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Fenêtres sur le passé

1879

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Les fumeurs

Source : Le Petit Brestois juin 1879

 

Les Fumeurs

 

Que de pamphlets mordants n'a-t-on раs écrit contre cet abus et ceux qui en faisaient usage.

 

Jamais passion n’a été combattue avec plus d'acharnement, tournée en dérision avec plus de cruauté.

 

Les médecins l'ont frappée de leurs arrêts, l’ont condamnée par force ordonnances ou inventé,

pour démolir cette mode introduite dans nos mœurs depuis le XVIe siècle par l'illustre Nicot,

en l'honneur duquel nous grillons quotidiennement plusieurs pipes,

toute une série de maladies baptisées de noms effroyables ;

mais ces médecins, et non pas seulement ceux de la Faculté immortalisée paг Molière,

mais nos contemporains se laissent prendre en flagrant délit de contradiction, ils nous menacent de la cachexie,

de l'hydropisie, de la bradypepsie et de la pepsie, et, malgré tout,

ils partagent l'engouement général, sacrifient à la mode et cultivent en catimini une passion qu'ils réprouvent.

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L'Église à son tour est entrée dans la coalition formée contre Nicotin ;

Urbain VIII excommuniait les priseurs, ordonnait aux bedeaux de confisquer

les tabatières surprises dans les églises, et cette Église,

immuable dans ses dogmes, qui affecte un dédain absolu

pour toutes les innovations, soit dans le domaine culinaire,

soit dans le département scientifique, l'Église elle-même,

peu respectueuse des lois et des décisions des Pontifes vénérables,

cède à l'entraînement du siècle et fait une consommation énorme

de cette plante née sur les rivages du Nouveau-Monde.

 

Enfin les monarques, émus à la fois par les décisions des corps savants

et par les censures de l'Église, ont craint que cette passion,

en exerçant des ravages sur le tempérament de leurs sujets,

ne vint à dépeupler les royaumes et à soustraire à leurs tyrannies

le peuple gémissant sous le fardeau de l'oppression,

et ont pris des mesures graves pour circonscrire le mal,

pour le couper dans ses racines, pour empêcher la dégénérescence

et l’appauvrissement de la race humaine.

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Ils ont prohibé l'usage du tabac ;

les uns, comme Jacques 1er, et ont menacé de les faire pendre au gibet ;

d'autres, comme Abbas 1er, leur faisaient couper la lèvre ;

les czars interdisaient, sous peine de mort, le tabac dans leurs États, condamnaient les délinquants

à recevoir la bastonnade et le knout et les contrebandiers à avoir le nez rasé jusqu'à la racine.

 

Eh bien, toutes ces prohibitions ont été sans résultats ;

toutes ces menaces sont demeurées stériles ;

les fumeurs et les priseurs se sont moqués de cette proscription et ont continué de fumer et de priser à la barbe

et au nez de leurs persécuteurs.

 

Les gouvernements intelligents sont les seuls qui aient compris tout le parti que l'on pouvait tirer de cet usage

et l’ont imposé !

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La plupart des impôts sont en effet prélevés sur nos passions ;

cela ne nous en guérit pas le moins du monde, mais sert à alimenter le trésor public, et si l'humanité,

pour une cause ou pour une autre, venait à renoncer au tabac, les gouvernements,

intéressés à grossir leurs revenus et effrayés de voir se tarir une source aussi, abondante,

intervertiraient les rôles et feraient peser l'impôt sur les factieux corrigés et revenus de leur passion pour le tabac !

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Mais qu'ils se rassurent, les passions factices sont tenaces,

elles nous enlacent, nous étreignent de tous côtés,

dominent et gouvernent notre volonté à un tel point que,

destitués de toutes les choses de la vie, réduits à toutes extrémités,

nous préférerions une pipe de tabac à une bouchée de pain.

 

Les sauvages eux-mêmes, soit ceux qui adorent des fétiches

dans l'Inde Orientale, soit ceux qui vivent dans l'Afrique méridionale,

ne sont pas exempts de nos vices, et nous inclinons à croire que

ce sont eux qui nous les ont communiqués.

 

Il y en a qui vendraient leurs femmes et leurs enfants pour se procurer l'heureuse distraction d'une pipe de tabac !

 

Mais nous autres gens civilisés nous avons porté plus loin

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que les barbares cette passion, et d'un de nos semblables supprimé de la circulation, nous disons tous les jours :

Il a cassé sa pipe !

Faisant entendre par là qu'il a renoncé à toutes les joies de l'existence et à tous les bonheurs de la terre.

