;

quant au petit élève, il n'avait eu aucun mal.

 

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Des échelles avaient été appliquées contre le mur de la rue Poul-Patré :

c'était de ce côté que se trouvait le dortoir des enfants.

 

Avec des peines inouïes, on était arrivé à atteindre avec ces échelles presque le faîte de la maison, sous le toit ;

des hommes courageux, montés sur les échelles, brisaient les fenêtres, pour y attirer les enfants ;

l'un de ceux-ci réussit à se glisser le long d'une échelle ;

c'est à ce moment que l'autre malheureux adjoint, M. Letourneur, réfugié dans le dortoir des enfants,

parut au bord du toit ; il voulut saisir l'échelle, quand, poussant un grand cri, il glissa, et tomba sur le pavé de la rue,

les mains et le visage couverts de plaies, les jambes brisées.

 

Que devenaient les autres ?

 

On ne les voyait plus ;

on ne les entendait plus, et sans doute la flamme, plus dévorante que jamais, avait tout consumé.

 

Vers quatre heures, en effet, à la lueur de l'incendie, on se montrait, à la fenêtre d'une mansarde,

deux cadavres d'enfants, la tête tournée vers la rue, carbonisés et méconnaissables.

 

En résumé, cet épouvantable désastre a fait au moins dix victimes :

M. Jannou, transporté dans une maison du bourg, le crâne ouvert, un œil écrasé, le corps entièrement brûlé,

a survécu une heure à ses horribles blessures : il est mort vers quatre heures et demie du matin.

 

Son collègue, M. Letourneur, âgé, comme lui, de 20 ans, a reçu, chez Mme Lavanant, les soins des docteurs Louboutin et Landouard ; nous l'avons vu pendant la nuit ;

ses souffrances étaient déjà très vives ;

les brûlures des mains et du cou nous ont paru extrêmement graves ;

de plus, la cuisse est fracturée.

​

Ce matin, on craignait de ne pouvoir le sauver.

 

D'après les renseignements que nous avons pu recueillir

de la bouche même du malheureux instituteur,

sept ou huit enfants, sinon neuf, ont dû être étouffés

dans les flammes.

 

Le neveu de M. Cariou, fils du maire de Brasparts,

serait au nombre des victimes.

 

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Au milieu de la stupeur générale, la douleur de l'instituteur, frappé dans ses deux collègues, dans ses élèves,

dans ses parents, est particulièrement émouvante.

 

Le possible a été fait pour conjurer l'irrémédiable désastre :

le maire, la gendarmerie, la population tout entière ont rivalisé d'efforts ;

il y a eu, comme toujours, des actes individuels de courage, et beaucoup de noms pourraient être cités.

 

Nous avons vu, entre autres, une religieuse s'avancer jusqu'auprès de l'escalier en décombres,

croyant sans doute qu'il suffirait de beaucoup de courage pour sauver ces petits êtres qui appelaient au secours ;

une pierre incandescente vint tomber à ses pieds ; elle recula, désespérée, tout en larmes.

 

D'autres ont fait plus ; nul ne mérite plus d'éloges.

 

Il est 10 heures du matin ;

la garnison de Quélern est venue à notre aide au pas de course ;

le feu est à peu près éteint ;

mais il ne reste plus, de la maison d'école de Crozon, que des murs noircis dont la vue arrachera longtemps

des larmes aux pauvres mères en deuil.

 

Au moment de mettre sous presse nous recevons la lettre qui suit, datée d'hier matin :

 

M. Letourneur a assez bien passé la nuit, se plaignant toutefois de douleurs intenses à la cuisse,

et demandant l'heure à tout instant.

 

Il a, lui-même, dicté une dépêche pour son père, à Ferrières (Orne).

​

Hier, ignorant le nom d'un homme qui s'est signalé durant l'incendie par son audace inouïe et son sang-froid admirable, j'avais eu le regret de clore ma lettre hâtive sans pouvoir vous

le faire connaître.

