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Fenêtres sur le passé

1879

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Veillées Bretonnes

Source : Le Petit Brestois juin 1879

 

Veillées Bretonnes

 

Notre sympathique et savant confrère de l’Avenir de Morlaix

vient de publier un nouveau livre intitulé : Les Veillées Bretonnes.

 

Nous en recommandons vivement la lecture à tous ceux qui s'intéressent

aux légendes, à tous ceux qui, comme nous, pensent que ces vieilles traditions enfantées par l'imagination des peuples jeunes, sont le complément indispensable de leur histoire.

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Jadis l'historien se bornait à enregistrer des faits politiques et à raconter les événements des cours ;

pour lui, le peuple n'existait point, exclu de toute participation au gouvernement, déshérité de toutes jouissances,

il était jugé indigne d'arrêter l'attention des philosophes ou des historiens.

 

Mais la Révolution l'a affranchi, a introduit de nouvelles idées, habitué les hommes à ne faire dépendre leur bonheur que d'eux-mêmes, et les historiens ont été contraints de tenir compte de ces modifications

et de renouveler leurs procédés et les méthodes historiques tombées en désuétude.

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Mais quelques précautions qu'on ait prises pour étouffer chez ce peuple toute vie personnelle,

pour paralyser toute initiative, ce peuple s’était soustrait en partie à ce joug pesant,

il avait trouvé moyen d'exhaler ses plaintes, de formuler ses désirs dans des chants, dans des légendes ;

les légendes reflétèrent comme dans un miroir ses sentiments intimes, ses aspirations personnelles,

et c'est à l'aide de ces documents que les historiens essayèrent de reconstituer

et de recomposer la physionomie de nos pères.

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M. Luzel fut un des premiers qui, en Bretagne, signala l'importance

de ces documents, la nécessité de les sauver du naufrage, car il était incontestable que les vieilles mœurs s'en allaient, se décomposaient,

que leur originalité disparaissait tous les jours.

 

Personne plus que lui n'apporta de bonne foi et de clairvoyance

dans cette tâche difficile !

 

On sait toutes les lances qu'il fut forcé de rompre, mais soutenu par son ardeur infatigable, instruit par une longue expérience, et guidé par une raison solide,

il dénonça et démasqua sans relâche toutes les falsifications de textes

commises par des adversaires trop peu scrupuleux.

 

Les Veillées Bretonnes, que notre savant confrère présente au public,

ne manqueront pas d'exciter le plus vif intérêt.

 

Le plan de l'ouvrage est du reste parfaitement dessiné,

et tout ce qui peut contribuer à faciliter la lecture du livre a été mis en œuvre

avec une rare habileté ;

le livre se distribue en cinq veillées.

 

Ce sont autant de tableaux différents, autant de scènes d'intérieur.

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L'auteur a eu le bon goût de s'effacer, quelquefois il intervient dans la conversation mais avec une sage discrétion, sans essayer de heurter de front des traditions encore vivaces.

 

Francès personnifie l'esprit moderne accoutumé à raisonner ses impressions,

à les analyser, à se défier du rêve et de la fantasmagorie,

mais respectueux de la liberté d'autrui, incapable de lui faire violence,

et enseignant la vérité, mais doucement et sans emportement.

 

Du reste, dans ces réunions de familles, parmi ces paysans qui conversent

devant l'âtre, il y en a plusieurs d'éclairés ;

on sent que le doute s'est introduit dans la société bretonne,

et bat en brèche les vieilles doctrines.

 

Et à cet égard le livre de M. Luzel reproduit très bien le tableau de cette lutte établie entre les superstitions d'autrefois et les idées contemporaines.

 

Il nous fait pressentir le prochain triomphe de la civilisation et les capitulations définitives de la foi celtique ;

nous aimons ce livre, écrit par un breton de vieille roche.

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François-Marie Luzel

6 juin 1821 Plouaret

26 février 1895 Quimper

Folkloriste breton

Poète en langue bretonne.

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Tout en rendant hommage au progrès dont il apprécie les bienfaits, l'auteur ne laisse pas de regretter le passé.

 

Sans doute sa raison lui dit que des histoires de revenants, ces contes de bonnes femmes ne méritent aucun crédit ; malgré tout, il s'y intéresse, il a gardé quelque chose des croyances anciennes, il sympathise avec ses compatriotes et éprouve un attendrissement en les racontant qui perce çà et là dans la philosophie de son œuvre.

 

Lui-même s'est assis à ce foyer qu'il nous décrit d'une façon charmante, il s'est oublié de longues heures devant l'âtre où pétillait un bon feu de sarments à écouter le paysan raconter d'une voix grave des histoires terribles,

il s'est identifié à lui, il sait en reproduire avec une grande vérité de pinceau la physionomie originale.

 

Le livre est écrit avec une grande simplicité, sans aucune prétention ;

l'auteur ne recherche pas les ornements, bannit tout ce qui est inutile,

tout ce qui pourrait nuire à la clarté et à la rapidité du récit.

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On lira toujours avec plaisir les Gwerz chantés sur un ton triste

et dolent, les mystères du château de Kercabin,

tous ces sônes inédits qui clôturent les différentes veillées,

ainsi que les contes du vieux mendiant Garandel,

dernier débris des troubadours, espèce d'Homère rustique

dont la mémoire est inépuisable et riche en rapsodies.

 

Nous détachons du livre quelques lignes qui serviront

à apprécier la manière de l’auteur.

 

Elles servent d'introduction aux légendes de la deuxième veillée.

