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1881
La Tour d'Auvergne
Source : Le Finistère janvier 1881
La Tour d'Auvergne (Théophile-Malo-Corret, de)
surnommé le premier grenadier de la République, illustre par son courage
et ses vertus, naquit à Carhaix (Finistère), le 23 novembre 1743,
et fut tué au combat d'Oberhausen (Bavière), le 27 juin 1800.
L'histoire du héros républicain, qui est devenue pour ainsi dire
une légende nationale, est cependant fort simple dans sa grandeur,
et fondée sur les documents les plus clairs et les réalités les plus palpables.
Il était issu d'une branche bâtarde de la famille de Bouillon,
à laquelle appartenait Turenne.
Théophile Malo Corret
de la Tour d'Auvergne
Musée de la Révolution française
Vizille
Les renseignements relatifs à ses premières années nous font défaut ;
nous savons seulement, par le témoignage de Carnot, qu'il fit ses études au Collège de Quimper,
et qu'il était plein d'érudition et parlait toutes les langues.
C'est à Quimper qu'il fit la connaissance de Le Coz, futur principal du Collège, futur archevêque de Besançon.
À vingt-trois ans, il choisit la carrière des armes, et, le 3 avril 1767, il entra dans les Mousquetaires noirs.
Son origine, sa pauvreté, l'exemple de ses compatriotes, presque tous soldats ou marins,
son besoin de voir et de savoir, tels furent sans doute les motifs qui lui firent embrasser l'état militaire.
Il est certain, toutefois, qu'il n'aimait point la vie de garnison, donnant tous ses loisirs à l'étude de nos origines,
puis interrogeant les capitaines de l'antiquité sur les faits d'armes dont ils se sont faits les historiens.
Gentilhomme, il passa au régiment d'Angoumois, avec le grade de sous-lieutenant ;
il était promu capitaine en 1779.
Lors de la guerre de l'indépendance des États-Unis, il sollicita la faveur d'aller offrir son épée à Washington,
mais ne put obtenir que de servir d'une façon indirecte la cause de l'Amérique, en se rendant,
comme simple volontaire de l'armée espagnole, au siège de Mahon, pour combattre contre les Anglais.
Son étonnante intrépidité se manifesta dès ses premières actions militaires.
Il mit le feu à un navire anglais sous le feu même de la place, et on le vit un jour aller, sous une grêle de balles, chercher un de ses camarades tombé blessé sur un glacis, le charger sur ses épaules et le rapporter aux avant-postes.
Le duc de Crillon lui offrit le commandement des volontaires ;
mais il refusa cette offre, ainsi qu'une pension de 3,000 francs
qui lui était proposée par le roi d'Espagne ;
il ne voulut accepter que la croix, et aussi le titre de membre
de l'Académie espagnole d'histoire.
De retour en France, après la paix de 1783, il reprit son service
dans le régiment d'Angoumois, et se livra de nouveau à ses études
sur les antiquités gauloises et les langues celtiques, de concert avec son ami, le savant Le Brigant.
Nourri de l'antiquité et des philosophes, enthousiaste de l'austère vertu
des républiques anciennes, partisan déclaré de l'abolition des privilèges,
il adopta avec chaleur les principes de la Révolution, et refusa d'émigrer :
« Malheur, s’écriait-il, à qui abandonne la patrie au moment du danger !
Soldat, je lui dois mon bras ; citoyen, je dois mon respect à ses lois. »
Par délicatesse pourtant, il refusa de la Révolution triomphante le grade de colonel.
Un matin, il recula la visite de son colonel, suivi de ses officiers, qui allaient rejoindre l'armée de Condé,
et se flattaient de l'emmener avec eux.
