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Fenêtres sur le passé
1882
Au pays des dolmens et Ernest Renan
Source : Le Finistère février 1882
Sous ce litre, un journal parisien publie les lignes suivantes
à l'occasion de l'ouverture du cours de langue celtique
qui vient d’être créé au collège de France :
Mardi matin, -— par un jour couvert, — un de ces jours de Bretagne
et d'Irlande où la petite pluie intermittente semble forcer l'homme
à se ramasser en lui-même,
— tout ce que Paris compte de celtisants était en liesse.
M. d'Arbois de Jubainville inaugurait le cours de langue celtique
au Collège de France.
Le mouvement de rénovation littéraire accentué en Bretagne à la suite des premiers écrits de Brizeux et de Lavillemarqué, après avoir produit quantité d'œuvres intéressantes, trouve enfin sa consécration publique, « Les Bretons sont dans la peine...» ce vers naïf de la chanson populaire
(* à lire en fin d'article) qui déplore le couronnement de la reine Anne,
a cessé d'être vrai depuis que la Bretagne a reconquis une façon d'autonomie morale et poétique.
Marie-Henri d'Arbois de Jubainville,
né à Nancy le 5 décembre 1827
mort à Paris le 26 février 1910,
historien, archiviste, celtologue
Pour cette race d'une intensité d'idéalisme incomparable, cette autonomie est la plus précieuse,
— et la grande patrie ne peut que profiter du renouveau d'énergie des patries plus petites dont elle est composée, comme, d'après la physiologie moderne, un organisme est composé d'une fédération d'organismes moindres...
Au cours d'une savante leçon d'ouverture, le professeur a dressé comme une carte des dialectes celtiques
tels qu'ils furent et qu'ils sont parlés.
Trois millions d'hommes, ainsi que le disait M. Renan aux premières pages de son étude
sur la Poésie des races celtiques (* à lire en fin d'article),
« continuent jusqu'à nos jours et presque sous nos yeux la vie propre de leur race dans quelques îles et presqu'îles perdues de l'Occident, de plus en plus distraits, il est vrai, par les bruits du dehors, mais fidèles encore à leur langue,
à leurs souvenirs, à leurs mœurs et à leur esprit...»
Il suffit d'avoir visité quelques recoins un peu perdus de notre Bretagne ou de l'Irlande pour avoir l'impression lucide jusqu'à l'évidence que c'est en effet une race originale et tout à fait différente de la nôtre,
qui continue de vivre sur la terre des ancêtres.
Même le paysage, comme si une intime analogie unissait cette terre à ces hommes, revêt des aspects d'une couleur qui convient merveilleusement à l'idée que nous nous faisons de la patrie d'un peuple antique.
La végétation, mouvante et verte, symbole de la fécondité du sol encore nouveau,
est souvent absente de ce paysage.
Les teintes grises de la pierre alternent avec les teintes pâles du gazon brûlé par le vent qui vient du large.
L'approche de la mer est visible à des signes de toutes sortes, de cette mer sauvage et bouleversée, insondable comme les temps lointains et mystérieuse comme la destinée.
On dirait qu'un charme étrange fait se rapprocher les races finissantes de l'abîme d'où toute existence est sortie,
s'il faut en croire les savants de quelques écoles
La physionomie humaine se transforme aussi.
L'imagination se plaît à voir je ne sais quelle mélancolie nostalgique
dans les yeux plus immobiles, dans les traits moins expressifs,
dans une certaine paresse muette des visages.
Puis la mer elle-même apparaît au-delà des landes ;
et au-delà d'elle, il n'y a plus rien.
C'est ici le Finistère — la fin du monde, de cette Europe où la poussée
des invasions a roulé un fleuve d'hommes de l'est à l'ouest,
jusqu'à ce rivage auquel sont acculés les premiers venus
des innombrables invasions.
Qu'elle est sinistre et froide cette mer, d'où monte la clameur
des goélands sortis des rochers, et inquiète, et monotone,
et voisine du ciel dont les nuages pèsent sur les houles, éternellement !
Ernest Renan
Mais à de certaines heures ces nuages s'écartent, l’azur du ciel apparait, non pas l'azur presque d'un noir de saphir des beaux jours du Midi.