 

Les profanes ne comprennent rien à la violence de ces passions ;

ils se bouchent le nez et se détournent avec horreur de la vue d'un fumeur ;

les femmes, et cependant l'usage du tabac commence à se répandre parmi elles

(à l'occasion on se paye dans le sexe le luxe d'une cigarette), manifestent une horreur bruyante pour le tabac ;

elles s’affranchissent tous les jours, et les maris ne sont pas contraints comme par le passé soit à se priver

de cette innocente distraction qui console de bien des tribulations conjugales,

soit à se séquestrer pour ne pas blesser le nerf olfactif de Madame,

dont l'humeur capricante et les migraines ne sauraient s'accommoder d'une odeur qui lui crispe les nerfs.

 

Les moutards eux-mêmes prennent modèle sur leurs pères,

arborent le lorgnon, et le cigare au bec foulent aux pieds les règlements des lycées,

font résonner crânement du talon de leurs bottes le pavé des rues, dévisagent les femmes,

courtisent la bonne de leur oncle, qu'ils pincent sous le menton,

et narguent le censeur au front sévère que désespère la vue du collégien émancipé et dédaigneux de la férule.

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Ah ! Qui de nous ne se souvient de sa première pipe !

 

Nous pourrions entrer sur cet article dans des développements considérables et dire avec certains médecins que le tabac amène la paralysie,

racornit l'intelligence, altère les fonctions digestives,

produit l'angine de poitrine, porte des perturbations dans la région du cœur, où il provoque des palpitations, des péricardites, détermine des cancers.

 

Mais à quoi cela servirait-il ?

 

Il en est de même du tabac comme de toutes les choses excellentes,

il ne faut pas en abuser ;

il exercerait alors sur nous toutes sortes d'influences malfaisantes

et accélérerait la destruction de notre être, dont chaque jour, chaque minute, chaque fraction infinitésimale du temps emporte et détruit quelque chose.

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Du reste il y a beaucoup de pour et beaucoup de contre dans toute cette question :

pour les uns, le tabac est un narcotique violent qui décompose le sang, affaiblit le tempérament,

trouble l'économie du système nerveux ;

les autres allèguent la statistique et démontrent avec force chiffres à l'appui que la moyenne de la vie humaine

s'est augmentée d'un tiers depuis une trentaine d'années, et malgré tout le siècle fume avec un redoublement

de rage, et le tabac est devenu avec l'alcool une des ressources les plus précieuses de notre budget.

 

Ainsi donc ne nous alarmons pas ;

si nous ressentons des embarras gastriques, si par un usage immodéré du tabac,

nous nous sentons atteints de consomption, ne faisons pas porter au tabac la responsabilité de notre mal,

mais frappons nous la poitrine avec contrition et reconnaissons que nous sommes à nous-même

les artisans de notre propre perte, tenons nos passions en bride, imposons silence à nos appétits ...

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Le tabac est un excitant agréable ;

son odeur répugne, dit-on ;

mais il vaut bien tous les parfums dont s'inondent les femmes :

il y en a qui se musquent, qui s'embaument de patchouli

et de ces odeurs nauséabondes dont raffolent les coquettes du grand monde.

 

Si nous préférons l'odeur du tabac et le parfum qui se dégage

d'une pipe industrieusement culottée, à quel titre et au nom de quel goût viendra-t-on essayer de contredire à notre goût ?

 

On pourrait étudier le caractère des gens d'après leur manière de fumer,

en déduire leurs goûts, leurs sympathies et leurs antipathies,

établir parmi les fumeurs des catégories,

discuter la manière de savoir s'il est mieux de mâcher un cigare,

de culotter une pipe ou de porter un nez bourré de tabac à priser,

un nez qui suinte comme un vieux tunnel ou qui se change en fontaine,

de rechercher pourquoi ce que l'on appelle les convenances du monde
et les manuels de civilité puérile et honnête ont réglementé l'usage du tabac 

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mais cette dissertation nous entraînerait trop loin ;

nous trouverons plus tard l’occasion de revenir sur un sujet qui intéresse le genre humain.

 

C. P.

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P.S. Un mathématicien, dans un moment de loisir, a fait le calcul suivant :

Tout priseur de tabac, qui en a fait un usage habituel, a recours à une prise six fois au moins par heure.

Chaque prise exige l'usage du mouchoir, le déplacement et la remise en poche, l'ouverture et la fermeture de la boîte

et autres circonstances indispensables, le tout n'exigeant pas moins d’une minute et demie de temps,

ce qui fait neuf minutes par heure, deux heures vingt-quatre minutes par journée de seize heures

ou la dixième partie du jour entier ;

par conséquent un jour sur dix, trente-six jours et demi par an et quatre années entières dans quarante ans d'existence.

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