Inaccessible à toute séduction, La Tour d'Auvergne répond à son chef :
« Je m'étonne que vous soyez assez hardi pour me faire une aussi infâme proposition ;
prenez tel parti qu'il vous plaira, je ne me règle point sur les autres, et toute l'armée émigrerait que je n'émigrerais pas. »
Longtemps après, il disait à son ami, le tribun Roujoux :
« Si j'avais abandonné la France, je n'y serais jamais rentré,
car on ne revient point dans le pays qu'on a trahi,
sans être soupçonné de méditer une trahison nouvelle. »
La Tour d'Auvergne eût pu servir son pays et la Révolution
dans les assemblées politiques, car il était doué d'un sens politique très net,
et surtout d'un profond sentiment de la justice.
Mais il comprit que sa vraie place était à la frontière, devant l'ennemi.
Il fit la campagne de 1792 à l'armée des Alpes, entra le premier dans Chambéry,
à la tête de sa compagnie, et assura le succès de l'affaire des Marches,
en tournant les positions piémontaises.
Il fut envoyé, l'année suivante, à l'armée des Pyrénées Occidentales,
prête à entrer en Espagne ; armée dont il fut l'âme et le héros.
Simple capitaine, ses chefs, que cette déférence honore, l'appelaient néanmoins dans leurs conseils ;
et comme il refusait d'accepter un grade supérieur, le général Serves imagina de rassembler sous ses ordres
toutes les compagnies de grenadiers qui ne représentaient pas moins de 8,000 hommes.
Par le fait, La Tour d'Auvergne était donc général ;
mais il n'en voulut jamais accepter ni les émoluments, ni les honneurs, ni le titre.
À la tête de ses grenadiers, il s'empare de La Bidassoa, enlève la fameuse Maison Crénelée, prend le fort d'Irun,
délivre le port de Sébaste, emporte vingt-sept redoutes en échelons, rend ses droits à la Biscaye ;
et tandis que sa phalange, où les Bretons étaient fort nombreux, reçoit des ennemis mêmes le nom célèbre et magique de Colonne Infernale, lui, reste toujours doux, familier, humain.
Parmi ses soldats il maintient une discipline toute romaine ;
on raconte qu'il les avait habitués à respecter jusqu'aux cerisiers des vergers où ils campaient.
Il va s'asseoir avec les pâtres et étudier leur langue ;
il demande l'hospitalité aux chefs des hameaux, il écoute les vieillards, fait parler les enfants,
en un mot, se fait aimer des populations autant qu'il se faisait craindre des armées ennemies.
Souvent il obtenait la victoire sans combattre et par des prodiges d'audace.
Un jour de cette année 1793, il s'agissait de prendre pied dans le Val d'Aran.
La Tour d’Auvergne surprend l'ennemi rangé sur la plateforme d'une église, le fait coucher en joue,
lui ordonne de mettre bas les armes et est obéi par le seul effet de son prestige.
Même stratagème pour chasser les Espagnols de la Maison Crénelée,
en deçà de la Bidassoa, et décider ainsi de la victoire du camp de Louis XIV.
Tandis que les grenadiers tenaient leurs fusils braqués vers les créneaux,
il va frapper à la porte, à coups de pied et à coups de tête, en vrai Breton ;
il menace l'ennemi de le brûler vif : le fort s'ouvre.
Mais le voici devant Saint-Sébastien, autre fort situé au milieu de la mer.
Comment le prendre ?
Il se jette dans une barque, et va sommer le commandant de rendre la place, s'il ne veut la voir bombardée.
L'Espagnol est terrifié ;
il demande seulement qu'on lui fasse l'honneur de tirer sur son fort
avant qu'il le rende.
Théophile Malo Corret
de la Tour d'Auvergne
La Tour d'Auvergne repart, fait tirer son seul canon de campagne, auquel on répond par cinquante canons de siège ;
il retourne à la forteresse, en reçoit les clefs, et prend possession des 139 canons de la place.
Ces détails se trouvent consignés au Moniteur du 19 messidor an VIII.
C'est de la même façon qu'il enlève le col Maya, le Val Carlos, balayé par une batterie qu'il a installée
sur des pics inaccessibles, qu'il contribue aux victoires de la Croix-aux-Bouquets, d'Arquinzun et d'Ératzu.
