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Fenêtres sur le passé

1879

Une promenade au Conquet

Source : Le Petit Brestois août 1879

 

Une promenade au Conquet

 

Nous avions annoncé pour dimanche dernier

une promenade au Conquet par bateau à vapeur.

 

 Cette promenade s'est effectuée sans encombre,

et j'ai la certitude que tous mes compagnons de voyage garderont

de cette traversée un souvenir fort agréable.

 

Le matin le soleil brillait par son absence, sur la terre se traînaient

de lourdes vapeurs qui nous dérobaient la vue des côtes.

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Plusieurs touristes ont renoncé à s'aventurer sur mer par un temps aussi peu engageant,

mais ceux qui ont tenu bon et ont persisté dans leur projet ont été récompensés de leur intrépidité,

car la brume n'a pas tardé à se trouer et à se déchirer, et nous avons joui d'une splendide journée.

 

Nous étions à bord une soixantaine au plus ;

le beau sex était en force, et nous n'avons remarqué sur les visages des excursionnistes aucune trace

de ces appréhensions et de ces inquiétudes qui se manifestent et se trahissent généralement

au moment de lever l'ancre et de démarrer.

 

À neuf heures précises, le Saint-Joseph quittait portus Brivates, ou Gesocribates, ou Occismor,

ou tout simplement Brest, car nos archéologues ont l'innocente manie de fourrer des Romains partout.

 

Nous qui n'ambitionnons nullement de nous illustrer dans l'archéologie,

nous nous contentions de contempler du pont le riche spectacle qui se déployait devant nous.

 

On admirait ces bouquets et ces rideaux d’arbres qui masquent la ville,

et les fortifications imposantes couronnées de verdure.

 

La vue du Château nous faisait rétrograder vers le passé, et ces donjons, ces créneaux,

ces tours maçonnées à chaux et à sable et revêtues de pierres de taille,

cette épaisse et solennelle citadelle nous rappelaient l'époque où Duguesclin assiégeait ses murailles,

où à travers les barbacanes les archers faisaient pleuvoir sur la tête des assiégeants

un véritable déluge d'huile bouillante.

 

Mais le Saint-Joseph se riait de nos souvenirs, sciait de plus en plus vite la mer

et glissait sur une surface unie comme de l'huile.

C'est à peine s'il nous laissait le loisir de regarder les bâtiments

de haut bords et les énormes et massifs canons qui rentraient

leurs gueules menaçants dans l’embrasure des sabords.

 

Le panorama se déroulait devant nous,

mais plus nous approchions du Goulet et plus aussi nous sentions

le navire tressaillir et se trémousser sous nos pieds ;

déjà il se balançait de l'avant à l'arrière,  lentement, mollement,

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il est vrai, mais il nous avertissait de nous assujettir ; c'était difficile de pas songer au mal de mer ;

mais à quoi bon ! c’est un mal que l'on ne conjurera pas, et mieux vaut se distraire et se divertir

et détourner la vue du mouvement qui pouvait causer quelque inquiétude aux estomacs

les plus vaillants et les mieux conditionnés.

 

Un Monsieur croquait les paysages sur son album, reproduisait les gîtes calcaires de Roscanvel, pays âpre et stérile, dépouillé de verdure, les énormes blocs de gneiss qui abondent sur l'autre côté, depuis Brest jusqu'à St-Mathieu.

 

Un autre, insensible aux beautés sauvages, aux escarpements de rocs, aux grottes creusées par les mâchoires

de la mer dans le vif du rocher, racontait l'histoire des lieux devant lesquels nous passions,

les batailles qui s'étaient livrées dans le Goulet contre les Anglais et les Espagnols.

 

À Quélern, René de Rieux fit essuyer de sanglantes défaites aux Espagnols :

leur commandant, dom Praxède, paya de sa vie son audacieuse entreprise.

 

C'est Vauban qui construisit des fortifications et des retranchements au Conquet, à Bertheaume, aux Blancs-Sablons, au Minou ; il voulut établir sur le rocher du Mingam une batterie, mais l'Océan le fit reculer et déjoua ses efforts.

 

C'est non loin de Là que l'amiral Barklay fut tué en 1693, dans l'anse de Camaret, et la batterie qui porte le nom

de la Mort-Anglaise éternisa le souvenir de cette brillante victoire remportée par nos forces maritimes.

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Notre touriste dressa ainsi le catalogue

de toutes ces batteries redoutables, illustrées par des victoires.

 

Enfin, nous sortons du goulet, nous avons doublé

le rocher de Bertheaume qui domine la mer de 200 pieds d'élévation et la pointe des Capucins,

qui forment les deux extrémités de ce passage si redouté

et semé d'écueils invisibles qui guettent le navire

comme une proie, prêts à en crever la coque et à l'éventrer.

 

Ils ne feraient qu'une bouchée de notre embarcation,

mais le pilote est un vieux loup de mer qui a l'œil au guet et la main sur le gouvernail.

 

La mer s'enfle de plus en plus, les palpitations du navire sont plus fréquentes ;

tous le monde est debout, les femmes elles-mêmes observent le silence,

tant le spectacle écrase l'intelligence de l’homme.

 

Seul, un de nos compagnons de voyage qui, depuis longtemps bâillait, soupirait, grimaçait, s’étirait,

se penche sur le bord des bastingages et verse, au milieu de hoquets convulsifs, son fiel abondant

dans l’élément salé : c’est le tribut gratuit obligatoire, les honoraires payés à Neptune.

