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Fenêtres sur le passé

1879

Les Pillards de la Mer
 

 

Source : Le Petit Brestois avril 1879

 

Les Pillards de la Mer

 

Nul plus que nous n'adore la Bretagne, ne rend un légitime hommage au courage et à l'héroïsme déployé

par ses enfants, ne s'extasie sur les hautes et supérieures vertus qui illustrent son histoire prodigieuse ;

mais, en compensation, nul moins que nous ne s’aveugle sur les vilains défauts qui ternissent de si estimables

et si précieuses qualités.

 

Vous découvrirez, dans ces caractères Armoricains forgés avec le granit des grèves, du dévouement , de l’abnégation, l’immolation de soi-même, et à côté de ces vertus qui sont un héritage légué par le passé,

pousse toute une végétation malsaine et purulente de vices hideux, repoussants, de brutalités,

de superstitions béates et d'égoïsme féroce.

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Dernièrement, la tribune aux harangues était le théâtre d'une bataille épique.

 

Deux orateurs bretons étaient aux prises :

L'un soutenait qu'il y a cinquante ans à peine les habitants du littoral avaient conservé le monstrueux

et abominable usage d'attacher, non des casseroles à la queue de leurs chiens,

mais des falots aux cornes de leurs bœufs pour amener à la côte les bâtiments en détresse,

et les capitaines trompés par ces feux intermittents.

 

L'autre, étranglé par une indignation vertueuse, protestait hautement contre un anachronisme désastreux,

et traînait son adversaire essoufflé et pantelant au tribunal de l'opinion publique.

 

Les habitants de la côte étaient, selon lui, des patriarches confits dans toute espèce de vertus,

et pratiquant les lois de l'hospitalité fraternelle sur une large échelle.

 

En fait d'hospitalité, ils auraient rendu vingt de cinquante points aux bédouins les plus authentiques

des plaines sablonneuses du Sahara.

 

Cette controverse nous paraît empreinte d'une véritable exagération ;

il en sera toujours ainsi tant que les passions politiques viendront entortiller et embrouiller les questions historiques et envenimer les débats les plus pacifiques ;

on s'habitue à déplacer le terrain des discussions et obscurcir, au profit d'intérêts spéciaux, l'éclat de la vérité.

 

Sans doute, l'un des orateurs s'est rendu coupable d'un anachronisme.

 

L'usage auquel il a fait allusion a définitivement disparu de nos mœurs.

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Allain Barbetorte

 

Les gendarmes et les douaniers montent scrupuleusement leur garde auprès des récifs, et couvrent de leur protection les infortunés naufragés qui viennent s'échouer sur ces côtes inhospitalières.

 

Ces pirateries étaient peut-être exercées sous Allain Barbetortele pourfendeur célèbre des Normands, ou sous Bristokus, monarque vénérable des Ossismiens.

 

Mais bien mal conseillés seraient ceux qui essaieraient de faire revivre, au XIXe siècle, ces vieilles coutumes dont ne se scandalisait pas outre mesure la large, la trop large conscience des hauts barons du moyen-âge ; on ferait bonne justice de ces tentatives criminelles.

 

Mais les héritiers de ces ancêtres peu ferrés sur le chapitre de la propriété, sont-ils réellement bien des patriarches, une pépinière de moralistes, d’humanitaires, de quakers dont on nous a fait le portrait ?

 

Nous connaissons pas mal de gens qui balanceraient certainement à tâter de leur hospitalité, et qui ne se laisseraient pas séduire à toutes ces descriptions attrayantes que ne se refuse pas l'imagination d'un orateur.

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Il nous suffirait d'ouvrir à deux battants les portes du Petit Brestois aux communications, anecdotes,

récits circonstanciés de nos lecteurs et abonnés, pour voir arriver des montagnes de révélations

à encombrer les bureaux de la rédaction de l’Océan.

 

Contentons-nous, pour le moment, de découper dans les histoires qui se rattachent à la Bretagne

quelques citations qui se rattachent à notre sujet.

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Christophe-Paulin_de_la_Poix_de_Fréminvi

Christophe-Paulin de La Poix de Fréminville,

dit le Chevalier de Fréminville

Né le 24 janvier 1787 à Ivry-sur-Seine

Mort le 12 janvier 1848 à Brest,

Officier de marine, savant,

archéologue et écrivain français.

Capitaine des frégates du roi,

 

L'antique férocité des mœurs des habitants de Plouescat, écrit Fréminville en l'année 1836, n'est pas encore adoucie.

Leurs yeux brillent d'un feu sombre, ils se fixent avec avidité sur la voile qui paraît à l'horizon.

Si les signes d'une tempête prochaine menacent de jeter le vaisseau dans les écueils, il réunit ses parents, ses amis, ses voisins.

Tous courent sur la grève en poussant des hurlements féroces, armés de crocs, de bâtons, de fourches.