La conquête du val de Bastan, qui lui est due, décida l'Espagne à la paix.
Il serait impossible d'énumérer tant de traits éclatants, qui semblent appartenir
à la poésie héroïque, et qui donnent au capitaine républicain la physionomie
des héros légendaires de l'Arioste, toutefois avec plus de vraie grandeur,
de modestie et de simplicité.
Vingt fois son chapeau, qu'il avait l'habitude de porter sous son bras pendant
le combat, fut criblé par le feu de l'ennemi,
sans que jamais il reçût la plus légère blessure.
Et pourtant, à la Bidassoa, il avait essuyé cinq coups de feu,
dont son uniforme seul souffrit.
Les grenadiers croyaient naïvement qu'il avait le don de charmer les balles.
Arioste par Le Titien
Et quel enthousiasme pour ce chef héroïque qui ne voulait être que leur compagnon !
Voici un trait raconté dans le Moniteur, par l'Ingénieur en chef Descolins :
« Il se baignait souvent à la mer, à l'entrée du port de Souva.
Deux de ses soldats se trouvent un jour entraînés par la marée.
Il vole à leur secours ; il est entraîné lui-même, un jeune tambour s'élance et le sauve ;
les soldats sont sauvés par les marins ;
mais l'épouvante a duré, parmi les spectateurs, des minutes qui leur ont paru bien longues.
O brave jeune homme, tu sais comme tu fus porté en triomphe par tes camarades !
Comme tu fus béni d'avoir sauvé leur commandant, mais bien plus encore leur ami ! »
Une autre fois, comme ses soldais affamés assistaient piteusement au dîner des Espagnols établis sur l'autre rive
de la Bidassoa, il se jeta dans le fleuve en criant :
Qui veut dîner me suive ! — et mangea gaiment, en compagnie de ses hommes, le repas préparé par l'ennemi.
Atteint par le décret qui excluait les nobles de l'armée, il ne fut cependant pas destitué :
la loi fléchit devant son patriotisme et sa gloire.
Un représentant en mission s'offrit même pour lui faire obtenir ce qu'il voudrait demander.
— « Êtes-vous bien puissant ? dit-il.
— Sans doute.
— Eh bien, sollicitez pour moi
— Quoi ? Un régiment ?
— Non, une paire de souliers. »
Ce dénuement, cette bonhomie, cette belle humeur au milieu de toutes les privations et des plus grands périls,
c'était d'ailleurs le trait saillant de ces jeunes armées plébéiennes, que la Révolution venait de créer,
et qui déjà faisaient trembler l'Europe des rois.
Après la paix de Bâle, à laquelle avait adhéré l'Espagne 1795,
La Tour d'Auvergne vint se reposer à Bayonne et consacra ses loisirs
à l'achèvement de son ouvrage sur les Origines gauloises, travail remarquable, où, à côté d'inévitables erreurs, se révèlent le jugement sagace,
le noble caractère de l'éminent citoyen.
Ce n'est pas un celtomane comme Borel, dom Pezron ou Le Brigant ;
et s'il aime sa langue bretonne, s'il devine la parenté des Celtes
et des Indo Germains, il se garde bien de vouloir, comme ses prédécesseurs,
en faire dériver toutes les langues du monde.
Ce qu'il dit notamment de l'idiome des Basques témoigne
d'une science profonde de la linguistique.
Dès 1792, il a fait Imprimer à Bayonne ses Nouvelles recherches sur la langue, l'origine et les antiquités des Bretons.
Cette première et très rare édition est accompagnée d'un précis sur Ker-Aës (Carhaix)
où il reprend l'éternelle fable des origines romaines de Carhaix, Ker-Aetius,
lequel Aetius ne mit pas plus le pied sur les bords de l'Hières que le Troyen Corinœus sur ceux de l'Odet.
Sur ces entrefaites, atteint du mal du pays, La Tour d'Auvergne s'embarque à Bayonne sur un navire marchand
pour éviter les chouans de Vendée, et fait voile vers la Bretagne.