 

Au loin, bien loin, à moitié ensevelie et accroupie dans la brume, semble dormir au bruit monotone de la vague l’Axantis, la sombre Ouessant, témoin impassible de tant de naufrages et desservie jadis

par un collège de vierges druidiques.

 

Nous saluons à côté de nous les vieux Moines, surmontés d'une calotte polie et lissée par la mer.

 

Nous entrevoyons les plateaux des Pierres-Noires et l'île Béniguet.

 

À notre droite, se découpe la vieille abbaye de Saint-Mathieu, dont la physionomie mélancolique s'harmonise

avec les austérités de cette terre rongée par l’Atlantique, balayée par le circius ou vent du sud-ouest,

auquel Auguste érigeait des autels dans la Gaule pour en désarmer les bruyantes et rageuses colères.

 

Ce roc s'appelait autrefois Loc-Mazhé-Traoum et était consacré à Saint-Mathieu,

dont la tête fut rapportée d'Égypte par des navires léonais.

La légende raconte que le retour des navigateurs Armoricains

fut accueilli par une tempête horrible.

 

L'embarcation risquait de sombrer avec le chef du Saint.

 

Poussée par une lame gigantesque, elle fut lancée sur le récif ;

les matelots poussèrent un cri de désespoir.

 

Mais, ô miracle ! la barque fendit en deux le rocher

et se trouva ainsi préservée du naufrage.

 

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Il ne reste plus rien de cette abbaye célèbre qui s'émiette et se disloque.

 

Les arcades croulent, les cintres s'abaissent fatigués du fardeau des ans, les corniches servent de refuge

aux oiseaux de mer, les murailles sont mangées par la lèpre, se crevassent et se lézardent de plus en plus.

 

Sic transit gloria mundi (Ainsi passe la gloire du monde) ;

mais la flotte avait été annoncée, soixante paires d'yeux interrogeaient l'espace immense,

on ne voyait que quelques caboteurs dansant sur la vague et s'enfuyant à tire d'ailes.

 

Enfin, nous découvrons le port du salut, c'est-à-dire le Conquet, les passagers étaient à bout de forces,

la mer se ridait et il ventait un peu frais ;

les allures belliqueuse faisaient déjà place à une certaine réserve, symptôme d'une défaite prochaine.

 

On nous débarque sur la côte, à quelques centaines de mètres du Conquet ; mes compagnons de route

reprennent leur joyeuse humeur,

et critiquent le costume pittoresque de certains indigènes qu'ils comparent obligeamment aux canaques.

Mais ce sont des canaques fort civilisés

et pas le moins du monde farouches,

qui grimacent un sourire de béate satisfaction

et nous montrent un râtelier de dents fort bien aiguisées.

 

Les touristes s'éparpillent ;

les uns font invasion dans les hôtels, désespérant de trouver des provisions dans une ville dénuée de ressources ;

il y a des épiciers, mais ce jour-là ils font relâche ;

quant aux charcutiers, ils ne charcutent point.

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Seuls les boulangers ont ouvert leurs boutiques et l'on peut s'y approvisionner.

 

Mais les heureux du monde qui ont gardé leur garde-manger s'enfoncent dans l'intérieur des terres mettent la nappe parmi la bruyère ou à l'ombre des ruines de Saint-Mathieu, et joignent les plaisirs de la vue à ceux de l'estomac.

 

Les esprits romantiques dédaignent tous ces apprêts, grignotent tout en marchant une miche de pain,

se désaltèrent à la fontaine qui coule au pied des ruines et explorant l'abbaye ;

ils fouillent les décombres, s’extasient devant les corniches, étouffent le bruit de leurs pas comme s'ils avaient peur de réveiller quelque moine endormi sous les pierres tombales.

 

En passant à Lochrist, on s'arrête devant le monument élevé à Legonnidec dans le cimetière de ce village,

dont les huttes sont tapissées extérieurement de fiente de vache ;

nous y surprenons un savant concitoyen, curieux d'archéologie,

qui déchiffre les inscriptions lapidaires de ce monument.

 

C'était un de nos hauts fonctionnaires qui consacrait à une étude sérieuse les rares loisirs

que lui permettent les soucis de l’administration.

Le soir, exténués, de fatigues, nous rallions le port taillé

dans le granit par l'Océan, et nous nous arrêtons devant

les vieilles maisons qui ont échappé aux dévastations des Anglais.

 

Mais, hélas !

plusieurs de nos compagnons de route manquent à l’appel ?

 

Se sont-ils égarés ?

 

Ont-ils couché dans les ruines ?

 

Peut-être ce sont des amoureux qui ont préféré gîter

dans quelque auberge hospitalière,

la population du Conquet perchée sur le plateau,

assiste à notre départ, et nous souhaite une heureuse traversée.

 

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Vapeur Eureka

La mer se gonfle, moutonne au large, on entend son immense respiration,

et peut-être nos compagnons se sont-ils effrayés de dangers imaginaires.

 

Mais le Saint-Joseph gouverne bien, se dresse sur la vague et déploie ses larges ailes ;

car poussé par une fraîche brise, il franchit avec facilité la distance qui nous sépare du port.

 

La flotte ne paraît point encore ;

un de nos amis croit la découvrir, il crie : voilà la flotte ! et l'on se hâte de braquer les lorgnettes,

mais c'est une alerte, on ne voit rien.

 

Derrière nous, l'Eureka fait force vapeur ; mais nous l'avons battu de plusieurs longueurs.

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