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M. Luzel s'exprime ainsi :

 

Hier soir, douze du mois noir (novembre), on a encore parlé d'apparitions et de revenants, au foyer de la veillée,

au manoir de Coat-Tugdual, devant un feu flambant de genêts et de bruyères.

 

Tout à l'heure, en me promenant dans la longue avenue du manoir, j'en avais la tête toute pleine.

 

II y a dans tout cela un problème qui me préoccupe et me tourmente l'esprit, et je suis rentré pour écrire cette veillée.

 

Il avait plu et venté, toute la journée, et les feuilles jaunies et rouillées des chênes et des hêtres, des châtaigniers et des frênes, voltigeaient et tourbillonnaient dans l'air, fouettées par le vent, puis venaient joncher le sol humide el détrempé.

 

Hélas ! C'est le destin.

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Que deviennent les plus belles choses de ce monde, la verdure des bois et les fleurs des champs et des jardins ?

 

Du fumier ! Du fumier !...

 

Mais, comme dit le poète : Puisque tout meurt ce soir, pour renaître demain,

ne nous attristons pas trop et ne redoutons pas cette mort ou plutôt cette éclipse passagère.

 

Le printemps reviendra, qui fera renaître la verdure des bois et les fleurs des champs et des prés,

et l'homme aussi aura sa résurrection.

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« Tout change et rien ne périt » a dit Pythagore,

il y a de cela bien longtemps.

 

Des bandes de corbeaux faméliques : tournoyaient et croassaient au-dessus des champs, où le soc de la charrue attelée de chevaux vigoureux, creusait lentement de profonds sillons,

et des canards sauvages, au vol élevé, et disposés en angle aigu, se dirigeaient vers le nord.

 

Tout présageait un hiver rigoureux.

 

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Après le repas du soir, après les prières dites en commun, à haute voix, la veillée commença.

 

Tout en séchant leurs habits mouillés, les laboureurs parlèrent d'abord d'apparitions et de revenants.

 

C'est un thème inépuisable, dans nos campagnes bretonnes, et chacun a toujours à conter quelque histoire fantastique et merveilleuse, où il a joué un rôle, parfois, à moins qu'il ne la tienne de son père ou de sa grand'mère ……

 

La voilà bien la Bretagne telle qu'elle apparaît à nos imaginations.

 

La première impression qu'éprouve le voyageur en foulant notre vieux sol Armoricain,

est un sentiment mélangé à la fois de surprise et de mélancolie.

 

S'il veut l'explication de ce phénomène curieux, de cette impression à laquelle il se livre sans contrainte

tant elle est douce au cœur, il n'a qu'à la demander à la nature au sein de laquelle il est transporté.

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C'est une nature dormante, calme reposée,

et comme absorbée dans un rêve ininterrompu.

 

Les animaux eux-mêmes se ressentent du milieu où ils vivent ;

l'œil songeur, terne et voilé de nos bœufs sembla interroger l'invisible

et voir passer dans le vague de l'air des fantômes aux contours indécis

et noyés dans la brume.

 

Le paysan est concentré, replié sur lui-même, ses allures affectent

la réserve, son chant monotone et d'un rythme lent se marie merveilleusement avec la beauté sévère de la nature.

 

On sent que l'on a mis le pied sur la terre des légendes, et l'on s'attend, pour peu que l’on ait eu l'esprit tourné à la superstition à voir surgir

de ces chênes au feuillage assombri, et des bruyères quelque échantillon de ces Korrigans ou de ces farfadets moqueurs qui ribotent

et barrattent le lait, qui causent aux paysans des frayeurs continuelles.

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L'Orient a son paradis de houris, ses harems aux flèches étincelantes,
ses cavernes resplendissantes de diamants ;

le Nord, ses pâles Walkiris glissant légèrement sur la glace des lacs argentés par la lune ;

la France, ses contes vifs, spirituels et narquois, ses fabliaux mordants et frondeurs ;

la Grèce est la terre réservée aux amours, à Vénus, à la beauté, et c'est à cette source que s'abreuvent sa poésie

et ses légendes extatiques et brûlantes de volupté.

 

La Bretagne reste aussi elle fidèle à ses traditions, et si les Druides ont cessé d'officier au fond des forêts,

l'esprit celtique persiste, se conserve dans son intégrité au milieu des évolutions des sociétés contemporaines.

 

Le christianisme, en apportant une foi nouvelle et des conceptions spiritualistes à la Bretagne,

n'a nullement détrôné le paganisme des Celtes, il s'est greffé sur lui sans l'absorber et sans se l'incorporer.

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Ici on croit encore aux morts qui reviennent,

aux apparitions de spectres, et cet attachement,

cette dévotion à la cendre des morts sert à expliquer

cet autre attachement au berceau qui fût celui de nos pères.

 

Lorsque la moisson aura été achevée, lorsque les poètes, comme M. Luzel, auront tiré de l'obscurité les légendes

et les mystères qui remontent à une aussi haute antiquité, lorsqu'on aura fait revivre ces traditions orales

que les générations se transmettent les unes aux autres comme un héritage de famille,

alors il sera temps de décider quel usage on en fera.

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On s'attachera à dégager de cet ensemble de poésies et de légendes dépouillées des vains ornements

que souvent la mauvaise foi y a ajoutés, et soumises au point de vue de l'authenticité à une critique sévère

ce qu'elles peuvent contenir de philosophie, et l'on recomposera,

sans difficultés les traits épars du type breton qui tend à s'évanouir.

 

Cette nouvelle publication est la pierre d'attente de l'avenir.

 

C. P.

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