Mais au moment d'y arriver, un corsaire anglais le capture avec son navire, échoué sur une roche en vue de Camaret.
On le jette à fond de cale ; pourtant on l'appelle encore Monsieur le chevalier.
« Appelez-moi citoyen, dit-il, je suis plus fier de l'être depuis que je me trouve parmi vous. »
À son arrivée en Angleterre, on l'emprisonne.
Il trouve là des soldats français endurant mille privations, il relève leur courage, leur chante des hymnes républicains.
Tout le temps qu'il resta confiné dans le comté de Cornouailles,
il étudia les mœurs et les dialectes des Gallois et des Irlandais, en qui il salua des frères celtiques.
Quant aux Anglais, ce sont des Saxons :
« Ils ont usurpé, dit-il, le titre de Bretons. »
Leurs traitements envers les prisonniers ne pouvaient, certes, les lui faire aimer.
On raconte que des soldats anglais ayant tenté d'enlever leur cocarde aux républicains,
il enfila la sienne à son épée et menaça de résister jusqu'à la mort.
Les Anglais hésitèrent, et les nôtres furent ainsi préservés d'une humiliation qui leur eût été plus cruelle
que tous les mauvais traitements.
Délivré par un échange de prisonniers, en 1797,
La Tour d'Auvergne revit la France, et,
comme il avait alors plus de trente ans de service, il prit sa retraite.
Le ministre de la guerre lui fit offrir 400 écus pour les arrérages de sa solde ; bien que très-pauvre, il ne voulut prendre que 120 francs,
disant qu'il reviendrait quand il aurait de nouveaux besoins.
Vers cette époque, son parent, le duc de Bouillon qui,
rayé grâce à lui de la liste des émigrés, lui devait la conservation de ses biens,
et peut-être la vie, voulut, par reconnaissance, lui faire accepter
la belle terre de Beaumont-sur-Eure, qui rapportait 10,000 francs de rente.
« Je vous remercie citoyen, j'ai ce qu'il me faut, »
dit-il au Prince, en refusant avec simplicité.
Théophile Malo Corret
de la Tour d'Auvergne
Aucune instance ne put lui faire changer de détermination.
Lorsqu'on lui sert enfin une pension de retraite régulière de 800 fr.,
il trouve moyen de prélever sur cette fortune un secours annuel de 600 fr. pour la veuve d'un ami.
Il retourna ensuite dans sa chère solitude, continuer ses études au sein d'une médiocrité de vie qui convenait
à son extrême modestie, à ses goûts studieux et à son désintéressement, et que le poète Brizeux, son compatriote,
a caractérisée par ces deux vers :
« Au combat glaive d'acier,
Livre d'or à mon foyer. »
C'est dans cette laborieuse retraite de Passy qu'il achève les Origines gauloises (an V).
Son but, lui-même l'indique :
« Démontrer les rapports physiques et moraux des Bretons de l'Armorique avec les anciens Gaulois,
établir l'identité de la langue des deux peuples. »
Cette filiation, il essaie de la prouver par l'étude comparée des mœurs et de la langue.
S'il croit trop à la suzeraineté du celtique sur les autres langues de l'Europe,
s'il va presque jusqu'à dire qu'Adam et Ève parlaient bas breton dans le paradis terrestre,
du moins il se livre à une sérieuse étude d'analyse et de comparaison,
et plusieurs des résultats auxquels il aboutit sont dignes d'un examen approfondi.
Il vécut alors et de sciences et d'affaires auprès de son ami Le Brigant, avocat, savant minéralogiste,
celtomane bien connu par des travaux systématiques, mais ingénieux.
Noble patriote, ce dernier avait déjà donné quatre fils au pays.
Une légende lui en attribue un plus grand nombre, morts sur les champs de bataille.
C'est une erreur propagée par les dictionnaires historiques.
La réquisition allait lui enlever son cinquième fils, unique soutien, dernière consolation de ses vieux jours.