C'est un bleu délicat, où semble errer encore un peu du frisson glacé des longs hivers,
un bleu pâle et qui teinte la mer de reflets tendres,
— et dans la rumeur apaisée des vagues, la chanson de l'antique Sirène se fait entendre,
encore toute pleine des mensonges de l'espérance et si ravissante qu'elle ensorcelle
les cœurs de ceux qui l'ont écoutée et qui ne l'oublieront plus.
Il en est de l'âme d'un Breton ou d'un Irlandais comme des coquillages des côtes où la voix de cet Océan
demeure comme emprisonnée et gémissante.
Un ressouvenir du pays natal y passe toujours.
Le plus célèbre des Bretons qui habitent Paris, M. Renan, est un exemple entre mille qui atteste cette permanence
de l’Âme Celtique chez ses représentants.
Ni les labeurs de l'exégèse, ni les subtilités de l'analyse, ni les fantaisies du dilettantisme le plus amusé qui fut jamais n'ont détruit chez le rare écrivain l'héréditaire sentiment de la grandeur de sa race,
— cette race qui n'a jamais su faire sa fortune, et dont l'idéalisme naïf a résisté longtemps
à l'envahissement de la civilisation moderne.
Même pour qui cherche à définir la magie du style de M. Renan
et ce tour singulier de sa sensibilité littéraire qui fait de lui un poète
en prose, le plus délicat de ceux d'aujourd'hui,
il semble que l'imagination celtique soit la faculté maîtresse
de l'auteur de la Vie de Jésus.
Cette imagination a rencontré la doctrine allemande, et M. Renan
a été conduit au genre spécial de travaux qui ont fait sa gloire.
Mais d'où lui vient, sinon de sa terre de Bretagne,
cette intuition des délicatesses morales, cette facilité à évoquer
les rêves de foi des âges anciens, cette aristocratie naïve et cette poésie ?
Relisez la page des Essais de morale, où il parle des chants des bardes
du sixième siècle, et dites s'il n'a pas donné lui-même comme la définition de son talent aux heures où, laissant là le raisonnement de la science,
il module quelque cantilène comme la dédicace fameuse
à sa sœur Henriette : « Te souviens-tu du sein de Dieu où tu reposes... »
ou comme le songe de Léolin dans l'Eau de Jouvence :
«... Ils pleurent plus de défaites qu'ils ne chantent de victoires ».
L'histoire de la race n'est-elle même qu'une longue complainte,
elle se rappelle encore ses exils, ses fuites à travers les mers.
Si parfois elle semble s'égayer, une larme ne tarde pas à briller derrière son sourire ;
elle ne connaît pas ce singulier oubli de la condition humaine et de ses destinées qu'on appelle la gaieté.
Ses chants de joie finissent en élégies ;
rien n'égale la délicieuse tristesse de ses mélodies nationales ;
on dirait des émanations d'en haut qui tombent goutte à goutte
sur l'Âme, la traversent comme des souvenirs d'un autre monde.
Jamais on n'a savouré aussi longuement ces voluptés solitaires
de la conscience, ces réminiscences poétiques où se croisent à la fois toutes les sensations de la vie, si vagues, si profondes,
si pénétrantes, que, pour peu qu'elles vinssent à se prolonger,
on en mourrait sans qu'on put dire si c'est d'amertume ou de douceur ! …
Non, rien n'est à perdre des titres d'une race qui,
sur le tard non pas même de sa vie, mais de sa vieillesse,
incarne encore son rêve en des phrases de cette qualité de poésie !
Et voilà pourquoi ce ne sont pas seulement les Bretons
qui applaudissent à l'ouverture du cours de langue celtique.
L'aristocratique église des sciences, qui s'appelle le Collège de France, devait cette chapelle spéciale au génie du peuple
dont M. Renan a dit encore qu'aucune famille ne l'égale pour les sons pénétrants qui vont au cœur...