Si les infortunés navigateurs dont le navire vient de se fracasser, parviennent en luttant contre la mort à atteindre le rivage fatal,

ils sont à l'instant massacrés et dépouillés.

Vainement les autorités locales ont cherché à réprimer ces cruautés, il leur a fallu cent fois déployer l'appareil de la force.

Les prêtres qui, dans leurs sermons, les exhortent à renoncer à cette coutume, n'ont obtenu jusqu'à ce jour qu'un faible succès.

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Gabriel-Jules Janin,

Né à Saint-Étienne le 16 février 1804

Mort à Paris le 19 juin 1874,

Écrivain et critique dramatique français.

Académie Française

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Jules Janin a reproduit plus tard ce récit dans l'histoire qu'il a faite en robe de chambre au coin du feu.

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Interrogeons Pitre-Chevalier, qui n'est certes pas suspect de partialité pour les idées modernes :

 

Mais toutes les lois du monde n'ont pu empêcher le vagabond sauvage du Léonnais de piller jusqu'à nos jours les mânes jetés à la côte,ni de faire des neuvaines à St-Jean-du-Pied pour obtenir de bons naufrages.

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Consultons Cambry, qui fait autorité en matière d'histoire :

L'impitoyable habitant d'Audierne s'arme de crocs, de cordes. 

Jadis, il assommait les malheureux qui lui tendaient les bras. 

Cette année encore, c'est-à-dire au XVIIIe siècle, les habitants de Plozévet et de Plovan, au moment d'un naufrage, obligent la troupe à gagner ses casernes, alors ivres d'avidité, mus par le pillage, ils s'élancent sur les débris du bâtiment,

se gorgent de vins, d'eau-de-vie, avalent une caisse entière de médicaments. 

Dans les temps reculés, ils allumaient des feux à la tête d'une vache pour attirer les vaisseaux trompés par ce mouvement des animaux.

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Pierre-Michel-François Chevalier

dit Pitre-Chevalier

Auteur, historien et journaliste français

Né le 16 novembre 1812 à Paimbœuf (Loire-Inférieure)

Mort à Paris le 15 juin 1863.

Rédacteur en chef du Figaro

Directeur du Musée des familles.

 

Mais à quoi bon multiplier les citations ;

de tous ces ouvrages conçus dans des opinions différentes, inspirés et dictés par des passions diverses, il ressort cette vérité incontestable et concluante, c'est que ces mœurs se sont perpétuées jusqu'à nos jours.

 

En effet ce n'est pas en un jour qu'on défait l'œuvre des siècles.

 

Les vieux usages sont tenaces, ils plongent leurs racines les plus profondes au cœur de notre territoire, ils sont en harmonie intime avec l'âpreté des solitudes sauvages, avec l'escarpement et la morne stérilité de ces rochers dénudés.

 

Sans doute la civilisation pénètre de plus en plus jusque dans ces communes, protégées contre l'invasion de des idées par une véritable muraille de Chine.

 

Nous aurions tort de récriminer contre ces barbares qui souffrent de l'abandon auquel les a condamnés notre négligence :

Tôt ou tard la Bretagne, encore bien arriérée, s'émancipera ;

elle accomplira résolument son évolution et entrera à son tour dans le mouvement qui entraîne les peuples au progrès.

 

Mais nous n'hésitons pas à réfuter ces anachronismes historiques qu'il faut mettre sur le compte d'une improvisation oratoire, et qui jetteraient une ombre de déconsidération sur la Bretagne contemporaine ;

veillons à éliminer soigneusement de son histoire les mensonges forgés par ceux qui ne la connaissent pas, parce qu'ils ne l'ont jamais aimée.

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Jacques Cambry,

Né le 2 octobre 1749 à Lorient

Mort le 31 décembre 1807 à Cachan,

Écrivain breton et français,

Fondateur de l'Académie Celtique.

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Gardons-nous aussi de donner dans l'excès contraire, et de transformer certains paysans de nos côtes en lauréats, des prix Monthyons (*),

et mettons plutôt notre étude à arracher ces malheureux,

imbus de superstitions grossières, à leurs idées fausses et à l’esclavage

de leur nature brutale, à leur inculquer les saines notions d'une liberté tempérée

par la raison et par la justice.

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(*) Du nom du Maître des requêtes Monthyon qui fonda en 1782 et 1783 deux prix décernés par l'Académie des sciences (France)

à qui il donna 12 000 livres pour chacun de ces prix.

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C'est vers ce but que nous devons diriger nos efforts, c'est ce triomphe remporté sur la sauvagerie que nous devons proposer et offrir à tous ceux qui aiment la virilité des tâches dont l'accomplissement honore l'humanité.

 

Travailler au défrichement des intelligences, c'est accroître la puissance de l'avenir.

 

C. P.

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