La Tour d'Auvergne n'hésite pas, malgré son âge (il a 53 ans),
et il s'offre à remplacer le jeune homme,
parvient à faire accepter son sacrifice à son ami, accourt à Paris,
où cette substitution est sans peine acceptée
et va rejoindre en Suisse l'armée de Masséna.
Replacé à la tête des grenadiers, bien qu'il refuse le grade d'officier,
La Tour d'Auvergne assiste à la bataille de Zurich,
et fait prisonnier un régiment moscovite.
On raconte qu'un petit tambour russe battant la charge avec fureur, il le fit taire, avec une brusquerie presque paternelle, en le prenant par l'oreille.
Après cette glorieuse campagne d'Helvétie, il revient à Paris ;
il parle avec enthousiasme du courage français, mais en s'oubliant lui-même.
AndréMasséna
1758-1817
Pourtant on commençait à rougir de l'oubli où l'on avait laissé un tel héros, et le Sénat le désigna pour occuper
un siège au Corps législatif, où il aurait dignement représenté le Finistère, son pays.
Mais il répondit avec sa simplicité habituelle :
« Où servirais-je la République plus utilement qu'à l'armée? »
Et il alla rejoindre ses grenadiers à l'armée du Rhin, et s'y battre avec eux,
collectionnant des médailles entre deux combats.
C'est là qu'il reçut de Carnot, ministre de la guerre, la lettre admirable
par laquelle ce grand citoyen lui annonçait que, sur sa proposition,
le premier consul l'avait nommé, par brevet,
premier grenadier des armées de la République
et lui avait décerné un sabre d'honneur (5 floréal an VIII).
« Les braves, disait le rapport de Carnot, l'ont surnommé le plus brave. »
Il accepta le sabre d'honneur, mais ne voulut jamais le porter que dans la bataille ; quant au titre de premier grenadier de la République, que la postérité lui conserve, il le refusa, ainsi que le traitement qui y était attaché.
« Supérieur aux craintes comme aux espérances, écrivit-il,
tout me fait un devoir de m'excuser d'accepter un titre qui, à mes yeux,
ne parait applicable à aucun soldat attaché à un corps
où l'on ne connut jamais ni premier ni dernier.
Je suis trop jaloux de conserver des droits à l'estime des valeureux guerriers
et à leur amitié, pour consentir à aliéner de moi leur cœur,
en blessant leur délicatesse. »
Le héros républicain est tout entier dans cette mâle et simple réponse,
comme dans sa lettre à son ami F. Guilmer, l'imprimeur de Morlaix :
« À l'égard du titre éclatant de premier grenadier de France, comme cette palme doit toujours rester flottante
sur tous les soldats français, tout me fait un devoir de m'excuser d'accepter un titre qui,
sous aucun rapport, ne peut m'appartenir.»
N'ayant jamais brigué que l'honneur de servir la patrie, dit M. Eugène Garcia dans son intéressante notice
sur la Tour d'Auvergne, il était vivement affecté de voir attacher aux services de telles distinctions.
Avait-il le pressentiment que c'était par là qu'on affaiblirait les caractères,
et que la simplicité des vertus républicaines allait faire place bientôt à la curée des fortunes et des honneurs ?
D'autres pressentiments l'affectaient encore :
ceux d'une séparation prochaine et éternelle avec ses amis.
Une lettre à l'un d'eux, le citoyen Johanneau, était cachetée de noir.
Il dit entre autres choses :
« Mon cher camarade, souvenez-vous de La Tour D'Auvergne.
Nous étions amis.
Ma carrière va finir.
L'armée est ma famille, et c'est au sein de ma famille que je dois mourir. »
Puis il ajoute ces simples et grandes paroles :
« Toujours en paix avec ma conscience, j'ai toujours été heureux. »
Ah ! L'instant de la mort contient toute la vie ! a dit avec raison le poète.