« Émeraude des mers du couchant !... »
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(*) C’était Anne de Bretagne
C’était Anne de Bretagne, duchesse en sabots (bis)
Revenant de ses domaines en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
Revenant de ses domaines, duchesse en sabots (bis)
Entourée de châtelaines en sabots mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
Entourée de châtelaines, duchesse en sabots (bis)
Voilà qu’aux portes de Rennes en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
Voilà qu’aux portes de Rennes, duchesse en sabots (bis)
L’on vit trois beaux capitaines en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
L’on vit trois beaux capitaines, duchesse en sabots (bis)
Offrir à leur souveraine en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
Offrir à leur souveraine, duchesse en sabots (bis)
Un joli pied de verveine en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
Un joli pied de verveine, duchesse en sabots (bis)
S’il fleurit, tu seras reine en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
S’il fleurit tu seras reine, duchesse en sabots (bis)
Elle a fleuri la verveine en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
Elle a fleuri la verveine, duchesse en sabots (bis)
Anne de Bretagn’ fut reine en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
Anne de Bretagn’ fut reine, duchesse en sabots (bis)
Les bretons sont dans la peine en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
Les bretons sont dans la peine, duchesse en sabots (bis)
Ils n’ont plus de souveraine en sabots, mirlitontaine,
Ah, Ah, Ah ! Vive les sabots de bois !
-0-0-0-0-0-0-0-
La Poésie des races celtiques
(Ernest Renan, Revue des Deux-Mondes, 1854)
Lorsqu’en voyageant dans la presqu’île armoricaine,
on dépasse la région, plus rapprochée du continent,
où se prolonge la physionomie gaie, mais commune,
de la Normandie et du Maine, et qu’on entre
dans la véritable Bretagne, dans celle qui mérite ce nom
par la langue et la race, le plus brusque changement
se fait sentir tout à coup.
Un vent froid, plein de vague et de tristesse, s’élève
et transporte l’âme vers d’autres pensées ;
le sommet des arbres se dépouille et se tord ;
la bruyère étend au loin sa teinte uniforme ;
le granit perce à chaque pas un sol trop maigre pour le revêtir ;
une mer presque toujours sombre forme à l’horizon
un cercle d’éternels gémissements.
Même contraste dans les hommes : à la vulgarité normande, à une population grasse et plantureuse, contente de vivre,
pleine de ses intérêts, égoïste comme tous ceux dont l’habitude est de jouir, succède une race timide, réservée,
vivant toute au dedans, pesante en apparence, mais sentant profondément et portant dans ses instincts religieux
une adorable délicatesse.
Le même contraste frappe, dit-on, quand on passe de l’Angleterre au pays de Galles, de la basse Écosse,
anglaise de langage et de mœurs, au pays des Gaëls du nord, et aussi, mais avec une nuance sensiblement différente, quand on s’enfonce dans les parties de l’Irlande où la race est restée pure de tout mélange avec l’étranger.
Il semble que l’on entre dans les couches souterraines
d’un autre âge, et l’on ressent quelque chose des impressions
que Dante nous fait éprouver quand il nous conduit
d’un cercle à un autre de son enfer.
On ne réfléchit pas assez à ce qu’a d’étrange ce fait
d’une antique race continuant jusqu’à nos jours et presque
sous nos yeux sa vie propre dans quelques îles et presqu’îles perdues de l’Occident, de plus en plus distraite, il est vrai,
par les bruits du dehors, mais fidèle encore à sa langue,
à ses souvenirs, à ses mœurs et à son génie.
On oublie surtout que ce petit peuple, resserré maintenant
aux confins du monde, au milieu des rochers et des montagnes
où ses ennemis n’ont pu le forcer, est en possession d’une littérature qui a exercé au moyen âge une immense influence,
changé le tour de l’imagination européenne
et imposé ses motifs poétiques à presque toute la chrétienté.
Ernest Renan dans sa maison
Tréguier
Il ne faudrait pourtant qu’ouvrir les monuments authentiques et maintenant presque oubliés du génie gallois
pour se convaincre que cette race a eu sa manière originale de sentir et de penser,
que nulle part ailleurs l’éternelle illusion ne se para de plus séduisantes couleurs, et que,
dans le grand concert de la nature humaine, aucune famille n’égala celle-ci pour les sons pénétrants qui vont au cœur.
Hélas ! Elle est aussi condamnée à disparaître, cette émeraude des mers du couchant !
Arthur ne reviendra pas de son île enchantée, et saint Patrice avait raison de dire à Ossian :
« Les héros que tu pleures sont morts ; peuvent-ils renaître ? »
Il est temps de noter, avant qu’ils passent, ces tons divins,
expirant à l’horizon devant le tumulte croissant de l’uniforme civilisation.
Quand la critique ne servirait qu’à recueillir ces échos lointains et à rendre y une voix aux races qui ne sont plus,
ne serait-ce pas assez pour l’absoudre du reproche qu’on lui adresse trop souvent
et sans raison de n’être que négative ?