 

Son nom est dans toutes les bouches ici, et tout le monde espère que le gouvernement saura récompenser dignement le dévouement de cet ouvrier.

 

Il s'appelle Daniel Kérinnec, ancien marin,

actuellement menuisier à Crozon.

 

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Déjà, dans différentes occasions, et notamment l'an dernier, le 11 décembre, dans un incendie,

Kérinnec avait étonné la population par son courage ; hier, il était partout.

 

C'est lui qui, au milieu de la cour environnée de flammes, est allé saisir le petit Quintric qui, comme M. Jannou,

s'était brisé le crâne sur le pavé de la cour.

 

C'est lui qui, au haut d'une échelle mal assurée, brisait les fenêtres du premier, essayant, mais en vain,

de pénétrer dans le bâtiment qui n'était alors qu'une fournaise.

 

C'est lui enfin qui, organisant par-dessus les toits une double chaîne communiquant, au moyen d'échelles,

avec la rue, a sauvé la maison de M. Odéyé, et, par suite, toul un quartier du bourg.

 

Je fais appel à votre large hospitalité pour proclamer l'admirable héroïsme de Kérinnec.

 

On ne peut pas être assez reconnaissant pour de tels dévouements, si grands dans leur simplicité.

 

Voici les noms des victimes:

Jannou , instituteur-adjoint, mort à l'hôtel Bouillonnec, deux heures après sa chute sur le pavé de la cour.

Àgé de 20 ans, ce jeune homme a été enterré hier, à Lanvéoc, son pays natal.

 

Quintric, de Rostellec, mort chez le docteur Louboutin quelques heures après le sinistre.

Relevé dans la cour également.

 

Les autres enfants, dont les noms suivent, ont été trouvés dans les décombres, quatre jeudi, deux hier matin.

 

Ces restes informes sont absolument méconnaissables :

 

Mérour, d'Argol ;

Jaouen, de Rostellec ;

Postic, de Trébérou ;

Cariou, de Brasparts ;

Le Bris, d'Argol ;

Turpin, de Landévennec.

​

Les funérailles ont eu lieu au milieu d'une énorme affluence de population.

 

On remarquait la présence de M. le secrétaire-général de la préfecture et de M. l'inspecteur d'académie,

partis jeudi pour Crozon, à la première nouvelle du sinistre.

 

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Source : Le Finistère 22 novembre 1882

 

L'incendie de Crozon.

 

La lettre suivante nous apporte de nouveaux détails

sur le sinistre de jeudi :

 

Crozon, le 21 novembre 1882.

 

Mon cher rédacteur,

 

Sans préjuger en rien les résultats de l'enquête, il importe de rétablir

la vérité en ce qui concerne l'origine même du désastre.

 

Le feu a pris, non pas dans les combles, ainsi que je vous l'ai écrit

à la hâte peu d'heures après l'événement, mais bien au 1er étage, dans un petit cabinet attenant à la salle de la mairie, et donnant sur la place.

 

Ce cabinet renfermait des archives et les registres du cadastre.

 

Remarquez que personne, au premier étage, ne couchait de ce côté,

ni près de là ;

ce qui explique comment l'incendie a pu dévorer l'escalier

et pénétrer jusqu'aux mansardes avant que l'éveil ne fût donné.

 

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À 3 heures moins 1/4, la domestique, qui couchait dans la cuisine, sur la cour, fut éveillée par le crépitement

des flammes, et aussitôt l'instituteur et sa femme, levés en sursaut, ouvriront leur fenêtre pour appeler au secours.

 

Dans le même moment, M. Letourneur, dont la chambre était située immédiatement au-dessus du cabinet,

foyer de l'incendie, s'était réveillé à son tour.

 

Il se lève et court à la porte de sa chambre ;

la flamme y pénètre avec une violence extraordinaire, et consume eu un instant la collection du Journal officiel, entassée dans un coin.

