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Fenêtres sur le passé

1879

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À propos des suicidées de Lambézellec

Source : Le Petit Brestois juillet 1879

 

À propos des suicidées de Lambézellec

 

De tous les suicides racontés dans ces derniers temps, et la liste en serait longue s'il fallait la dresser,

aucun n'a été marqué d'un caractère plus poignant, plus émouvant,

que celui dont la commune de Lambézellec a été le théâtre.

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Deux femmes vivaient dans cette commune du pénible travail

de leurs mains, elles y exerçaient l'ingrat et rebutant métier

de blanchisseuses ;

elles étaient environnées d'estime et de considération ;

il n'était personne qui ne rendît hommage à leurs excellentes

et solides qualités, à leur amour pour le travail,

à leur réserve, à leur tempérance, à leur probité sévère ;

on ne leur connaissait ni d'envieux, ni d'ennemis.

 

Un jour, on les accuse de s'être approprié une vieille jupe,

on les traite sans aucun ménagement de voleuses ;

la police fait des perquisitions et des fouilles ;

on leur laisse entrevoir la perspective

de trois ou quatre jours de Bouguen.

 

Ces femmes du peuple, coupables ou non du délit

dont on les charge, contre lesquelles on a déjà porté la plainte, savent parfaitement que l’opinion publique,

empoisonnée par des préjugés, ne leur pardonnera même pas

les soupçons dont elles sont l’objet dans le cas où un le tribunal prononcerait leur acquittement, qu’il se trouvera des gens

pour exploiter ces soupçons et pour ruiner autour d’elles

la confiance dont on les avait investies.

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Être traduit devant un tribunal, alors que votre innocence éclate, cela n’équivaut-il pas à une condamnation ?

 

Elles seront déshonorées, il en résultera pour elles la honte et la misère la plus affreuse.

 

Accablées par le coup qui les frappe, elles délibèrent froidement de commettre sur elles un attentat,

d’abdiquer cette existence pleinement d’amertume, de renoncer à la lutte qu’elles soutiennent

depuis longtemps contre l'indigence, de se défaire enfin d'une vie où quelquefois une heure de défaillance suffit

pour compromettre et pour ternir trente et quarante ans de a probité la plus pure.

 

Toutes les deux, la mère et la fille, mettent leur dessein à exécution, et se pendent aux solives de leur masure.

 

La population toute entière a pris le deuil ;

le Maire de Lambézellec a conduit lui-même les funérailles,

et ce concours du peuple était venu là non-seulement conduit par un sentiment d'estime pour deux femmes

d'une vertu éprouvée, mais dans l'intention de protester contre des accusateurs ou accusatrices malveillantes qui, pour une misérable jupe, pour de méchants haillons tout au plus bons peut-être à être ramassés

par le crochet du chiffonnier, ne craignent pas de lancer une formidable accusation d’escroquerie

contre deux personnes honnêtes et respectées du tout le monde.

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Nous abandonnons à d'autres logiciens le soin de dégager de ce fait toutes les conséquences qu'il comporte,

car pour aborder ce sujet et l'envisager sous tous ses côtés,

nous serions contraints d'entrer dans des discussions que le caractère

de notre journal nous interdit impérieusement ;

nous serions fatalement conduits à signaler les lacunes

de notre législation, et à examiner si la condition des petits,

des pauvres gens est suffisamment mise à l'abri, sauvegardée et protégée contre des accusations forgées par la malice et par la sordide avarice ;

si, enfin, dans ces sortes d'affaires les agents apportent

assez de discrétion et de sage tempérament dans l'exercice

de leur mission délicate et épineuse, si parfois leur brutalité

ou leur vivacité n'est pas de nature à précipiter les prévenus

aux dernières limites du désespoir ?

 

Ces sortes de questions ne mériteraient-elles pas d'éveiller,

d'attirer l'attention de nos confrères, qui jouissent de l'enviable privilège de dire tout ce qu'ils pensent, sans être retenus par les entraves cruelles dans lesquelles nous sommes emmailloté ?

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Ne rendraient-ils pas un service considérable au public, ne contribueraient ils pas à opérer des réformes nécessaires dans la procédure de nos tribunaux ?

 

Assurément, bien des livres ont été publiés contre le suicide.