Comme s'il sentait sa fin prochaine, le nouveau Bayard solda d'avance
une pension de 600 francs, qu'il s'était imposée en faveur d'une femme tombée dans l'infortune, mit en ordre ses manuscrits, qu'il confia à Johanneau,
dit adieu en pleurant à son ami Pauliau, et, le 3 messidor, an VIII,
il était à son poste, dans cette armée démoralisée où sa présence
avait été jugée nécessaire par Carnot et peut-être aussi par le général,
son compatriote Moreau (de Morlaix).
« Tant qu'il s'agira de mourir pour la France, avait-il dit,
je serai toujours de la première réquisition...
Le gouvernement croit que je vaux encore un coup de fusil ;
il m'a jeté le gant ; en bon breton, je le relève.
Cette épée d'honneur, je la montrerai de près à l'ennemi ;
j'inspirerai à mes camarades le désir de mériter la même récompense.
À 57 ans, la mort la plus honorable est celle d'un soldat sur le champ de bataille,
et j'espère l'obtenir. »
Général Moreau
Morlaix
Six jours après, en combattant à la tête des grenadiers de la 46e demi-brigade, au bord du Lech,
sur la hauteur en arrière d'Oberhausen, près de Neubourg (Bavière),
il tomba sans proférer une seule parole, frappé d'un coup de lance au cœur.
Rien ne saurait décrire la consternation des grenadiers ;
ils ne songent même plus à défendre leur vie, et déjà l'ennemi se croit vainqueur ;
mais tout à coup l'un d'eux, soulevant le corps du héros :
« Il ne faut pas, dit-il, que celui qui n'a jamais tourné le dos à l'ennemi durant sa vie le lui tourne après sa mort. »
Cette inspiration, ce trait sublime, raniment le courage abattu des soldats,
qui reprennent l'offensive et culbutent l'ennemi au pas de charge.
La 46e demi-brigade n'en fut pas moins très-éprouvée et vit tomber son commandant, le chef de brigade Fortis.
« Non, grenadiers, La Tour d'Auvergne n'est pas mort !
s'écria dans sa douleur le général Dessoles ;
vous le verrez toujours à la tête de la 46e ! »
Et voici l'ordre du jour que, au nom du général en chef, il publia aussitôt :
ORDRE GÉNÉRAL DE L'ARMEE DU RHIN.
Mes chers camarades,
Le brave La Tour d'Auvergne a trouvé une mort glorieuse.
Général Dessolles
Les soldats à la tête desquels il combattit lui doivent un témoignage solennel de regret et d'admiration.
En conséquence, le général en chef a ordonné :
1° Les tambours des compagnies de grenadiers de toute l'armée seront, pendant trois jours, voilés d'un crêpe noir.
2° Le nom de La Tour d'Auvergne sera conservé à la tête du contrôle de la compagnie de la 46e demi-brigade
où il avait choisi son rang.
Sa place ne sera point remplie.
Il sera élevé un monument, sur la hauteur en arrière d'Oberhausen, au lieu même où La Tour d'Auvergne a été tué ...
4° Ce monument, consacré aux vertus et au courage, est mis sous la sauvegarde de tous les pays.
DESSOLES,
Chef de l'état-major général.
Enveloppé de branches de chêne et de laurier,
le corps de La Tour d'Auvergne fut déposé dans sa tombe,
le visage tourné vers l'ennemi,
« Afin, disait-on,
qu'il restât dans la mort ce qu'il avait été dans la vie ».
On décida que son cœur serait porté à la tête de la brigade
par le plus vieux grenadier,
et que sa place vacante serait maintenue sur les contrôles.
Depuis et jusqu'en 1814, chaque jour,
quand on faisait l'appel de la compagnie, l'officier criait :
« La Tour d'Auvergne ! » et le porte-drapeau répondait :
« Mort au champ d'honneur ! ».
On voyait alors des larmes rouler sur les joues et les moustaches de ces vieux soldats républicains.
La Restauration mit fin à cette touchante habitude.
Le monument élevé par ordre du général Moreau, compatriote et ami du héros, fut consacré le 21 août 1804.
C'est un grand sarcophage de pierre, élevé sur trois lits de gazon et entouré de pierres liées entr'elles
par des chaînes de fer.