 

Le pauvre Letourneur a pu, avant sa mort, faire connaître qu'ayant traversé en toute hâte sa chambre pour ouvrir

sa fenêtre, il sentait, sous lui, le plancher qui lui brûlait littéralement les pieds.

 

Debout sur le toit, il se retenait au volet de la croisée, quand tout d'un coup ce point d'appui lui manqua :

le volet de détacha, et Letourneur fut précipité dans le vide.

 

Réveillé, ainsi que ses camarades, par les cris de la domestique, le petit Jannou, frère du second adjoint,

avait couru réveiller celui-ci.

 

« Ouvre la fenêtre, j'étouffe ! » lui crie son frère en se levant.

 

L'enfant ouvrit la fenêtre, et, ne voyant plus son frère dans la chambre, monta sur le toit et se jeta des deux mains

sur le fil télégraphique qui relie Crozon à Châteaulin.

 

Il y resta dix minutes suspendu avant d'être recueilli, au haut d'une échelle, par Yves Kérinec.

 

Réfugié dans le dortoir des enfants, l'adjoint Jannou s'était précipité dans la cour, avec Quintric, et Jaouen.

 

Le corps du maître fut relevé, malgré l'imminence du danger, par M. Forcés dont la conduite est digne

des plus grands éloges, et dont le nom doit être joint à celui des deux Kérinnec, de M. Provost, de M. Eugène Caradec, etc.

 

Avec un sang-froid surprenant pour un si jeune enfant, le petit Jaouen, avant sa chute,

avait jeté ses vêtements dans la cour ;

il s'habillait dans un coin, quand Daniel Kerinnec le saisit, puis le poussa devant lui à travers les décombres

en flammes, pendant qu'il portait dans ses bras le corps mutilé du jeune Quintric.

 

C'est ainsi que se sont passés les faits.

 

Sur les treize personnes du 2e étage, il y a eu douze victimes, neuf sont morts, trois sont blessés,

Leroy, Jaouen et Sénéchal ;

on craint pour ce dernier.

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Les funérailles des victimes ont eu lieu vendredi,

à 2 heures de l'après-midi. M. Cothereau,  

secrétaire-général de la préfecture, le sous-préfet de Châteaulin, le procureur de la République et son substitut,

l'inspecteur d'académie, l'inspecteur primaire,

le lieutenant de gendarmerie, tous les instituteurs de la région, les fonctionnaires de la localité assistaient, au premier rang,

à cette lugubre cérémonie.

 

Le petit cercueil, assez grand, hélas ! pour six cadavres, disparaissait sous les couronnes.

 

Dans la nuit de jeudi à vendredi, et jusqu'à l'heure des funérailles, ce cercueil, exposé à l'hospice,

dans une chapelle ardente, a été visité par une foule toujours grandissante.

 

Quel spectacle que cette veillée des morts !

 

Les parents étaient là, venus tous, de près ou de loin, accomplir le devoir suprême ;

et les mères, enveloppées dans leurs longs manteaux noirs, pleuraient, avec des gémissements,

à genoux autour du cercueil commun.

 

Letourneur qui, de chez Mme Lavanant, avait été transporté chez M. Autret, ancien pharmacien de la marine,

est mort dans la nuit du 20, à deux heures du matin.

 

On l'enterre aujourd'hui, à 10 heures.

 

C'est le neuvième qui meurt.

 

Espérons que la liste funèbre est close avec lui.

 

Son père, venu de Ferrières, et arrivé hier soir, n'a trouvé qu'un cadavre, lui qui, se fiant à la dépêche dictée par son fils, pouvait le croire définitivement sauvé.

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Les pertes matérielles sont considérables.

 

L'immeuble est estimé 25,000 fr. et le mobilier scolaire 1,000 fr.

 

Le tout assuré pour 21,000 fr.

 

Les archives de la mairie et du greffe de la justice de paix sont détruites.

 

Quant à l'instituteur, il avait contracté une assurance de 6,500 francs avec la compagnie la France.

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