 

Il n'y a pas de moralistes qui l'aient préconisé, à moins que l'on ne fasse exception en faveur des stoïciens.

 

Avec eux, les premiers, nous le condamnons ;

mais ces réprobations toutes platoniques détourneront elles, guériront elles les hommes de l'envie

qu'ils ont de se détruire ?

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Parmi les moralistes,

les uns représentent le suicide comme une mort furtive et honteuse,

une désertion ;

les autres comme une preuve de faiblesse, parce qu'il leur paraît être l'impatience dans la dans la douleur ;

enfin, Saint-Marc-Girardin émet cette étrange maxime,

que le suicide n’est pas la maladie des simples du cœur et d’esprit,

mais la maladie des orgueilleux et des raffinés.

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Toutes ces maximes sont trop générales,

elles ne tiennent nullement compte des catégories de suicidés,

et font assez bon marché des causes qui déterminent ces attentats :

on a vu des gens désœuvrés et hypocondriaques,

sous l’influence de certaines littérature malsaines, renoncer à la vie,

se créer tout un monde de chimères, s’emplir l’imagination de songes creux, de visions fantastiques qui troublent l’esprit,

chercher dans l’anéantissement un remède à ce dégoût qui les envahissait, un refuge contre les fantômes qui les obsédaient.

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Marc Girardin, dit Saint-Marc Girardin,

Né le 12 février 1801 à Paris

Mort le 11 avril 1873 à Morsang-sur-Seine

Universitaire, critique littéraire

Homme politique français

Académie Française

On les a vus se nourrir de Werther, affecter des mines maladives, jouer le rôle de personnages dévastés et ravagés, réciter sur un ton lamentable et tragique des strophes de Lara et de Manfred,

et répéter après Shakespeare le fameux monologue débité par Hamlet devant des fossoyeurs.

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Les Souffrances du jeune Werther

(titre original en allemand : Die Leiden des jungen Werthers) est un roman épistolaire de Johann Wolfgang von Goethe qui fut publié anonymement et parut à l'occasion de la foire du livre de Leipzig en automne 1774 ;

Une version remaniée et légèrement augmentée paraît en 1787 à l'occasion de la publication des œuvres complètes de l'auteur.

 

Les Souffrances du jeune Werther est le premier roman de Goethe, et apporta à son auteur dès sa sortie une richesse et une notoriété considérables, en Allemagne d'abord puis dans toute l'Europe, notamment parce qu'il met en scène le suicide de son héros.

Aucun autre livre de Goethe ne fut autant lu par ses contemporains : le succès qui en résulta suffit à lui conférer une gloire annonçant

les chefs-d'œuvre à venir.

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Il n’est pas si difficile de mourir, disait-on, et ces insensés, dont le cas était absolument pathologique,

se faisaient sauter la cervelle ou s’étranglaient en murmurant :

To be or not to be, that is the question.

 

On en a vu d'autres perdus de débauches, noyés dans toutes les voluptés, blasés de bonne heure,

après la dissipation de leur fortune, gaspillée en compagnie de courtisanes,

se déclarer las de la vie dont ils avaient abusé, mettre fin à leurs jours désormais inutiles,

et disparaître de cette société qu'ils avaient scandalisée par le spectacle de leurs vices et de leurs désordres !

 

S'il s'agit de ces pauvres êtres, ramollis, hébétés par l'alcoolisme, idiotisés par leurs passions,

de ces natures racornies par le vice, épuisées, usées jusqu'à la corde,

de ces individus enfin qui ont déraillé parce que leurs facultés étaient mal équilibrées

et n'étaient pas gouvernées par une raison saine, nous leur dirons avec les moralistes :

la nature vous avait comblés avec prodigalité de ses biens, elle vous avait mis entre les mains l'instrument

ou du moins l'élément de votre bonheur, la richesse, et la morale vous condamne,

parce que vous êtes resté l'esclave de vos passions, que vous n'avez pas su leur imposer silence et les tenir en bride.

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Et en vous comportant de cette façon, vous n'avez pas fait de tort qu'à vous-même, car vous avez frustré,

la société de votre vie, d'un bien qui lui appartenait, que vous deviez lui consacrer et reste,

vous n'avez pu vous dépraver sans en dépraver d'autres.

 

Nous n'éprouvons aucune compassion pour vous.

 

Mais il y a d’autres cas qui nous intéressent davantage.