Mathieu-Claude Guezno de Botsey
Là resta longtemps cet homme aussi grand par la pensée que par l'action,
vrai fils du XVIIIe siècle et de la Révolution, affranchi de tout souvenir nobiliaire
et de toute superstition, intime ami du conventionnel Guezno,
cet autre modèle de désintéressement civique,
avec qui il concourut à l'établissement du port d'Audierne.
Aussi, un de ces historiens qui le connut de près a-t-il dit, le comparant à Turenne :
« Turenne embrassa sans nécessité la religion catholique ;
Corret, sans scandale professa le culte de la philosophie et de l'humanité. »
(Notes qui suivent le Discours sur La Tour d'Auvergne
lu à la Société philotechnique, le 20 brumaire an IX).
Un ami avait composé et envoyé cette épitaphe pour le tombeau de celui que Napoléon appelait
« un homme de Plutarque » :
« Ci-git La Tour d'Auvergne. À ce grand nom, soldats,
Vous pleurez un héros mourant pour sa patrie.
Des pleurs ! ... Entendez-vous son âme qui vous crie:
Enviez mon destin et ne me pleurez pas ! »
Mais pour que tout fût simple comme la vie du héros, son nom seul fut gravé sur la pierre : LA TOUR D'AUVERGNE !
Le 27 juin 1840, enlevés de l'Allemagne,
ses restes reposaient à Carhaix, sous la statue élevée par Marochetti et solennellement inaugurée sur une place d'où l'on découvre
un large paysage.
Un vieux soldat breton, venu du fond des montagnes d'Arroz, qui, blessé aux côtés du héros, l'avait reçu mourant dans ses bras, assistait à l'inauguration.
En même temps on plaçait une plaque commémorative
sur la maison où naquit le premier grenadier de France.
Du haut de son piédestal en granit de Huelgoat, La Tour d'Auvergne presse sur son cœur son sabre d'honneur,
et de la main droite semble défendre ses insignes de grenadier ;
un livre, mis là fort à propos, rappelle que ce soldat fut un savant.
Des bas-reliefs représentent l'entrée à Chambéry, les adieux à la famille Le Brigant, la mort à Oberhausen.
L'ensemble est sévère, comme il convient.
Le roi poète Louis de Bavière, fondateur du Walhalla, fit réparer son tombeau.
Enfin quelques-uns de nos poètes, Jasmin, Brizeux et Du Pontavice de Heussey
(qui tient par des liens de parenté à la famille de La Tour d'Auvergne),
ont célébré en de nobles vers la grandeur du soldat républicain.
Parmi les biographies de La Tour d'Auvergne,
il faut surtout signaler le récit très-fidèle et très-ému intitulé :
Malo Corret de la Tour d'Auvergne, premier grenadier de la République française, par Eugène Garcin (Paris, 1868).
Nous devons toutefois relever une erreur dans cette notice.
L'auteur dit que l'épée du glorieux soldat fut placée à côté de lui
dans son tombeau.
Cette épée, au contraire, fut conservée par un ami, et remise plus tard
au capitaine de Kersausie, neveu de La Tour d'Auvergne,
connu par le rôle qu'il joua dans l'opposition sous le règne de Louis-Philippe.
En 1860, après la campagne des Deux-Siciles, M. de Kersausie en fit don
au général Garibaldi, qui exprima, par une lettre rendue publique,
sa reconnaissance de ce don précieux.
« J'ai reçu, dit-il, l'épée de La Tour d'Auvergne, cette épée que les consuls de la République donnèrent
au plus brave de l'armée française, au plus brave de cette armée qui foulait sous ses pas de géant
et ensevelissait dans la poussière, trônes et tyrans de l'Europe !
Cet honneur dépasse tout ce que les aspirations d'un homme de guerre peuvent rêver.
Je l'accepte, non seulement avec toute la gratitude dont je suis capable,
mais de plus comme un signe de sympathie de la France humanitaire aux nationalités opprimées.