 

Si les moralistes ont d'excellentes raisons à leur service pour réprouver cette conduite

et condamner ce genre de suicides, quels arguments invoquera-t-on contre ces misérables qui ont lutté toute leur vie contre le besoin et qui viennent à succomber sous le fardeau de leurs douleurs ?

 

Leur reprochera-t-on leur lâcheté ?

 

Il fallait, leur dira-t-on, poursuivre la lutte, vous raidir coutre les difficultés,

vous prendre corps à corps avec la détresse, dévorer avec patience tous les chagrins,

les angoisses et toutes les amertumes, et ne pas désespérer de l'avenir qui pouvait vous consoler

de toutes ces vicissitudes affrontées avec énergie.

 

Oh! Nous le savons, la philosophie enseigne ces belles maximes ;

ces réclamations se rencontrent partout dans les livres officiels, mais ce sont autant de phrases fleuries

et improductives de toute utilité, que du fond de son cabinet le moraliste compose avec amour

et en balançant artistement des périodes pleines de nombre et d'harmonie.

 

Mais la philosophie, quelque vertueuse qu'elle soit, échouera assurément produire de la conviction

dans l'âme des malheureux dont l'existence n'a été qu'une chaîne interrompue de calamités.

 

Pour un, que quelques cailloux ou quelques épines blessent sur le chemin qu’il parcourt, combien en est-il qui,

dans cette concurrence pour la vie, ont montré de la résolution et de l'énergie !

 

Combien ne se sont endormis dans un repos éternel qu'après avoir bataillé avec héroïsme !

 

De la lâcheté dans le suicide, de la faiblesse, des défaillances ?

 

Mais l'instinct de la conservation n'est-il donc pas un instinct qui nous domine puissamment ?

 

Lancerions-nous notre âme dans les hasards d'une vie postérieure pleine d'incertitude,

n'hésiterions-nous pas à déchirer le coin du voile qui nous dérobe l'avenir, si quelqu'être humain,

compatissant à nos infortunes, s'associant à notre deuil, consentait à nous tendre une perche,

à nous présenter une planche de salut ?

 

Est-ce que la mort, si elle effraie les philosophes les plus convaincus, ne réserve pas des épouvantements

plus terribles à ceux que Saint-Marc-Girardin appelle "des simples de cœur et d'esprit" ?

 

Lorsque la mesure a été comble, les ressorts da la volonté se sont détendus, un voile épais et noir s'est étendu, devant le regard de ces infortunés, et ils ont déserté l'existence après avoir mis en balance les douleurs supportées

et les chances qu'il leur restait d'atteindre au bonheur.

 

Non, les moralistes ne corrigeront pas plus le suicide qu'ils n'ont corrigé les vices de l'humanité.

 

Les législateurs s'inspirant des doctrines du catholicisme qui, pendant tout le moyen-âge, ont réagi sur le code civil, affourchissaient le corps des suicidés, le traînaient sur la claie, le livraient en pâture, aux bêtes de proie ;

chez nous, on a reconnu l'injustice et l'iniquité de ces supplices barbares ?

 

Il est vrai que l'État partageait avec l’église les dépouilles du mort ;

aujourd'hui, on a supprimé ces punitions infligées au cadavre, et les hommes sont en possession

du droit de se détruire comme ils l'entendent.

 

Mais les lois contre le suicide si elles ont perdu le caractère répressif, devraient s'appliquer à en prévenir le nombre,

et nous croyons qu'il y a beaucoup à faire dans la législation.

 

Alléger la misère, faire aux femmes dans notre société une place plus considérable,

les prémunir contre les dangers et les écueils contre lesquels leur vertu est en danger de sombrer ;

autant de questions qu'il vaudrait bien mieux résoudre et trancher une bonne fois,

que d'anathématiser les suicidés de les envoyer en Enfer ou de les traîner sur la claie.

 

La question du suicide, plus que jamais mise à l'ordre du jour ne dépend pas de la morale ;

elle relève de la législation, et tient par des liens multiples à l'économie sociale et à la politique générale.

 

Aveugles sont ceux qui ferment les yeux sur un pareil état de choses,

et qui préfèrent décharger leur responsabilité sur les aliénistes,

et déférer à l'examen des spécialités et des praticiens cette véritable question sociale.

 

C. P.

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