L'initiative des grandes réformes politiques qui doivent consacrer la fraternité des peuples
appartient encore à la France... »
Cette lettre est datée de Caprera, 2 janvier 1864.
Quant au sabre d'honneur, il fut suspendu à la voûte des Invalides.
Le cœur du héros avait été enfermé dans une urne d'argent et placé au Panthéon.
Il parait que Louis XVIII le voulut donner au général La Tour d'Auvergne-Lauraguais ;
la famille Kersausie revendiqua alors cette noble relique, et, après de longs procès, obtint gain de cause en 1837.
Mais, dans l'intervalle, l'urne avait été dérobée,
on ne sait à quelle époque, ni par qui.
L'ouvrage dont nous avons parlé plus haut avait été publié par La Tour d'Auvergne,
sous le titre de :
Nouvelles recherches sur la langue, l'origine et les antiquités des Bretons.
La troisième édition, publiée en 1802, est intitulée :
Origines gauloises, celles des plus anciens peuples de l'Europe,
puisées dans leur vraie source, ou
Recherches sur la langue, l'origine et les antiquités des Celto-Bretons de l’Armorique (Hambourg 1802).
Il parait que La Tour d'Auvergne a laissé aussi des manuscrits,
entr'autres un Glossaire Polyglotte et un Dictionnaire breton, gallois et français.
Outre le livre de M. Garcin, on peut consulter avec fruit
Quelques détails sur La Tour d'Auvergne,
par Claude Le Coz, archevêque de Besançon (né à Plonévez-Porzay),
une belle étude de Michelet, qui place le soldat breton au premier rang
de nos gloires nationales, enfin diverses notices publiées par MM. Buhot de Kersers, Calohar et Dubreuilh, ancien rédacteur de la Vigie du Finistère (Quimper, 1841), qui, avec des degrés différents dans le mérite littéraire, se sont attachés
à faire revivre la haute et noble figure du premier grenadier de France.
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Nous allons reproduire ci-après, dans leur ordre, les quatre inscriptions que porte le piédestal du petit monument
élevé récemment à la mémoire de La Tour d'Auvergne, dans l'une des salles du Musée de Quimper :
THEOPHILE-MALO CORRET DE LA TOUR D'AUVERGNE,
Premier grenadier des armées de la République
(Arrêté des Consuls, 5 floréal an VIII),
Né à Carhaix (Finistère), le 16 décembre 1743.
Tué à Oberhausen, (Bavière), le 27 Juin 1800.
Faits d'armes de MAHON (1782), CHAMBERY (1792)
LA BIDASS0A, IRUN, VAL D'ARAU, St-SÉBASTIEN (1793)
ZURICH (1799).
La Ville de Quimper, qui s'honore de l'avoir élevé, rend cet hommage à la mémoire glorieuse de La Tour d'Auvergne, et propose en exemple ses vertus civiques et militaires aux jeunes Bretons.
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1702
Réponse de La Tour d'Auvergne, capitaine du régiment d'Angoumois, aux officiers q
ui venaient lui demander d'émigrer avec eux :
« Je m'étonne que vous osiez me faire une si infâme proposition.
Malheur à qui abandonne la patrie au moment du danger!
Soldat, je lui dois mon bras ; citoyen, je dois mon respect à ses lois.
Toute l'armée émigrerait, que je n'émigrerais pas. »
AN VIII
Paroles de La Tour d'Auvergne, au moment de partir pour l'armée du Rhin :
« Le Gouvernement croit que je vaux encore un coup de fusil.
Il m'a jeté le gant ; en bon Breton, je le relève.
Cette épée d'honneur, je la montrerai de près à l'ennemi.
J'inspirerai à mes camarades le désir de mériter la même récompense.
À cinquante-sept ans, la mort la plus honorable est celle d'un soldat sur le champ de bataille, et j'espère l'obtenir. »
AN VIII
Extrait d'une lettre de La Tour d'Auvergne, écrite quelques jours avant sa mort :
« Toujours en paix avec ma conscience, j'ai été toujours heureux. »